Project Gutenberg's Les vrais mystères de Paris, by François Vidocq

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Title: Les vrais mystères de Paris

Author: François Vidocq

Release Date: June 5, 2012 [EBook #39921]

Language: French

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*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES VRAIS MYSTÈRES DE PARIS ***




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Notes de transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée.
TABLE

LES VRAIS MYSTÈRES DE PARIS.

LES

VRAIS MYSTÈRES

DE PARIS,

PAR VIDOCQ.

TOME PREMIER.

colophon

BRUXELLES,

ALPH. LEBÈGUE ET SACRÉ FILS,

IMPRIMEURS-ÉDITEURS.

1844

LES VRAIS

Mystères de Paris

bar

I.—Préliminaires.

Du château construit à Choisy-le-Roi, en 1682, sur les dessins de l'architecte François Mansard, et successivement possédé par madame de Louvois, le grand dauphin, fils de Louis XIV, et la princesse de Condé; et du petit château construit en 1739, à peu de distance du premier, dont le roi Louis XV venait de faire l'acquisition, par l'architecte Gabriel, pour madame de Pompadour; il ne reste plus maintenant que quelques bâtiments accessoires, et les restes d'une belle terrasse, contre laquelle viennent se briser les flots de la Seine, et d'où l'œil découvre une campagne éminemment romantique.

Le temps et les révolutions ont cependant respecté l'ancien pavillon des gardes, placé jadis à l'entrée de la cour d'honneur. Le style coquet des ornements de ce pavillon, qui sont dus aux ciseaux des sculpteurs les plus distingués de l'époque à laquelle il fut construit, est d'autant plus remarquable, que l'édifice se trouve placé au centre d'un site dont les habitants du pays ne paraissent guère apprécier l'aspect pittoresque.

La route de Versailles passe sous les fenêtres de ce petit édifice; mais cette route, tracée en cet endroit au milieu d'un bouquet d'arbres de haute futaie, est très-peu fréquentée. On peut donc, lorsque le ciel est pur, aller de ce côté, s'asseoir au pied d'un vieux marronnier ou d'un chêne séculaire, sans craindre que les chants discordants de quelque rustre, ou les clameurs avinées de quelques bons drilles en goguettes, ne viennent interrompre les douces rêveries auxquelles on s'est livré.

De la cour d'honneur devant laquelle se trouvait placé ce pavillon, on a fait un jardin potager; de succulents légumes croissent paisiblement sur le sol foulé anciennement par les spirituels gentilshommes, les belles et nobles dames et les jolis petits pages du temps de Louis le Bien-Aimé; hélas! on file la laine, on teint des étoffes, on fabrique des allumettes chimiques, que savons-nous, dans ce qui reste des bâtiments du château de madame de Pompadour. Celui qui serait venu dire à l'orgueilleuse marquise, que moins d'un siècle après sa mort, il ne resterait plus de sa noble demeure, que quelques bâtiments ruinés et un pauvre petit pavillon, qui, bientôt, sans doute, disparaîtra à son tour, celui-là, certes, aurait été accueilli par un immense éclat de rire. Etait-il en effet possible de croire que ce beau château, si solidement bâti, durerait moins que les gravures qu'on a faites au temps de sa splendeur, et dont nous avons vu un exemplaire, entouré d'un modeste cadre de bois noir, chez un habitant de Choisy-le-Roi, qui le conserve comme une précieuse relique.

Le chemin de fer de Paris à Orléans a pris une partie notable de la magnifique terrasse qui existait autrefois devant le château, du côté de la Seine. Ce qui en reste est encore aujourd'hui le point le plus élevé de Choisy-le-Roi; rien de plus riant, de plus animé, de plus attrayant, que le paysage qui frappe les regards du spectateur qui s'y trouve placé par une belle journée d'été.

Les bords de la Seine, à cet endroit, sont couverts d'une végétation luxuriante et semés de jolies habitations qui se détachent blanches sur le fond vert du paysage, et se mirent dans le fleuve dont les ondes argentées coulent entre deux rives fleuries; souvent le clapotement de l'eau et une colonne de fumée qui se détache en capricieuses spirales sur le fond bleu du ciel, annonce l'arrivée d'un bateau à vapeur, qui conduit à Corbeil, à Ris, ou à Soisy-sous-Etiolles, les bons citadins, qui vont oublier sous de frais ombrages, les soucis de la veille et ceux du lendemain.

Le pavillon dont nous venons de parler avait été réparé et décoré avec goût, par les soins d'un propriétaire spéculateur; et peu de temps avant le jour où commence cette histoire, une élégante calèche y avait amené les personnes qui venaient de le louer.

C'étaient deux hommes dont le costume et les manières annonçaient des gens distingués; le plus jeune portait à la boutonnière de son frac le ruban rouge de la Légion d'honneur; le plus âgé était porteur d'une de ces bonnes et joviales physionomies qui annoncent que celui auquel elles appartiennent est parfaitement content de son sort. La rotondité de toute sa personne, l'ampleur calculée de ses habits, coupés sans prétention, la magnifique épingle qui attachait sa cravate à une chemise de fine toile de Hollande, et la chaîne d'or dont les nombreux anneaux brillaient sur son gilet de piqué blanc, lui donnaient l'aspect d'un riche financier. Ces deux hommes, après avoir examiné avec la plus scrupuleuse attention l'habitation dont le propriétaire leur faisait les honneurs avec cette politesse obséquieuse qui caractérise le spéculateur qui vient de terminer une excellente affaire, parurent assez contents de ce qu'ils venaient de voir, et le plus jeune donna l'ordre au chasseur doré sur toutes les coutures qui le suivait à distance, de faire décharger des voitures de déménagement qui venaient d'arriver, amenant tout un monde de domestiques et de tapissiers-décorateurs.

Le propriétaire attendait avec une certaine impatience l'ouverture des caisses qui contenaient les meubles qui devaient garnir les lieux; il était persuadé d'avance qu'ils étaient d'une valeur plus que suffisante pour répondre des loyers; cependant il était bien aise de les voir; son attente ne fut pas trompée, tous les meubles étaient neufs et du meilleur goût. D'autres caisses renfermaient de magnifiques cristaux, des porcelaines peintes et dorées, de l'argenterie et bien d'autres choses encore. Les tapissiers-décorateurs, aidés par les domestiques du nouveau locataire, eurent bientôt mis tout en place. Cela fait, les étrangers, après avoir donné à tout le coup d'œil du maître et fait rectifier ce qui ne leur parut pas convenable, se retirèrent emportés par le brillant véhicule qui les avait amenés.

Tant que dura la belle saison, ils reçurent à leur pavillon belle et nombreuse compagnie; mais au commencement de l'automne qui suivit, tous les services furent emballés et remportés à Paris; les étrangers ne firent plus à Choisy-le-Roi que de rares apparitions, et les volets et les portes du pavillon restèrent constamment fermés.

Cette histoire commence vers la fin d'une sombre journée du mois de février. L'aspect du paysage dont nous avons esquissé les traits principaux est bien changé; le loriot au plumage doré ne siffle plus sous la ramée; les bateaux à vapeur ne glissent plus joyeusement sur les ondes unies de la Seine; le soleil n'éclaire plus les habitations qui couronnent les deux rives du fleuve. Le ciel d'un gris terne ressemble à une immense nappe de plomb; une pluie fine qui tombe depuis le matin avec un bruit monotone a détrempé le sol qui est couvert de larges flaques d'eau; le vent gémit à travers les vieux arbres; les eaux du fleuve, si limpides lorsqu'elles réfléchissaient l'azur d'un beau ciel, sont devenues ternes et limoneuses.

Deux hommes, misérablement vêtus, rôdaient depuis quelques instants autour du pavillon des gardes. Avec la nuit, le froid était devenu plus vif et avait converti en brillants stalactites chaque goutte de pluie qui s'était arrêtée sur les rameaux dépouillés.

Il n'apparaissait pas de lumière à l'intérieur. Les deux hommes qui marchaient près l'un de l'autre s'arrêtèrent au même instant, comme s'ils avaient obéi à la même pensée. Tout était calme autour d'eux; seulement à de rares intervalles, on entendait retentir le son aigu du sifflet des conducteurs de wagons, ou les aboiements du chien de garde de quelque ferme isolée.

—Tu le vois, je ne me suis pas trompé, dit à voix basse à son compagnon l'un de ces deux hommes, la taule[1] n'est pas habitée.

—C'est bien, il ne s'agit plus que d'enquiller[2]. Tu as les halènes[3]?

—Comme tu dis, Fifi.

L'homme releva un vieux bourgeron de toile bleue qui composait, avec un mauvais pantalon de treillis, un costume très-peu capable de le défendre contre les rigueurs de la saison, et fit voir à son camarade que son buste était entouré d'une corde de grosseur moyenne.

—V'là la tourtousse[4]! dit-il.

—C'est tout ce qu'il faut. J'ai une vanterne sans loches, des bûches plombantes et des caroubles dans les valades de ma pelure[5].

—Tu es bien heureux d'avoir une pelure[6], car il fait diablement vert[7].

En effet, le givre tombait sur les membres presque nus du misérable qui s'était débarrassé de la corde qui ceignait son corps; des petits glaçons pendaient après les poils incultes qui ombrageaient sa lèvre supérieure; ses dents claquaient avec force. Il se tenait courbé et il se battait les flancs sans pouvoir parvenir à se réchauffer.

—Allons, de l'atou[8], lui dit son compagnon, si le chopin[9] est bon, tu pourras demain au matois[10] abloquir des frusquins à la forêt Noire[11].

—Oh! qu'oui, qu'j'irai à la forêt Noire, et que je m'collerai[12] une castorine toute batifonne[13] et doublée en lyonnaise[14], dans les bons numéros.

Tout en parlant, l'homme avait cherché sur le sol et il avait ramassé une pierre d'une certaine grosseur.

—Voilà je crois ce qu'il nous faut, dit-il.

L'autre individu, qui avait fait plusieurs nœuds à la corde, attacha la pierre à une de ses extrémités et la lança sur le chaperon du mur. La pierre tomba de l'autre côté. Il tira la corde à lui, il s'y cramponna avec force, et, lorsqu'il se fut assuré qu'elle était bien assujetie:

A gaye, dit-il[15].

Il se suspendit à la corde, et, en un instant, il eut atteint la crête du mur sur lequel il se mit à cheval. Son camarade l'imita.

Ils n'eurent besoin pour descendre, que de répéter la même manœuvre.

Après avoir traversé la cour, ils se trouvèrent sous un élégant péristyle devant une porte en chêne qui paraissait solide. De chaque côté de cette porte, il y avait des fenêtres à hauteur d'appui qu'ils examinèrent d'abord. Ces fenêtres étaient fermées de fortes persiennes assujetties par de larges barres de fermeture en fer méplat et à clavettes, et fermées à l'intérieur par des cadenas à secrets.

