par Richard Stallman
Les législateurs européens qui soutiennent les brevets logiciels affirment souvent que ceux-ci ne nuiraient pas aux logiciels libres (ou « open source »). Les avocats de Microsoft ont bien l'intention de prouver qu'ils se trompent.
En 1998, des documents internes ayant fait l'objet de fuites indiquaient que Microsoft considérait le système d'exploitation libre GNU/Linux (désigné dans ces documents par « Linux ») comme le principal concurrent de Windows, et envisageait d'utiliser des brevets et des formats de fichiers secrets pour freiner notre progression.
Microsoft a une telle position sur le marché, qu'il peut souvent imposer de nouvelles normes à sa guise. Il lui suffit de faire breveter une idée mineure, de concevoir un format de fichier, un langage de programmation, ou un protocole de communication basé dessus, puis de faire pression sur les utilisateurs pour qu'ils l'adoptent. Alors nous dans la communauté du libre n'avons plus le droit de fournir un logiciel qui fasse ce que veulent ces utilisateurs ; ils ont les mains liées par Microsoft et nous avons les mains liées pour leur proposer nos services.
Auparavant Microsoft avait essayé de faire adopter son système anti-spam breveté comme une norme Internet, afin d'empêcher les logiciels libres de gérer le courrier électronique. La commission concernée a rejeté cette proposition, mais Microsoft a déclaré qu'il allait essayer de convaincre les grands fournisseurs d'accès d'utiliser ce système malgré tout.
Maintenant Microsoft essaie de faire la même chose avec les fichiers Word.
Il y a quelques années, Microsoft a abandonné son format documenté de sauvegarde des documents et a adopté un nouveau format secret. Cependant, les développeurs de traitement de textes libres tels que Abiword et OpenOffice.org ont expérimenté assidûment pendant des années pour étudier ce format, et maintenant ces programmes peuvent lire la plupart des fichiers Word. Mais Microsoft n'a pas dit son dernier mot.
La prochaine version de Microsoft Word utilisera des formats qui mettent en œuvre une technique sur laquelle Microsoft prétend détenir un brevet. Microsoft offre une licence gratuite pour certaines conditions d'utilisation, mais elle est tellement limitée qu'elle n'autorise pas les logiciels libres. On peut voir cette licence sur : http://www.microsoft.com/mscorp/ip/format/xmlpatentlicense.asp.
Les logiciels libres sont définis comme des logiciels qui respectent quatre libertés fondamentales : (0) la liberté d'utiliser le logiciel comme bon vous semble, (1) la liberté d'étudier le code source et de le modifier pour faire ce que vous voulez, (2) la liberté de faire et de redistribuer des copies, (3) la liberté de publier les versions modifiées. Seuls les programmeurs peuvent exercer directement les libertés 1 et 3, mais tous les utilisateurs peuvent exercer les libertés 0 et 2, et tous les utilisateurs bénéficient des modifications que les programmeurs écrivent et publient.
Le fait de distribuer une application sous licence de Microsoft interdit la plupart des modifications possibles du logiciel. La liberté 3 qui permet la publication des versions modifiées n'étant pas respectée, ce ne serait pas un logiciel libre. (Je pense que ce ne serait pas « open source » non plus, puisque cette définition est similaire; mais elle n'est pas identique et je ne peux pas parler pour les défenseurs de l'open source.)
La licence Microsoft impose également d'inclure une mention bien précise. Cette exigence en elle-même n'empêcherait pas le programme d'être libre. Il est normal que les logiciels libres affichent des termes de licence qui ne peuvent être modifiés, et cette mention pourrait être incluse dans l'un d'entre eux. Cette mention est orientée et ambiguë puisqu'elle utilise les termes « propriété intellectuelle », mais on n'est pas obligé d'approuver cette mention ni même d'en tenir compte, on doit seulement l'inclure. Le développeur du logiciel pourrait annuler son effet trompeur avec un avertissement du genre : « La mention suivante est fallacieuse et nous est imposée par Microsoft; attention il s'agit de propagande. Voir http://www.gnu.org/philosophy/not-ipr.xhtml pour en savoir plus. »
Cependant, l'obligation d'inclure un texte précis est vraiment astucieuse, parce que toute personne qui le fait accepte explicitement les restrictions imposées par la licence Microsoft. Le programme qui en résulte n'est de toute évidence pas un logiciel libre.
Certaines licences de logiciels libres, comme la très populaire GNU GPL (General Public Licence), interdisent la publication d'une version modifiée si celle-ci ne constitue pas à son tour un logiciel libre. (Nous appelons cela la clause de « liberté ou la mort », puisqu'elle garantit que le programme restera libre ou disparaîtra). L'application de la licence Microsoft à un programme sous licence GNU GPL violerait la licence de ce programme ; ce serait illégal. De nombreuses autres licences de logiciels libres autorisent les versions modifiées non-libres. Il ne serait pas illégal de modifier un tel programme et de publier la version modifiée sous licence Microsoft. Mais cette version modifiée, avec sa licence modifiée, ne serait pas un logiciel libre.
Le brevet Microsoft qui couvre le nouveau format Word est un brevet américain. Il ne contraint personne en Europe; les Européens sont libres de créer et d'utiliser des logiciels qui peuvent lire ce format. Les Européens qui développent ou utilisent des logiciels bénéficient aujourd'hui d'un avantage sur les Américains : les Américains peuvent être poursuivis pour viol de brevet en raison de leurs activités logicielles aux USA, mais les Européens ne peuvent pas être poursuivis pour leurs activités en Europe. Les Européens peuvent déjà obtenir des brevets américains sur les logiciels et poursuivre des Américains, mais les Américains ne peuvent pas obtenir de brevets européens sur les logiciels si l'Europe ne les autorise pas.
Tout cela changera si le Parlement Européen autorise les brevets logiciels. Microsoft sera l'un des milliers de titulaires de brevets logiciels qui feront valoir leurs brevets en Europe pour y poursuivre les développeurs de logiciels et les utilisateurs d'ordinateurs. Sur environ 50.000 brevets logiciels réputés illégaux délivrés par l'Office Européen des Brevets, environ 80% n'appartiennent pas à des Européens. Il faut que le vote du Parlement Européen confirme l'illégalité de ces brevets, et garantisse la protection des Européens.