—Il y a des crapauds aux vanternes[16] impossible d'enquiller[17] par là, voyons la lourde[18].

—Tiens, c'est une entrée tourmentée.

—Forée?

—Non, bénarde.

—C'est bon, nous pourrons peut-être bien débrider[19].

Les deux larrons avaient essayé presque toutes les fausses clés de leur trousseau lorsque la porte roula sur ses gonds. Ils s'arrêtèrent quelques instants.

Prêtons loches[20], dit l'un d'eux avant de se déterminer à entrer.

—Je n'entends que nibergue[21] répondit l'autre, coque la camoufle[22] et au petit bonheur.

—La piole est rupine[23], il doit y avoir gras[24].

Ils venaient de fermer la porte du vestibule, et ils se croyaient chez eux, lorsqu'ils entendirent le bruit des pas de deux personnes qui marchaient sur le gravier de la route et qui s'arrêtèrent devant la grille qui défendait l'entrée de la cour; une clé tourna dans la serrure, la grille fut ouverte, et deux hommes enveloppés de larges manteaux, entrèrent dans la cour et se dirigèrent vers la maison, après avoir fermé avec soin.

Les premiers arrivés avaient vu à travers deux guichets à claire-voie pratiqués dans les panneaux de la porte tout ce qui venait de se passer.

—Merci, nous sommes marrons[25], dit le plus misérable des deux, planquons-nous[26].

—Il tremble toujours ce Délicat, n'avons-nous pas des lingres[27] bien affilés.

—Oui, mais ces deux chênes[28] paraissent de taille à se défendre, le plus sûr est de nous esgarer[29], nous trouverons peut-être notre belle lorsqu'ils seront dans le pieu[30] et s'il faut les refroidir[31], ma foi alors comme alors.

Après ces quelques paroles échangées rapidement et à voix basse, ils se blottirent derrière la porte d'un petit dégagement, après avoir éteint la bougie de leur lanterne sourde.

Il était temps; les nouveaux venus entraient dans la pièce qu'ils venaient de quitter et peu d'instants après ils allumaient une lampe.

Les larrons cachés dans le petit dégagement ne pouvaient rien voir mais ils pouvaient tout entendre.

—Qui de nous ira à la cave, dit un des nouveaux venus?

—Ce sera vous, monsieur le marquis.

—Soit, pendant ce temps, monsieur mon intendant vous ferez du feu, j'ai besoin de me réchauffer un peu.

Le marquis prit une clé accrochée au mur près de la porte du dégagement et sortit de la salle.

—As-tu entendu, dit Délicat à son camarade, il paraît que c'est des messières de la haute[32], un marquis et un intendant, pus qu'ça d'monnaie.

—Veux-tu bien taire ta menteuse[33], V'là l'marquis qui rapplique[34].

Le marquis rentrait en effet dans la salle qu'il venait de quitter, le feu flambait dans l'âtre, il prit deux verres et quelques biscuits dans une armoire:

—Voilà, dit-il, une de ces vieilles bouteilles du clos Vougeot que nous ne débouchons que dans les grandes occasions, à la santé du père Loiseau.

—Ce pauvre orphelin[35] n'est pas, à l'heure qu'il est, aussi content que nos zigues[36].

—Il faut en convenir, ce vicomte de Lussan est une véritable providence, il est comme le solitaire, il sait tout, il voit tout, il est partout.

—Tu lui as coqué son fade[37]?

Gy[38], dix mille balles en taillebins d'altèque[39], il s'est contenté de cela, le vicomte est raisonnable.

—Et prudent: les taillebins n'ont pas de centre[40].

Allumans un peu cette camelotte[41].

Entraves-tu[42] comme ils jaspinent bigorne[43]? dit Délicat, c'est des grinches[44].

—T'as raison, c'est des pègres[45] et de la haute[46] encore.

—Et qui viennent de faire un fameux chopin[47] les gueux.

Rembroque[48] ces mirzalles[49], disait le marquis à son intendant, tandis que Délicat et son compagnon causaient à voix basse dans le petit dégagement, tant rondines[50] piquantes[51] cadennes[52] et durailles sur mince[53]. Il y en a pour plus de cinquante mille balles[54].

—Tu vois, mon cher marquis, que je travaille toujours assez bien, soit dit entre nous, bon cheval n'est jamais rosse.

—C'est vrai.

—Les caroubles débridaient bien[55], n'est-ce pas?

—Le père Loiseau n'aurait pas ouvert plus facilement avec ses clés.

Le marquis tira sa montre.

—Bientôt neuf heures, dit-il, il est temps de partir, nous avons beaucoup de choses à faire ce soir; va porter la camelotte[56] à la planque[57], et partons, nous attrimerons plus tard au fourgat[58].

L'intendant réunit dans la forme de son chapeau plusieurs petites boîtes de maroquin vert et rouge qu'il en avait tirées, et sortit de la pièce.

—C'est fait, dit-il en rentrant après une absence de quelques minutes, maintenant, partons.

—Qué chance, mon vieux Coco-Desbraises ils vont décaniller.

—Oui, qu'ils se la donnent[59] et nous dirons deux mots à la planque de ces rupins[60].

Après le départ du marquis et de son intendant, Délicat et Coco-Desbraises sortirent du petit dégagement dans lequel ils s'étaient tenus blottis, avec l'espérance de découvrir la cachette dont ils avaient entendu parler. Ils se disposaient à briser les meubles, mais les clés étaient sur toutes les serrures et tous les meubles étaient vides; ils cherchèrent avec un acharnement sauvage sans pouvoir rien trouver; ils voulurent enfin se venger sur la cave, dont ils ouvrirent la porte avec la clé accrochée dans la salle à manger; mais cette cave, comme tous les meubles qu'ils avaient déjà visités, était complétement vide; ils y trouvèrent seulement une bouteille de vin blanc, qu'ils vidèrent en deux coups.

—En v'là une dure, en v'là une criminelle! pas un fenin[61] chez un marquis, dit Délicat, c'est le raboin[62] qui s'en mêle.

—Tout ça n'est pas naturel, répondit Coco-Desbraises, mais ous donc qu'ils ont planqué la camelotte de l'orphelin qu'ils ont nettoyé[63]?

—J'en paume la sorbonne[64]; si tu veux, nous allons recommencer à rapioter[65] partout; la camelotte[66] est ici, c'est sûr; il faut la trouver.

De nouvelles recherches furent tout aussi infructueuses que celles qui venaient d'être faites.

Niente[67], dit Coco-Desbraises, qui paraissait en proie à une violente colère.

—Foi de bon zigue[68], répondit Délicat; si tu veux, nous allons coquer le riffle à la piole[69], puisque nous ne pouvons rien trouver.

—Ça serait pas juste, y ne sont peut-être pas les propriétaires.

—Pourquoi que ça n'serait pas eux, puisque l'un de ces grinches[70] est marquis, et que l'autre est son intendant? C'est-y drôle que des nobles qui sont nobles soient des pègres[71], et des chouettes pègres[72] encore.

—C'est vrai que c'est drôle; car s'ils sont riflards[73], pourquoi qu'ils risquent leur peau pour poisser[74]?

—Dis donc, si c'était des railles[75]?

—En v'là une de loffitude[76]. Si c'étaient des rousses[77], est-ce qu'ils seraient marquis et intendant? Ah! que j'marronne[78] de n'avoir pas pu les remoucher[79].

—As-tu remarqué comme ils parlent? qu'on dirait des charabias ou des Gascons.

—En tout cas, y sont vicieux, les coquins, d'avoir si bien planqué[80] leur camelotte[81].

—T'as raison; mais quand on est si de la bonne[82], s'exposer à aller au pré[83], c'est pavillonner[84].

—C'est peut-être une passion; mais quand on a des chopins de cinquante mille balles à fourguer[85], on peut bien risquer quelque chose. C'est-y ça un grinchissage[86]! Sont-y heureux les scélérats!

—T'auras beau te morfiller le dardant[87], tu n'empêcheras pas que ça ne soit comme ça; l'eau va toujours à la rivière.

Tout en conversant, Délicat et Coco-Desbraises avaient parcouru la maison dans tous les sens; mais à leur grand regret, ils n'avaient rien trouvé de bon à prendre; seulement Délicat, ayant découvert dans une remise une redingote et un pantalon oubliés depuis longtemps et couverts de poussière, voulut absolument s'en vêtir.

Délicat et Coco-Desbraises employèrent, pour sortir du pavillon, le moyen qui leur avait servi pour y entrer; et, après avoir suivi quelques instants un petit sentier tracé à travers les terres labourées, ils se trouvèrent sur la route pavée qui conduit à Paris.

—Nous avons un bon ruban de queue d'ici à Pantin[88], dit Coco-Desbraises.

—C'est égal, répondit Délicat; je n'ai plus taffetas du vert[89], et je puis aller jusqu'au bout du monde, maintenant que j'ai un montant[90] et une bonne pelure[91] sur les andosses[92].

Le marquis et son intendant qui avaient pris le chemin de fer pour revenir à Paris se quittèrent à la station; l'intendant était monté dans un cabriolet, et le marquis avait continué sa route à pied, le visage à moitié couvert par un cache-nez et le corps bien enveloppé dans son manteau. Arrivé sur le boulevard de l'Hôpital, il s'arrêta quelques minutes; puis il revint sur ses pas. Après avoir recommencé plusieurs fois la même manœuvre, il entra dans une maison sans portier, dont la porte était fermée par une serrure à secret; il gravit lestement quatre étages, et entra dans une petite pièce carrée dont il ferma soigneusement la porte.

Sans perdre de temps, il quitta le costume assez élégant dont il était couvert pour se revêtir de celui que portent habituellement les patrons ou conducteurs de bateaux; cela fait, il sortit, et après avoir traversé le quai, il descendit sur la berge, puis détacha un bateau du piquet auquel il était retenu, et s'abandonna au cours de la Seine. Arrivé à la hauteur de la place de l'hôtel de ville, et après avoir solidement amarré son bateau à un des gros anneaux de fer scellés dans le parapet, il s'engagea dans l'étroite et sombre ruelle à laquelle on a donné le nom de rue des Teinturiers.

II.—Chez la mère Sans-Refus.

Chaque jour, Paris perd quelques-uns des traits de sa physionomie primitive; grâce aux soins de notre édilité, des voies larges et aérées, viennent à chaque instant remplacer les ruelles étroites et sombres de la vieille cité parisienne, les artistes regrettent les vieilles maisons à pignon, les fenêtres en ogive, les légères tournelles du moyen âge, dont bientôt les dernières traces seront effacées; nos nouvelles constructions, à peu près semblables entre elles, nos rues larges bordées de trottoirs et éclairées par le gaz, n'ont pas, nous devons en convenir, cette couleur fantastique qui plaît tant aux imaginations rêveuses, aussi nous comprenons les regrets des amateurs du pittoresque et des archéologues, mais nous avouerons, dût-on nous trouver quelque peu prosaïque, que nous préférons les choses d'aujourd'hui à celles d'autrefois.

La capitale, surtout depuis une dizaine d'années, s'est singulièrement embellie, cependant il existe encore çà et là, quelques constructions, quelques rues même, qui rappellent le Paris de nos bons aïeux, ces constructions, ces rues, pressées de tous les côtés par la ville nouvelle, ne tarderont pas sans doute à disparaître à leur tour.

Quel est celui de nos lecteurs qui, après avoir parcouru le soir un quartier bien bâti, populeux, éclairé par les mille rayons lumineux du gaz, ne s'est pas senti frappé d'étonnement en se trouvant tout à coup, au détour d'une rue, dans une de ces ruelles où l'on ne passe que par hasard et dont personne ne sait le nom; rues du Clos-Georgeot, des Trois-Sabres, de la Masure, de la Tuerie de la Vieille-Lanterne, Grenier-sur-l'Eau, Saint-Bon, Brise-Miche, etc., etc.

La rue de la Tannerie est une de ces rues dans lesquelles on ne peut passer sans éprouver une sensation de malaise inexplicable, qui fait que l'on presse le pas, sans que pourtant on cherche à se rendre compte du sentiment auquel on obéit, le soir elle est à peine éclairée par la flamme pâle et douteuse d'un antique réverbère, le jour elle est plus triste encore.

Toutes les maisons de cette rue paraissent si peu solides sur leurs fondements, qu'au moindre choc, au plus léger coup de vent, on est étonné de ne pas les voir tomber l'une sur l'autre, comme ces capucins de cartes sur lesquels vient de souffler un enfant.

Ces masures ne ressemblent pas à ces ruines que l'on rencontre parfois au milieu d'une belle campagne, qui, à de certaines heures, sont dorées par les rayons du soleil et sur lesquelles s'épanouissent le lierre aux larges feuilles d'un vert sombre et le liseron aux clochettes bleues qui semblent avoir été mis là par la main du Créateur, pour nous rappeler que rien de ce qui existe ici-bas ne peut périr sans être immédiatement remplacé par autre chose; les masures de la rue de la Tannerie, n'ont rien de vénérable, elles rappellent la décrépitude du vice.

On y entre par des portes basses et difformes, elles sont éclairées par des baies fermées de cette espèce de fenêtre que le peuple, pendant notre première révolution, a nommées fenêtres à guillotine, sans doute parce que leur forme lui rappelait celle du terrible instrument qui fonctionnait alors sur la place publique.

L'humidité qui décime les malheureux habitants de ces bouges, (des individus naissent, vivent, aiment et meurent dans la rue de la Tannerie et dans toutes celles qui lui ressemblent), suinte à travers des murs mal recrépis et s'écoule en gouttelettes noirâtres qui exhalent une odeur nauséabonde.

Dans la rue de la Tannerie, il n'y a pas un seul atelier, pas un seul magasin consacré à une industrie s'exerçant au grand jour. Les espèces de caves auxquelles de présomptueux propriétaires ont donné le nom de boutique, sont toutes occupées par des gens qui exercent des industries douteuses, des marchands fripiers du dernier étage, des marchands de vieilles chaussures, des chiffonniers, des ferrailleurs, des rogomistes.

Si l'on excepte celui qui occupe le coin de la rue Planche-Mibray, il n'y a pas dans la rue de la Tannerie un seul marchand de vin; on ne boit pas de vin dans la rue de la Tannerie, de l'eau-de-vie, à la bonne heure.

La rue de la Tannerie, est coupée par une ruelle assez étroite, pour que deux hommes ne puissent y passer de front; c'est la rue des Teinturiers: Cette rue commence à celle de la Vannerie et débouche sur la Seine, en passant sous le quai de Gèvres; mais depuis quelques années, l'administration a fait fermer par de fortes grilles, la partie qui de la rue de la Tannerie conduisait sur la rive du fleuve.

L'une de ces grilles est scellée d'un côté dans le gros mur de la maison qui porte le nº 31, sur la rue de la Tannerie. Cette maison est élevée de quatre étages, une porte de chêne cintrée, ferrée avec soin et dans laquelle on a pratiqué un guichet défendu par trois tringles en fer carré qui peut être fermé par une petite porte en forte tôle, laisse apercevoir, lorsqu'elle est ouverte, un escalier en spirale qui conduit aux étages supérieurs et auquel sert de rampe une corde à puits noire et luisante; cette porte et la boutique qui occupe le rez-de-chaussée sont peintes en vert.

Toutes les vitres de cette maison ont été enduites d'une couche épaisse de blanc d'Espagne; on a cependant ménagé dans une de celles de la boutique, qui forme à elle seule le rez-de-chaussée, un petit espace circulaire dans lequel apparaît souvent un œil provocateur, chargé d'indiquer aux passants inexpérimentés, l'industrie exercée rue de la Tannerie, nº 31.

Cette boutique est divisée en deux parties, séparées par une cloison jadis vitrée, dont les carreaux, depuis longtemps brisés, ont été remplacés par du papier huilé; la boutique proprement dite, est garnie seulement de quelques tables couvertes de toile cirée, qui ne sont jamais essuyées si ce n'est par les manches des consommateurs, de quelques chaises et de plusieurs grossiers tabourets. Le comptoir sur lequel se carrent quelques bouteilles, des verres ébréchés et une série de mesures d'étain, est formé d'un vieux bas de buffet en chêne vermoulu; le fauteuil de madame, placé derrière, est recouvert d'une basane, qui de noir est presque devenue rouge; ce fauteuil a perdu un de ses bras dans une des batailles qui se sont livrées en ce lieu, et des nombreuses blessures qui le couvrent, s'échappent le crin et la bourre qu'il renferme dans ses flancs.

Ce modeste trône est occupé par une femme âgée d'environ cinquante-cinq ans, grande, maigre, les yeux d'un bleu pâle; un usage immodéré du tabac a considérablement élargi les méplats de son nez long et pointu; sa bouche, d'une grandeur plus qu'ordinaire, n'est garnie que de dents noires et mal rangées; ses lèvres sont pâles et minces; quelques poils gris sont mêlés à sa chevelure rousse, elle est coiffée d'un mouchoir rouge posé en marmotte; les pendeloques qui garnissent ses oreilles, sont formés de brillants assez beaux; ses doigts maigres et peut-être un peu sales, sont tous ornés de bagues; une chaîne en jaseron, qui supporte une grosse montre d'or, fait quinze ou vingt cercles autour de son cou; à sa ceinture pend un clavier d'argent, qui enserre des clés et un couteau.

Cette femme a placé près d'elle une bouteille d'absinthe, à laquelle elle donne assez fréquemment, les accolades les plus fraternelles.

Les odalisques de son modeste harem sont diversement occupées; plusieurs boivent, quelques-unes se tirent les cartes, d'autres, faute de cigarettes, fument du caporal dans des pipes culottées.

Si le lecteur veut bien nous le permettre, nous ne nous arrêterons pas auprès de ces pauvres filles, et nous entrerons dans l'arrière-salle; lorsque nos yeux auront percé le nuage épais de fumée qui charge l'atmosphère de cette pièce, nous pourrons examiner les individus qui s'y trouvent.

Leur aspect n'offre rien de bien remarquable, ils sont vêtus, à peu près, comme tout le monde, si ce n'est qu'ils paraissent avoir une prédilection singulière pour les couleurs éclatantes, la toilette de quelques-uns serait irréprochable, si de grosses chaînes d'or, des breloques très-apparentes ne venaient pas lui donner un cachet de mauvais goût tout particulier; le costume des autres est celui d'honnêtes ouvriers endimanchés, ceux qui ne sont vêtus seulement que d'un bougeron et d'un large pantalon de toile, se tiennent dans l'ombre: au reste, quel que soit le costume qu'ils portent, tous ces hommes paraissent se connaître; c'est que nous sommes dans un vrai Tapis franc, et que les hommes parmi lesquels nous avons introduit le lecteur, sont les habitués de ce lieu, dont le nom maintenant est connu de tout le monde.

Il y a des Tapis francs dans les quartiers les plus brillants de la capitale, comme dans les rues sales et tortueuses de la Cité et du quartier de l'hôtel de ville, de quelques faubourgs et de la place Maubert. Il y en a pour toutes les catégories de malfaiteurs, pour les pégriots et les blavinistes[93], et pour les voleurs titrés et décorés de la bonne compagnie.

Il ne faut pas chercher à se le dissimuler, il existe certains malfaiteurs qui se croiraient déshonorés... déshonorés! c'est le mot, s'ils allaient boire dans un lieu semblable à celui dans lequel les nécessités de notre sujet nous ont forcé d'introduire nos lecteurs.

Les Tapis francs de la grande Bohême, dont nous parlerons plus tard, sont décorés avec luxe, éclairés à giorno; on n'y rencontre que des gens portant gants jaunes et bottes vernies: est-ce pour cela qu'ils échappent à la surveillance de la police, et ne fait-elle la guerre au vice, que lorsqu'il est couvert de guenilles?

Il existe une notable différence entre les Tapis francs et ces ignobles cabarets dans lesquels vont boire, non-seulement les voleurs qui vont un peu partout, mais les ouvriers dérangés, les cochers de voitures publiques, les souteneurs de filles et les vagabonds, le nom de Tapis franc, n'est pas applicable à ces derniers établissements; il n'est pas nécessaire en effet, d'être franc ou affranchi[94], pour être à la tête d'un établissement, dans lequel on se borne à servir à boire à tous venants.

La police qui visite souvent ces cabarets, y pêche, pour ainsi dire, en eau trouble; à chaque coup d'épervier qu'elle y jette, elle ramène un voleur en recherche, un forçat ayant rompu son ban, cependant elle échoue quelquefois: lorsque cela arrive, elle établit une souricière, mais le maître du cabaret dont l'intérêt est de protéger ceux qui le font vivre, et qui sait que la police donne un peu trop d'extension au proverbe: «Ce qui est bon à prendre, est bon à rendre,» se sert d'un mot d'ordre ou d'un signal, pour avertir sa clientèle lorsque la raille[95] est chez lui: une bouteille posée d'une certaine manière, un pain de quatre livres placé contre les carreaux, etc.

Le vrai Tapis franc, (le nombre de ces établissements dangereux dans tous les grands centres de population, est beaucoup plus considérable qu'on ne le croit généralement), est un lieu connu de la police, qui y exerce une surveillance continuelle, qui, cependant, demeure presque toujours sans résultat; car ceux qui tiennent ces sortes d'établissements, sont de leur côté constamment sur leurs gardes, et font tous leurs efforts pour annihiler des mesures qui doivent leur être fatales.

La profession du maître ou de la maîtresse du Tapis franc, qu'ils soient logeurs, rogomistes, ou maîtres de mauvais lieu, est destinée à voiler l'industrie qu'ils exercent en réalité, celle de recéleurs; c'est au Tapis franc que les voleurs déposent ou fabriquent leurs instruments de travail, qu'ils se déguisent, qu'ils apportent leur butin, qu'ils procèdent aux partages, qu'ils se réfugient sous de faux noms, lorsqu'ils sont trop vivement poursuivis.

Les maîtres de Tapis francs, sont pour les voleurs de profession, ce que la Mère est pour les compagnons du tour de France; le voleur évadé ou libéré, qui veut continuer l'exercice de sa profession, y trouve, sans bourse délier, s'il est connu, ou seulement s'il peut se recommander de quelque voleur fameux qu'il a laissé au bagne ou dans les prisons, un logement, des habits convenables au genre de vol qu'il pratique, des passe-ports, des certificats et les instruments nécessaires, l'homme de peine[96] est admis de droit à prendre part à la première affaire: s'il désire s'abstenir, il reçoit un bouquet[97] de vingt-cinq pour cent sur le produit de la vente du chopin[98].

Rengraciez[99] dit un homme placé à une table du fond, en s'adressant à tous ceux qui se trouvaient dans la salle, prêtez loches[100].

Le bourdonnement des conversations particulières, cessa tout à coup et chacun se rapprocha de l'homme qui venait de parler.

Cet homme, d'une taille élevée et bien prise, paraissait âgé d'à peu près trente à trente-cinq ans, son visage encadré dans un collier de barbe noire parfaitement coupé, avait un caractère particulier de distinction, et il aurait fallu toute la perspicacité d'un observateur attentif, pour découvrir, sur sa physionomie, une certaine expression de dureté, qui devait échapper aux yeux du vulgaire. Son costume se composait d'une veste bleue à boutons noirs en os, d'un large pantalon de coutil à raies rouges, retenu sur les hanches par une ceinture en escot de même couleur; sa chemise de cotonnade à carreaux, était fermée sur sa poitrine par une petite ancre d'argent à facettes, et de dessous son chapeau de cuir verni, de forme très-basse et à larges bords, s'échappaient de grosses boucles de cheveux d'un noir d'ébène.

Cet homme qui portait le costume des conducteurs de bateaux, n'était pas cependant un de ces laborieux ouvriers, car ses mains n'accusaient pas les rudes travaux auxquels ils se livrent.

Douze plombes crossent à la vergne, l'instant de la décarade[101] est arrivé, continua-t-il, avancez à l'ordre, et que chacun tâche de faire son profit de ce que je vais lui dire; à vous, messieurs les fourlineurs[102].

Deux hommes parfaitement costumés, habit à la française, chapeau Gibus, bottes vernies et le reste, s'avancèrent près de lui.

—Messieurs Mimi et Lenain, c'est vous qui sonderez les valades[103] au foyer de l'Opéra; Dejean la Main d'or et Petit Crépine, seront à l'encarrade[104]; Maladetta et Lion le Taffeur, à la décarrade[105]; vous pouvez sans taffetas vous esbatre dans la trêpe[106], toutes les mesures sont prises en conséquence, de tous les rousses[107] que la police a envoyés au bal de l'Opéra, un seul est à craindre, c'est le coup de deux[108]; au reste, c'est le seul qui vous connaisse; mais le grand Richard est chargé de ne pas le quitter, et lorsqu'il le verra se diriger de votre côté, il vous fera le saint Jean[109] et vous rengracierez, il faudra que ce rousse ait bien du vice, s'il vous paume marron[110] voilà vos taillebins d'encarrade, camoufflez-vous avec des doubles vanternes[111], et bonne chance.

Vous, Robert et Cadet Vincent, mettez une blouse par-dessus vos vêtements, allez à la flan[112] et ne passez pas sans vous arrêter devant les boucards bons à esquinter[113]. Voilà un jeu de carouble et une ripe[114] dont vous me direz des nouvelles.

Les charrieurs à la mécanique[115] ne sortiront que vers deux ou trois heures pour épouffer[116] les panés qui quitteront le bal sans roulotte[117].

Les Goupineurs de poivriers[118] et les saute-dessus peuvent se donner de l'air; Délicat et Coco-Desbraises exploiteront les boulevards et le quartier du Temple, Biscuit et Cornet tape Dur les rues environnant les halles.

Les deux mômes[119] et Lasaline iront à la chasse aux bleus[120], surtout, mes amis, pas d'esgard[121] et que chacun respecte notre devise: probité quand même.

Ce discours de l'homme au costume de marinier que nous n'avons rapporté que parce qu'il nous fournissait l'occasion de nommer quelques-uns des personnages qui doivent figurer dans cette histoire, fut débité tout d'une haleine, d'une voix brève et avec un accent qui ne permettait pas à l'observation le droit de se faire place, il fut écouté avec la plus sérieuse attention, et lorsqu'il fut achevé, chacun se disposa à se rendre au poste qui lui avait été indiqué.

Le marinier sortit après avoir dit quelques mots à la vieille femme placée au comptoir.

—C'est bien Rupin[122], c'est bien, lui répondit-elle on exécutera tes ordres, mon garçon, voilà un carouble[123], allons, mes poulettes, continua-t-elle en s'adressant à ses odalisques, il y aura gras pendant la sorgue[124] au dodo.

Les femme allèrent se coucher, et il ne resta dans la salle où nous avons introduit le lecteur que ceux qui ne devaient sortir que beaucoup plus tard.

La maîtresse du lieu n'avait pas quitté la place qu'elle occupait et continuait à caresser sa bouteille. La sourde rumeur qui partait de l'arrière-salle n'inquiétait pas la vieille femme qui connaissait par expérience la turbulence de ses habitués.

Un individu dont la physionomie décelait l'odieux caractère, prit la parole après le départ de Rupin, c'était Délicat qui venait d'échanger quelques paroles avec Coco-Desbraises.

—Sommes-nous les larbins[125] de Rupin pour qu'il se donne le genre de nous envoyer au vague[126], dit-il, allez, qu'il nous dit, esquintez les boucards et les cambriolles[127] escarpez les messières et balancez-les à la lance, mais aboulez icigo le pèze, les bogues les bêtes à cornes la blanquette et toute la camelotte; je solirai le tout et je prendrai double fade pour mézigue[128], est-ce juste ça?

—Non, non, ça n'est pas juste, dirent tous ceux qui avaient écouté Délicat.

—Mais ça n'est pas tout, continua ce dernier, il faut coquer leur fade à ces batteurs d'entifles qui ne goupinent que du chiffon rouge, ils nous coquent, c'est vrai, des affaires qui ne sont pas mouchiques, mais pour notre truc cela n'est pas nécessaire; nous trouvons en baladant tout ce qu'il nous faut[129].

—C'est vrai tout de même, reprit un homme que les autres nommaient Mauvais gueux, surnom que du reste il méritait à tous égards. C'est donc pour les regarder faire les mecs[130] que nous courons le risque de nous faire gerber à vioque ou à la passe[131], c'est être par trop melon que de flouer si grand flouant[132] pour des particuliers qui nous nazent[133] lorsqu'ils nous rencontrent dans la rue.

—Et qui vous disent: Monsieur, je n'ai pas l'honneur de vous connaître, si vous leur offrez un petit canon, ajouta Coco-Desbraises.

—Si vous aviez autant de toupet[134] que moi, vous ne coqueriez quelpoique à ces épateurs[135].

—Il ne faut plus risquer notre viande pour ces frileux[136].

—Des frileux! s'écria un individu qui n'avait pas encore parlé, des frileux, vous ne bonniriez pas de pareilles loffitudes si vous les aviez vus à l'ouvrage[137]; des frileux eux qui escarperaient[138] le Père éternel plutôt que de se laisser agrafer[139], au surplus ce n'est pas pendant qu'ils sont absents qu'il faut les écorner[140], quand ils seront là à la bonne heure.

—Ecoutez, Vernier les bas bleus, si vous voulez vous faire esquinter[141], reprit Délicat, allez-vous y faire mordre, Rupin et ce brigand de Provençal vous arrangeront comme ils ont arrangé le grand Louis et Charles la belle cravate.

—Vous me faites tous suer avec vos boniments[142], dit Mauvais gueux, c'est-y donc si difficile que de se débarrasser de ces messieurs, si vous voulez me faire none[143], je me charge de régler leur compte.

—C'est-ty du flan[144], dit Coco-Desbraises, si c'en est, je vais vous communiquer une idée lumineuse.

—Voyons ton idée, ton idée, s'écrièrent-ils tous.

—Eh bien! si vous êtes tous d'accord il y aura un bon chopin[145] et sans morasse[146]. On filera[147] ces deux particuliers de sorte qu'on saura où ils perchent[148], on restera à la planque[149] très-tard et le lendemain on sera à leur porte à six heures du matin pour les voir décarrer[150], à la première occasion, on les estourbira[151], et lorsqu'ils seront refroidis[152], on enquillera[153] chez eux.

—Bravo! bravo! s'écria toute la bande.

—Que ceux qui veulent qu'on refroidisse les Rupins lèvent la main, dit Délicat.

Tous, hormis Vernier les bas bleus, imitèrent Délicat; cette opposition au désir général suscita une tempête contre cet homme.

—Ah! vous voulez escarper[154] vos camarades pour les grinchir[155], dit-il à ces brigands; ils vous commandent, dites-vous, et cela ne vous convient pas, alors travaillez[156] seuls, mais escarper des hommes qui vous donnent chaque jour des leçons à l'aide desquelles vous pouvez grinchir presque impunément. C'est de la reconnaissance à la Capahut[157], mais votre projet ne s'accomplira pas, j'avertirai Rupin.

—Si nous t'en laissons le temps, s'écria Coco-Desbraises.

Durant le temps qu'avait duré cette discussion plusieurs litres avaient été vidés, aussi les cerveaux étaient-ils très-échauffés, l'opposition de Vernier les bas bleus fut donc on ne peut plus mal accueillie.

—Non! nous ne te laisserons pas le temps de prévenir les rupins, dit Délicat.

—C'est cela, ajouta Mauvais gueux, il faut le buter[158].

Vernier les bas bleus n'était pas homme à se laisser intimider; cependant, tous les bandits s'étant armés de couteaux, allaient, excités par Délicat, Mauvais gueux et Coco-Desbraises, se précipiter sur lui, il comprit que ce serait folie qu'essayer de résister seul à une dizaine d'hommes animés par le vin et la colère: il recula jusqu'à la porte de la boutique, qu'il ouvrit précipitamment, et se sauva par la petite rue des Teinturiers.

Les agresseurs, qui ne voulaient pas engager dans la rue une lutte qui aurait infailliblement attiré du monde sur le lieu de la scène, n'avaient point songé à poursuivre Vernier les bas bleus; cependant celui-ci qui croyait les avoir tous à ses trousses, courait avec tant de vélocité, qu'il renversa deux femmes en traversant la rue de la Tannerie.

La surprise, la douleur et la crainte firent jeter des cris perçants à ces deux femmes; elles demandaient du secours, mais le plus profond silence régnait dans cette rue déserte et mal éclairée, dont l'aspect sinistre augmentait encore leur anxiété: l'une d'elles étant parvenue à se relever, faisait de vains efforts pour aider sa compagne à l'imiter, sans pouvoir y parvenir, celle-ci qui sentait ses forces l'abandonner, dit à son amie:

—Hâte-toi, ma chère Laure, frappe à la porte la plus voisine, je meurs si je ne suis bientôt secourue. Eperdue, Laure courut d'abord à l'extrémité de la rue afin de chercher le cocher de la voiture qui les avait amenées. Malheureusement elle ne le trouva pas; elle revint de suite à la place où était restée son amie, à laquelle la douleur et la crainte arrachaient des larmes. Laure, en regardant autour d'elle, crut remarquer une faible lumière à l'intérieur de la maison d'où était sorti l'homme qui les avait renversées; elle frappa à la porte avec ses poings, personne ne répondit; impatientée, elle ramassa par terre un morceau de platras et frappa de nouveau à coups redoublés.

—Sainte mère de Dieu qué qui cogne si tard? répondit de l'intérieur une voix dont toutes les cordes paraissaient cassées. Quoiqu'vous voulez?

—Du secours pour une dame qui vient d'être blessée! répondit Laure d'une voix suppliante.

Pas si cher on aquige à la lourde[159]! dit la même voix.

La porte fut ouverte et la femme que nous connaissons déjà parut sur le seuil; elle tenait à la main une espèce de lampion, dont la flamme tremblotante semblait prête à s'éteindre. Un mouvement de surprise et d'intérêt, tout à la fois, se peignit sur la physionomie de la mère Sans-Refus (la tavernière avait reçu de ses habitués ce surnom qui indiquait sa constante bonne volonté), à la vue de la jeune fille dont la gracieuse physionomie, éclairée par les pâles rayons que projetait le lampion, rappelait les délicieuses créations qui se détachent sur les fonds obscurs d'Esteban Murillo.

Laure, avait été sur le point de fuir à l'aspect ignoble et repoussant de cette femme, mais elle se rappela que son amie attendait des secours et elle surmonta la répugnance qu'elle éprouvait.

—Ous donc qu'elle est vot'dame que j'lui porte queuque chose pour la ravigoter, j'sommes heureuse, ma petite chatte, d'pouvoir être utile à des jolies jeunesses comme vous.

En achevant ces mots la mère Sans-Refus prit une bouteille, versa de l'eau-de-vie dans un verre, prit son lampion de l'autre main et dit à Laure:

—A c't'heure, allons voir c'te dame, que je la soulage.

Laure la conduisit près de son amie qui s'était enveloppée de sa pelisse et attendait avec résignation qu'on vînt la secourir.

La vieille femme posa son lampion sur les gravois, dont une partie servait de siége à la comtesse Lucie de Neuville (ainsi se nommait la femme blessée); puis elle lui offrit le breuvage qu'elle avait apporté.

—Merci! merci! bonne dame, je n'ai besoin de rien, dit-elle en repoussant le verre; aidez-moi, seulement, à gagner ma voiture.

La mère Sans-Refus lampa la liqueur et mit le verre dans la poche de son tablier.

—Entrez un instant chez moi, dit-elle; vous serez mieux que dans la rue.

Laure et la mère Sans-Refus, soulevèrent la comtesse, qui fut introduite dans la boutique, éclairée seulement alors par la faible lueur qui se faisait jour à travers les carreaux de papier huilé de la cloison.

La mère Sans-Refus, qui avait replacé son lampion dans la niche pratiquée dans un mur de refend pour le recevoir, examinait avec intérêt les traits de la comtesse.

—Doux Jésus! se disait-elle... Est-elle giroffle la rupine[160], aussi giroffle que ma pauvre Nichon. Qué broquille[161], qué bride[162], qué chouette pelure sur ses endosses[163], qué chance qu'elle n'ait pas été rembroquée[164] par les fanandels[165], ils l'auraient grinchie d'autor[166], mais ils n'auront que nibergue[167], les scélérats.

La comtesse se trouvait un peu mieux et elle essayait de se lever; la mère Sans-Refus s'y opposa.

—N'grouillez pas, lui dit-elle, vous vous feriez du mal, vous êtes ici plus en sûreté que chez le curé de la paroisse; nous allons, votre amie et moi, chercher votre cocher, et puis après nous vous conduirons à votre voiture, ça n'sera pas long: au surplus soyez sans crainte, j'vas brider le boucart[168].

La mère Sans-Refus frappa sur la cloison et dit seulement ces deux mots: du maigre[169].

Cela fait, elle sortit, emmenant Laure avec elle.

Lucie demeura seule et attendit quelques instants avec résignation; cependant elle n'était pas tranquille, elle éprouvait un sentiment de terreur indéfinissable qu'augmentait encore l'aspect misérable de tout ce qui l'entourait, tout à coup le bruit confus de plusieurs voix venant de la pièce formée par la cloison, frappa son oreille, elle réunit toutes ses forces pour s'en approcher, puis se cachant, se blottissant, pour ainsi dire, derrière l'espèce de comptoir près duquel l'avait fait asseoir sa singulière hôtesse, et retenant son haleine, émue, tremblante, elle écouta!...

Les individus cachés par la cloison, parlaient à voix basse, Lucie ne pouvait donc saisir que quelques-unes de leurs paroles, qui, du reste, ne disaient rien à son imagination, c'était un mélange confus de mots hétéroclites, de locutions vicieuses entremêlées d'horribles blasphèmes.

De plus en plus épouvantée, Lucie comprit enfin l'affreuse position dans laquelle elle se trouvait placée, à chaque instant elle s'attendait à devenir victime des hommes qu'elle entendait dans la pièce voisine; en ce moment la porte pratiquée dans la cloison s'ouvrit; Lucie se crut perdue; elle eut cependant assez de présence d'esprit pour conserver sa position, un homme vint allumer sa pipe au lampion que la mère Sans-Refus avait replacé dans sa niche, tout en répondant à un individu resté dans l'arrière salle:

—Foi de Coco Desbraises! dit-il, si elle me fait des traits, je lui faucherai le colas[170].

Lucie, sans bien comprendre le sens de ces paroles, devina cependant, à l'accent de celui qui venait de les prononcer, qu'elles renfermaient une horrible menace, elle fit un léger mouvement, l'homme tourna la tête vers le comptoir comme s'il avait entendu quelque bruit, et, à la lueur du papier enflammé avec lequel il avait allumé sa pipe, et qu'il avait jeté sur le sol, ayant éclairé la place où se tenait Lucie, elle vit distinctement, sous le comptoir derrière lequel elle s'était accroupie, le cadavre d'un homme jeune encore, enveloppé seulement d'une mauvaise serpillière: l'homme attendit un instant, puis il entra dans la salle en disant:

—Allons, mes bijoux, un glacis d'eau d'aff[171].

Une sueur froide, dont les gouttes abondantes ruisselaient sur son visage, inonda le corps de Lucie, tout son sang reflua vers son cœur; mais puisant du courage dans l'excès même du péril, elle ne perdit pas totalement l'usage de ses sens; à chaque instant cependant elle croyait entendre sonner sa dernière heure, les minutes lui paraissaient des siècles, mille affreuses images traversaient son imagination; pourquoi l'avait-on enfermée? pourquoi avait-on emmené sa compagne? elle allait être volée, assassinée peut-être; enfin sa terreur devint si grande, qu'elle allait crier pour implorer du secours, lorsque le bruit de la clé tournant dans la serrure, la rappela à elle. Voulant savoir si enfin c'était son amie et la vieille femme, elle leva la tête, et à la faible lueur du réverbère à laquelle donnait passage la porte qui était demeurée entr'ouverte, elle aperçut un homme sur le seuil, c'était celui auquel nous avons entendu la mère Sans-Refus donner le nom de Rupin; sa main droite était appuyée sur la clé restée dans la serrure, dans l'autre il tenait un rouleau de ces petits cordages dont se servent habituellement les mariniers; il restait immobile sur le seuil, comme s'il attendait l'arrivée de quelqu'un.

Le son de plusieurs voix et le bruit d'une voiture vinrent fort à propos ranimer quelque peu le courage de Lucie, que tant d'émotions avaient brisée; elle fit un mouvement involontaire, l'attention de l'homme fut éveillée; il se retourna, et ses regards se dirigèrent vers la place occupée par Lucie; la blancheur de ses vêtements et le feu de ses diamants, qui brillaient dans l'ombre, la trahirent.

Rupin s'approcha d'elle vivement, il lui saisit les deux mains en s'écriant: «Tron de l'air, qu'elle est chouette la menesse[172], c'est du fruit nouveau que d'allumer une calège de la haute dans le tapis de la mère Sans-Refus[173]. N'ayez pas peur, belle étrangère, nous connaissons les manières qu'il faut employer avec les calèges[174]; vous serez traitée avec égards et politesse.

—De grâce, laissez-moi sortir d'ici, lui répondit Lucie, laissez-moi sortir, je vous en supplie.

—Oui, tu sortiras, bel ange, mais avant de sortir, il faudra payer le passage, allons, embrasse-moi. Et, joignant le geste aux paroles, il saisit Lucie par la taille.

La jeune femme jeta un cri perçant, la porte du repaire intérieur s'ouvrit et la boutique se trouva tout à coup encombrée par une foule d'individus, porteurs de sinistres physionomies, l'un d'eux, qui tenait une chandelle à la main, s'approcha de Lucie, et déjà il allongeait la main pour saisir son collier.

Rupin le repoussa brusquement, et changeant subitement de ton et de langage:

—Oh! pardonnez-moi, madame, dit-il à Lucie, mais par quel hasard une femme de votre monde se trouve-t-elle à cette heure dans un pareil lieu?

Lucie n'eut pas le temps de lui répondre; Laure et la mère Sans-Refus entraient à ce moment dans la boutique, suivies de plusieurs individus attirés par ses cris; l'un d'eux voulut saisir Rupin, mais celui-ci, doué d'une vigueur peu commune, se débarrassa facilement de son agresseur qui alla tomber sur le comptoir; le choc fut si rude, que les verres, les bouteilles et les mesures d'étain tombèrent sur le sol avec un bruit épouvantable.

La mère Sans-Refus entendit dans le lointain le bruit des pas mesurés d'une patrouille.

Enquillez à la planque, la sime aboule icigo[175], s'écria-t-elle.

Rupin et les autres malfaiteurs disparurent par l'arrière-salle, et il ne restait plus dans la boutique, lorsque la patrouille arriva, que les curieux attirés par le bruit.

Lucie, soutenue et guidée par Laure, avait profité du trouble pour s'esquiver et rejoindre la voiture qui les avait amenées, elle donna cependant sa bourse à la mère Sans-Refus, dont l'étrange et dangereuse hospitalité fut généreusement payée.

Une demi-heure après, cette scène, qui avait duré moins de temps qu'il ne nous en a fallu pour essayer de la décrire, Lucie et Laure rentraient chez elles.

III.—Les voleurs aristocratiques.

La haute pègre[176] est une association d'hommes qui, dans la guerre qu'ils font à la société, se sont donné l'un à l'autre des preuves de dévouement et de capacité, qui exercent depuis déjà longtemps, qui ont inventé ou pratiqué avec succès un genre quelconque de vol; le pègre de la haute[177] fera voler, mais il ne volera pas lui-même un objet d'une importance minime, il croirait compromette sa dignité d'homme capable; il ne fait que des affaires importantes, et méprise ceux qui volent des bagatelles; ceux-là, il les domine.

A une époque qui n'est pas éloignée, les pègres de la haute avaient leurs lois, lois qui n'étaient écrites dans aucun code, mais qui, cependant, étaient plus exactement observées que la plupart de celles qui régissent notre ordre social; ces lois sont maintenant tombées en désuétude, mais encore aujourd'hui le pègre de la haute, qui n'a pas trahi ses camarades au moment du danger, n'est pas abandonné par eux lorsqu'à son tour il se trouve dans la peine[178]; il reçoit des secours en prison, au bagne, et quelquefois même au pied de l'échafaud.

On rencontre partout le pègre de la haute, au Coq hardi[179] et à la Maison dorée, au bal Chicard[180] et au balcon du théâtre italien; qu'il soit vêtu d'un costume élégant, d'une veste ronde, ou seulement d'une blouse, il porte convenablement le costume que les nécessités du moment l'ont forcé d'adopter; il sait prendre toutes les formes et parler tous les langages; celui de la bonne compagnie lui est aussi familier que celui des bagnes et des prisons.

Le pègre de la haute aime son métier et les émotions qu'il procure, et une qualité qu'on ne peut lui refuser est celle d'excellent jurisconsulte; aussi il ne procède pour ainsi dire que le code à la main, et s'il a adopté un genre particulier de vol, il acquiert bientôt une telle habileté, qu'il peut en quelque sorte exercer impunément; cela est si vrai que ce n'est qu'à des circonstances imprévues on des délations qu'on a dû l'arrestation de ceux d'entre eux qui ont comparu devant les tribunaux.

Plusieurs nuances distinguent entre eux les pègres de la haute: la plus facile à saisir est celle qui sépare les voleurs parisiens des voleurs provinciaux; les premiers n'adoptent guère que les genres qui demandent de l'adresse et de la subtilité, la tire[181], la détourne[182]; les seconds, au contraire, moins adroits, mais plus audacieux, seront caroubleurs[183], vanterniers[184] ou roulottiers[185]. Mais il existe des organisations encyclopédiques, aussi les grands hommes de la corporation exercent-ils indifféremment tous les genres, rien ne leur paraît difficile; ils ne reculent devant quoi que ce soit. Souvent même leur tête est l'enjeu de la partie qu'ils jouent contre la société.

Introduisons maintenant le lecteur dans un cabinet de travail qui fait partie d'un joli petit hôtel du faubourg Saint-Honoré; les tentures et les rideaux sont de couleur sombre, mais ornés d'embrasses et de crépines d'argent; sur les murs sont attachés quelques tableaux de nos premiers maîtres, la cheminée en marbre griotte d'Italie, sur laquelle on a placé une pendule formée d'un seul bloc de marbre noir et deux coupes délicieusement ciselées, est surmontée d'une immense glace, encadrée seulement d'une étroite baguette de cuivre argenté. Les meubles en palissandre sont ornés d'incrustations en argent; sur les rayons d'une élégante bibliothèque sont rangés, richement reliés, les meilleurs ouvrages de notre littérature; en un mot, le goût le plus sévère a procédé à l'ameublement et à la décoration de cette pièce.

Devant un bureau à cylindre, couvert de papiers, de journaux, de brochures et de ces mille superfluités qui sont indispensables pour constituer un luxe bien entendu, est assis un homme enveloppé dans une élégante robe de chambre; il tient entre ses mains un petit carnet d'écaille, enrichi d'incrustations en or, qu'il examine avec beaucoup d'attention.

A quelque distance, assis sur un fauteuil à la Voltaire, avec tout le laisser aller d'un ami intime, est un homme plus âgé que celui dont nous venons de parler, cependant le sans façon de ses manières peut paraître quelque peu extraordinaire, car son costume noir des pieds à la tête, sa culotte courte, ses bas de soie, ses souliers à petites boucles d'or annoncent sinon un domestique, du moins un subalterne.

L'homme placé devant le bureau est monsieur le marquis de Pourrières, auditeur au conseil d'Etat et chevalier de l'ordre royal de la Légion d'honneur. Cependant cet homme ne nous est pas inconnu, nous l'avons rencontré chez la mère Sans-Refus, donnant sous le nom de Rupin des instructions à une bande de malfaiteurs.

Un moment, lecteur; quel que soit votre étonnement, ne criez pas encore à l'invraisemblance, on ne rencontre pas, il est vrai, des grands seigneurs dans les bouges infâmes du Paris moderne, à moins qu'ils n'y soient allés pour y étudier des mœurs exceptionnelles; mais souvent il arrive que les habitants de ces bouges quittent tout à coup leur place pour prendre celle des grands seigneurs sans que cependant ils renoncent à cultiver leur ancienne industrie.

C'est un fait fâcheux, mais il existe. Il y a dans le meilleur monde, dans la plus haute société, des hommes sortis des bagnes et des prisons du royaume; à chaque pas que vous faites dans un salon vous pouvez être coudoyé par un escroc, un voleur, un assassin même. Un ancien forçat, qui certes avait bien mérité la peine à laquelle il avait été condamné, Guy de Chambreuil, était, en 1815, directeur général des haras de France et chef de la police du château. Qui ne se rappelle le fameux Cognard, qui sous le nom du comte de Pontis de Sainte-Hélène, était parvenu à se faire nommer colonel de la légion de la Seine[186].

M. le marquis de Pourrières, auditeur au conseil d'Etat et chevalier de la Légion d'honneur, malgré son hôtel, ses équipages sortis des ateliers du carrossier à la mode, ses magnifiques attelages, son nom, sa place et ses décorations qui lui faisaient ouvrir à deux battants les plus aristocratiques demeures, n'était rien autre chose qu'un des membres les plus distingués de la haute pègre.

Il tenait toujours à la main le petit carnet d'écaille.

—Comprends-tu cela, toi, dit-il à son compagnon; rencontrer une comtesse chez la mère Sans-Refus, une vraie comtesse, vrai Dieu!

—Une vraie comtesse! une vraie comtesse! c'est possible, mais le contraire aussi est possible, tout ce qui reluit n'est pas or, nous sommes nous-mêmes une preuve de la vérité de ce vieux proverbe.

—Mais butor! ne t'ai-je pas fait connaître l'événement qui avait amené là cette femme.

—Tu viens de me parler d'une chute, c'est vrai, mais peux-tu me dire ce que cette comtesse était venue chercher à plus de minuit dans la rue de la Tannerie?

—Non, je sais seulement que cette femme est très-capable d'inspirer une violente passion à un honnête homme; au reste, je me suis trouvé là à propos pour empêcher Délicat de lui faire un mauvais parti, l'éclat de ses diamants avait ébloui le misérable.

—Mais ce que tu as fait n'est pas très-adroit; si vraiment ces diamants étaient aussi beaux que tu le dis, c'est une bonne occasion de perdue, et tous les jours elles deviennent plus rares...

—Mais, maître sot, ne savez-vous pas que la mère Sans-Refus que nous devons ménager, car nous trouverions difficilement un tapis plus commode que le sien, ne veut pas que l'on répande du raisinet[187] chez elle; et puis la bonne femme s'était éprise de cette belle comtesse qui, à ce qu'elle prétend, ressemble à sa fille.

—Est-ce vrai?

—Il y a quelque chose.

—En ce cas, tu dois en être amoureux; c'est ce qui t'arrive chaque fois que tu rencontres une femme qui de près ou de loin ressemble à la petite Nichon.

—Tu sais, mon cher Roman, que les plaisirs ne me font jamais négliger les affaires.

—Est-ce que vraiment tu as l'intention de revoir cette femme?

—Sans doute.

—Mais elle te reconnaîtra!

—Je le crois.

—Elle jasera.

—Qu'est-ce que cela me fait; crois-tu qu'il me sera difficile de justifier à ses yeux ma présence chez la mère Sans-Refus et mon déguisement; autrefois les grands seigneurs allaient aux Porcherons et chez Ramponneau; ils peuvent bien maintenant aller dans les mauvais lieux, c'est tout simple; mais comme il faut avant tout donner à la belle comtesse une bonne opinion de ma personne, je vais lui faire remettre ce carnet dans lequel j'ai trouvé ses cartes et ces deux billets de mille francs.

Le marquis, qui tout en conversant avec Roman, avait écrit quelques mots sur une feuille de papier ambré et timbré à ses armes, mit le carnet, les deux billets de banque et sa lettre sous enveloppe, puis il sonna; un domestique vêtu d'une élégante livrée se présenta.

—Rendez-vous, lui dit-il, chez madame la comtesse de Neuville, vous lui ferez remettre ceci; si l'on vous interroge, vous ne répondrez rien, vous ne direz même pas à qui vous appartenez.

Le domestique s'inclina et sortit.

Roman soupira lorsqu'il fut dehors; la restitution de ces deux billets de mille francs lui paraissait une chose monstrueuse.

Le marquis de Pourrières et Roman continuaient la conversation dont nous venons de donner le commencement, lorsque l'on annonça le vicomte de Lussan.

—Faites entrer, s'écria le marquis, Richard ne pouvait arriver plus à propos, ajouta-t-il en s'adressant à Roman.

Le vicomte de Lussan était un beau jeune homme, d'une taille de beaucoup au-dessus de la moyenne, mais que faisait excuser l'extrême aisance et la grâce parfaite de ses manières.

—Bonjour, marquis, dit-il en saluant de Pourrières avec une politesse tout à fait aristocratique: vous le voyez, je suis exact; je vous apporte votre part et celle de votre fidèle Achate, ajouta-t-il en souriant gracieusement à Roman.

—Y a-t-il gras[188]? répondit celui-ci.

—Vraiment, mon cher Roman, s'écria le vicomte de Lussan, vous êtes insupportable; ne pouvez-vous, lorsque nous sommes entre nous, employer le langage des honnêtes gens; je ne sais si vous êtes comme moi, Marquis, mais je ne puis entendre prononcer un mot d'argot sans me sentir les nerfs agacés.

—Allons, cher vicomte, ne faites pas la guerre à ce pauvre Roman et parlons d'affaires. Que nous apportez-vous?

—Deux mille francs pour vous et Roman.

—Ce n'est guère, dit celui-ci.

La moisson au bal de l'Opéra n'a pas été aussi bonne que nous l'espérions, Maladetta et Lion ne se sont pas trouvés à leur poste.

—Cela m'étonne, dit encore Roman, Maladetta et Lion sont ordinairement très-exacts.

—Leur absence nous a été très-préjudiciable; Robert et Cadet-Vincent ont été assez heureux; ils ont dévalisé complètement la boutique d'un petit orfévre de la rue Pastourelle; les deux enfants et Lasaline ont rapporté quelques manteaux; on a retiré du tout six mille francs, le tiers pour vous et Roman, mille francs pour moi, le reste a été partagé entre les autres.

—Les charrieurs à la mécanique et les autres ont-ils rapporté quelque chose?

—Ils ne sont pas sortis. Vraiment, marquis, vous devriez nous débarrasser de cette canaille.

—Pourquoi? ce sont des gens intrépides qui se contentent de peu et qui seront très-utiles si l'occasion de les employer se présente. Mais parlons d'autre chose. Vous connaissez sans doute, vous qui êtes reçu dans la bonne compagnie, madame la comtesse de Neuville?

—Je suis de toutes ses réunions.

—Ainsi vous pouvez me présenter chez elle.

—Non pas chez elle, cher marquis, mais chez la marquise de Villerbanne, tante de son mari; mais, permettez... pour quelles raisons désirez-vous être présenté à madame de Neuville?

—Cette comtesse ressemble à la Nichon, dit Roman... Et Pourrières qui l'a vue par hasard est devenu amoureux d'elle.

—Diable, diable, mais c'est que moi aussi je suis presque amoureux de madame de Neuville et je ne sais si je dois donner à de Pourrières des armes pour me combattre.

—Comment, vicomte, vous me craignez!

—Oh! ce n'est pas sans peine que je ferai ce que vous désirez.

—Allons donc, mon cher de Lussan, nous agirons chacun de notre côté, le plus heureux ou le plus adroit réussira; mais comme vous êtes plus jeune et beaucoup plus joli garçon que moi, toutes les chances sont en votre faveur.

—Je le souhaite, cher marquis... Au reste, ce que vous désirez sera fait.

Roman, qui depuis quelques instants lisait un journal qu'il avait pris sur le bureau du marquis, jeta tout à coup un cri de surprise:

—Qu'y a-t-il donc? demandèrent en même temps de Pourrières et de Lussan.

—Je ne suis plus étonné de ce que Maladetta et Lion ne se sont pas trouvés à leur poste! dit Roman... Ils sont morts.

—Morts! s'écria de Lussan.

—Oui, morts! ajouta Roman, tout ce qu'il y a de plus mort, écoutez ceci:

«Paris, 10 février 1839.

»Une jeune femme douée de la plus agréable physionomie, habitait avec un jeune homme, un modeste logement de la rue des Lions Saint-Paul. Depuis quelque temps, cette jeune femme qui s'était d'abord fait remarquer par sa pétulance et sa vive gaieté, était triste, et souvent ses voisines remarquèrent le matin l'extrême pâleur de son visage et la trace de larmes répandues, sans doute, pendant la nuit.

»Elle ne répondit jamais aux questions obligeantes qui lui furent adressées. On sut cependant bientôt, que le jeune homme avec lequel elle vivait la maltraitait d'une manière horrible.

»Hier, dans la matinée, elle eut avec lui une violente altercation durant laquelle une voisine, qui, attirée par le bruit, s'était approchée de sa porte, entendit distinctement le jeune homme prononcer ces mots: Je ne changerai pas de conduite pour te plaire.» Cette voisine ne put en entendre davantage. La porte de l'appartement dans lequel se trouvaient les deux jeunes gens, fut ouverte avec précipitation et le jeune homme sortit en disant: «Ne m'attends pas cette nuit, je vais au bal de l'Opéra.»

»Sur les neuf heures du soir, un homme que l'on croit être un ouvrier serrurier, qui portait sur l'épaule cette trousse que l'on nomme communément le sac en ville, et qui tenait à la main un marteau, vint demander dans la maison une demoiselle Elisabeth Neveux. La portière répondit que ce nom lui était inconnu, mais l'ouvrier dépeignit si exactement la physionomie, les allures, le costume habituel de la personne à laquelle il donnait le nom d'Elisabeth Neveux, que la portière l'envoya chez la jeune femme dont nous parlons, qui n'était connue dans la maison que sous le nom de madame Lion.

»L'ouvrier était chez elle depuis environ une heure et demie, lorsque le sieur Lion rentra, accompagné d'un jeune Italien nommé Maladetta, qui venait souvent le voir. Ces jeunes gens n'étaient pas ivres, mais on pouvait sans peine s'apercevoir qu'ils avaient copieusement dîné.

»Quelques instants après, on entendit dans l'appartement du sieur Lion, le bruit des sanglots de la jeune femme, puis des cris perçants. Les voisins accouraient, lorsqu'un homme, l'ouvrier qui était venu demander la dame Lion sous le nom d'Elisabeth Neveux, descendit l'escalier renversant tout ceux qui voulurent s'opposer à son passage et prit la fuite.

»Un horrible spectacle vint épouvanter les regards des premières personnes qui entrèrent dans l'appartement du sieur Lion, les deux hommes que moins d'une demi-heure auparavant, on avait vus pleins de vie et de santé, étaient étendus sur le carreau, morts tous deux et horriblement défigurés par les effroyables blessures qu'ils avaient reçues.

»La justice a été immédiatement avertie et un substitut de monsieur le procureur du roi s'est rendu sur les lieux, accompagné d'un juge d'instruction.

»La jeune femme a été mise sous la main de la justice; cependant les circonstances qui paraissent avoir accompagné cet abominable assassinat ne sont pas de nature à démontrer d'une manière positive sa culpabilité; cependant, lorsqu'on lui a demandé si elle connaissait l'auteur du crime, elle a positivement refusé de donner son nom, bien qu'il soit certain qu'il ne lui est pas inconnu.

»Une circonstance imprévue est venue augmenter les ténèbres qui enveloppaient déjà ce tragique événement. Dans une armoire cachée derrière un secrétaire, on a découvert une énorme quantité de montres, de tabatières, de bijoux de toute espèce. Faut-il conclure de cette découverte, que les deux victimes appartenaient à cette catégorie de voleurs, qu'en termes de police on nomme tireurs ou fourlineurs, ou bien étaient-ils des recéleurs? C'est ce que l'instruction décidera.

»L'assassin a laissé sur le théâtre du crime, l'instrument qui lui a servi pour le commettre; c'est un de ces forts marteaux dont se servent habituellement les ouvriers serruriers. On a aussi trouvé son sac, dans lequel sont ses outils.»

—Il ne reste plus, dit Roman, interrompant sa lecture, que de Pourrières et Lussan avaient écoutée avec beaucoup d'attention, que le commentaire obligé du journaliste.

«Ce crime commis avec tant d'audace, à dix heures et demie du soir, au centre d'un quartier populeux, est venu tout à coup jeter l'épouvante dans la population. Chacun se demande à quoi sert une police, etc., etc.»

—Ce n'est point un escarpe[189] qui a réglé le compte de nos amis, dit Roman, lorsqu'il eut achevé la lecture du journal.

—Je ne regrette pas ces deux individus, répondit de Lussan, les nécessités de notre industrie me forçaient de me trouver souvent avec eux, et je vous assure, cher marquis, que cela me faisait beaucoup souffrir, c'étaient des hommes sans éducation qui n'avaient nulle élégance dans les manières. Je m'étais cependant intéressé à Lion, je l'avais conduit chez mon tailleur, un véritable artiste, peines perdues, mon cher.

—C'étaient de braves garçons, ajouta de Pourrières. Mais, après tout, j'aime mieux les savoir morts qu'arrêtés; c'est beaucoup plus sûr. Les morts sont discrets.

La conversation continua quelques instants encore, puis de Lussan quitta de Pourrières et Roman, après avoir salué le marquis et son ami avec cette grâce et cette urbanité, apanage ordinaire d'un gentilhomme de bonne maison.

IV.—La comtesse de Neuville

Madame de Neuville et Laure de Beaumont, son amie, habitaient rue Saint-Lazare, près celle Larochefoucault, une de ces anciennes et vastes demeures qui ne ressemblent en rien aux constructions de notre époque, auxquelles une main parcimonieuse paraît avoir mesuré l'air et l'espace. Le comte de Neuville, gentilhomme de bonne souche, était, au moment où commence cette histoire, colonel au corps royal d'état-major, et tous ses grades avaient été acquis sur le champ de bataille, toutes les décorations qui brillaient sur sa poitrine, avaient été le prix du sang ou d'une action d'éclat, ce qui n'est pas commun par le temps qui court.

Le comte de Neuville était doué de cette franchise de cœur, apanage ordinaire des hommes qui ont longtemps vécu dans les camps; et les seuls défauts qu'il eût été possible de lui reprocher avec quelque apparence de raison, étaient une extrême susceptibilité et une certaine violence de caractère qui seraient passées inaperçues chez tout autre individu, mais que faisaient remarquer son âge et sa position dans le monde.

Comme on le pense bien, Lucie, en épousant le comte de Neuville, n'avait pas contracté un mariage d'inclination; mais comme elle n'était, avant son mariage, jamais sortie du pensionnat dans lequel elle avait été élevée, elle avait accepté sans éprouver le moindre chagrin un homme que des qualités estimables et un extérieur qui, sans être séduisant, n'était pas dépourvu d'un certain charme, recommandaient suffisamment.

Grâce aux soins éclairés des personnes qui avaient fait son éducation, elle n'avait pas lu les productions échevelées des femmes incomprises de notre époque; aussi elle avait envisagé sa position sans répugnance, et les bonnes qualités de son époux aidant, elle en était venue à éprouver pour lui cet attachement calme et réfléchi qui dure souvent plus longtemps que l'amour, et presque toujours conduit au port après une vie parfaitement heureuse, lorsque des événements imprévus ne viennent pas déranger le cours ordinaire de l'existence.

La comtesse Lucie de Neuville était une très-jeune et très-jolie femme, quelque peu capricieuse, assez volontaire, mais bonne, spirituelle, douée en un mot de cette générosité grande, et de cette parfaite distinction qui paraissent n'appartenir qu'à de certaines individualités.

Lucie avait perdu son père quelques mois après son mariage; son frère aîné, élevé loin d'elle, avait été tué en Afrique lorsqu'elle n'était encore qu'une enfant; son mari était donc le seul homme au monde dont la protection lui fût acquise.

Laure de Beaumont était orpheline, mais un oncle maternel qui habitait une contrée éloignée s'intéressait à elle, et à la fin de chaque semestre faisait tenir à la maîtresse du pensionnat dans lequel elle avait été élevée avec madame de Neuville, une somme assez considérable pour lui assurer tous les soins et tous les égards imaginables.

Lorsque Lucie eut épousé le comte de Neuville, désirant ne pas être séparée de Laure qu'elle aimait et dont elle était aimée, elle avait voulu qu'elle vînt habiter son hôtel et en avait fait son amie et sa compagne de tous les instants.

L'oncle de Laure, dont le comte de Neuville avait sollicité le consentement, avait approuvé cet arrangement, qui permettait à sa nièce de quitter son pensionnat et lui donnait dans le monde une position convenable.

Laure avait dix-huit ans: c'était une blonde charmante, rien n'était plus séduisant que la gracieuse désinvolture de ses mouvements; le bleu azuré de ses yeux faisait excuser la pâleur de son visage, et ses traits, empreints de cette distinction, apanage ordinaire des races privilégiées, décelaient une belle âme; on ne pouvait l'entendre sans éprouver une douce émotion; en un mot, cette jeune fille paraissait être la réalisation d'un de ces rêves qui viennent quelquefois caresser notre imagination lorsque nous avons vingt ans, rêves dorés dont nous conservons toujours le souvenir.

Voilà quelles étaient les deux femmes que nous avons rencontrées chez la mère Sans-Refus. Nous devons maintenant faire connaître à nos lecteurs l'événement qui avait conduit madame de Neuville et sa compagne dans cet ignoble lieu.

Monsieur de Neuville, que le ministre de la guerre avait nommé chef de l'état-major d'une division employée en Algérie, était parti quelques jours auparavant pour se rendre à son poste. Ce départ avait beaucoup contrarié sa jeune épouse, qui redoutait pour lui les dangers qu'il allait courir; mais le colonel, en partant, l'avait rassurée autant du moins que cela lui avait été possible, et ne voulant pas que son absence, pendant la saison des bals et des réunions, privât la jeune femme des plaisirs que sans doute elle avait espérés, il lui avait fait promettre qu'elle irait dans le monde, il lui avait surtout recommandé de ne pas négliger une de ses parentes, la marquise de Villerbanne.

Les salons de la marquise de Villerbanne, qui habitait un des hôtels de la place Royale, étaient un terrain neutre sur lequel se rencontraient tous les hommes distingués de la société parisienne; gentilshommes, artistes, militaires, littérateurs ou diplomates y étaient bien reçus, lorsque des qualités personnelles les rendaient dignes de la position qu'ils occupaient dans le monde; aussi ces réunions étaient-elles brillantes, animées, et, ce qui est rare, on ne s'y ennuyait jamais.

Madame de Neuville et Laure, belles toutes deux d'une beauté différente, toutes deux jeunes et pleines de grâces, étaient les reines de ce salon, dans lequel cependant il n'était pas rare de rencontrer de très-jeunes, très-jolies et très-aimables femmes.

Quelle est la femme; quelque dose de sagesse qu'on lui suppose, qui n'est pas flattée d'être l'objet des hommages empressés d'une foule d'hommes distingués, surtout lorsque ces hommages peuvent paraître désintéressés et provoqués seulement par une admiration vivement sentie.

On ne sera donc pas étonné lorsque nous dirons que toutes les recommandations que monsieur de Neuville avait faites à sa femme, celle de ne pas négliger madame de Villerbanne était la plus exactement observée.

Madame de Neuville et Laure, après avoir donné à leur toilette ce soin consciencieux que de jolies femmes ne négligent jamais, et qui doit ajouter une nouvelle force à la puissance de leurs attraits, attendaient dans le salon que les chevaux fussent attelés au coupé, lorsque Paolo entra.

Paolo avait trente-cinq ans, il était depuis six ans au service du baron de Noirmont, père de madame de Neuville, lors du mariage de celle-ci. C'était un savoisien dont plusieurs années de séjour à Paris n'avaient pas changé les mœurs primitives, bon, franc, loyal, plein de dévouement, type de ces domestiques que l'on ne rencontre maintenant que dans les romans ou dans les opéras-comiques, il se croyait un des membres de la famille qu'il servait, il respectait monsieur de Neuville, il aimait sa jeune maîtresse.

Il était entré dans le salon pour annoncer que les chevaux allaient être prêts dans quelques minutes, cela fait il resta, Lucie devina qu'il avait quelque chose à lui dire.

—Vous avez quelque chose à me dire, Paolo, lui dit-elle en accompagnant ces paroles du plus gracieux sourire.

—C'est vrai, madame la comtesse, mais je ne sais si je dois...

—Allons, ne craignez rien et expliquez-vous.

—Paolo sortit une lettre de la poche de son gilet: On m'a prié de vous remettre cette lettre, mais elle vient d'une personne à laquelle monsieur le comte a fait défendre la porte de l'hôtel, à mademoiselle de Mirbel et je n'ose...

—Une lettre d'Eugénie, dit Lucie, après ce qui s'est passé.

—Cette lettre vient de m'être remise par une vieille femme en guenilles, mademoiselle de Mirbel est, à ce qu'elle assure, très-malade et très-malheureuse, j'ai pensé que madame la comtesse... Les yeux du bon serviteur étaient pleins de larmes, madame de Neuville vit qu'il n'osait pas lui dire tout ce qu'il savait.

—Vous avez bien fait, Paolo, lui dit-elle, donnez-moi la lettre de mademoiselle de Mirbel, laissez-nous maintenant, je sonnerai si j'ai besoin de vous.

—Tu n'as pas oublié Eugénie de Mirbel, dit madame de Neuville après avoir parcouru la lettre qu'elle avait décachetée.

—Eugénie de Mirbel, répondit Laure, une jolie brune qui est entrée dans le monde quelques mois après mon arrivée au pensionnat.

—Oui, je sais maintenant pourquoi monsieur de Neuville m'a défendu de la recevoir, ah! les hommes ont bien peu d'indulgence pour les fautes qu'ils nous font commettre, écoute ceci:

«Avez-vous oublié, celle qui fut votre amie lorsqu'elle était rieuse et innocente jeune fille? je ne le crois pas. S'il en est ainsi, si vous avez conservé le souvenir de la pauvre Eugénie de Mirbel, au nom de tout ce que avez de plus cher au monde, je vous en supplie, venez à mon secours, ou plutôt venez au secours de mon enfant. Il faut, Lucie que je sois bien misérable pour oser vous écrire après ce qui s'est passé, si j'étais seule à souffrir, si je n'avais pas à côté de moi, sur le grabat que je ne dois plus quitter, une faible et innocente créature, qui elle aussi va mourir si personne ne vient la secourir, j'aurais eu assez de courage pour quitter la vie sans presser une main amie, sans rencontrer pour m'aider à mourir, un regard affectueux; mais je suis mère! Lucie, puissiez-vous ne jamais connaître les horribles souffrances d'une mère qui ne peut rien faire pour son enfant, qui va mourir à côté d'elle de froid et de faim. De froid et de faim, Lucie! Si vous craignez de désobéir à monsieur de Neuville, lisez-lui ma lettre, mettez-vous à genoux devant lui, dites-lui que l'on pardonne beaucoup à ceux qui vont mourir, et il vous laissera venir, mais au nom du ciel, au nom de votre respectable père qui était l'ami du mien, hâtez-vous; mes seins sont desséchés, ma pauvre petite fille pleure et je n'ai pas seulement un sou, un sou! pour lui acheter un peu de lait.»

—Partons de suite, Lucie, dit Laure lorsque madame de Neuville eut achevé la lecture de cette lettre; partons de suite, si M. de Neuville était ici, il viendrait avec nous, j'en suis sûre.

—Oh! oui, répondit Lucie, M. de Neuville m'a défendu de voir Eugénie, et il avait raison, mais elle n'était pas malheureuse alors.

Lucie et Laure jetèrent une pelisse sur leurs épaules puis madame de Neuville sonna, ce fut Paolo qui se présenta.

—Vous allez me chercher un fiacre sur la place la plus voisine, vous le conduirez près de la petite porte du jardin, rue Larochefoucault, où vous m'attendrez, lui dit-elle.

Bien qu'elle n'eût pas l'intention de cacher à son mari la démarche qu'elle allait faire, madame de Neuville croyait devoir se servir d'une voiture de place, afin de ne pas se trouver, pour ainsi dire, obligée de déduire à ses gens, les raisons qui l'engageaient à visiter une personne qui demeurait dans la rue de la Tannerie, au lieu d'aller passer la soirée chez madame de Villerbanne.

La soirée était déjà avancée, lorsque Lucie et Laure montèrent en voiture après avoir traversé le vaste jardin de l'hôtel.

—Cette pauvre Eugénie, disait madame de Neuville en montant en voiture, il faut qu'elle soit bien malheureuse, pour s'être déterminée à m'écrire une lettre semblable à celle que je viens de recevoir; oh! mon amie, combien nous devons nous trouver heureuses, si nous comparons notre sort à celui de la pauvre Eugénie de Mirbel.

La comtesse ne dit plus rien pendant tout le temps que le fiacre mit à franchir l'espace qui sépare la rue Saint-Lazare de la rue de la Tannerie; le sort malheureux de son ancienne amie paraissait l'affecter vivement, et Laure, sur laquelle la tristesse qui assombrissait ses traits paraissait réagir, n'osait troubler ses réflexions.

On démolissait en ce moment, dans la rue de la Tannerie, les vieilles masures qui ont fait place aux constructions nouvelles, qui avoisinent maintenant la place de l'hôtel de ville; la rue, déjà étroite, était encombrée de gravois, qui la rendait impraticable aux voitures, aussi avait-elle été barrée; les deux femmes avaient donc été forcées de laisser le fiacre qui les avait amenées au coin de la rue Planche-Mibray.

Elles trouvèrent sans difficulté la demeure d'Eugénie de Mirbel, la pauvre fille n'avait pas fait une peinture exagérée de son affreuse misère, dont l'aspect navra le cœur de madame de Neuville.

Les murs de la mansarde qu'elle habitait étaient nus, et le vent s'y frayait un passage, malgré les tampons de chiffons avec lesquels on avait essayé de remplacer les vitres absentes, du châssis d'imposte qui éclairait ce galetas, Eugénie était couchée sur un mince matelas d'étoupes, posé sur un mauvais lit de sangle, et couverte seulement d'une légère couverture de coton, jadis blanche; elle tenait entre ses bras une jolie petite fille âgée au plus de trois mois, les yeux de la pauvre mère, profondément enfoncés dans leur orbite et entourés d'un cercle noir, annonçaient qu'elle était en proie à une fièvre dévorante.

—Ah! te voilà, dit-elle lorsqu'elle vit entrer madame de Neuville suivie de Laure; je croyais que tu ne viendrais pas, je suis si malheureuse!

—Ma pauvre Eugénie! s'écria Lucie en fondant en larmes, oh! oui, tu es bien malheureuse!... Mais pourquoi ne m'as-tu pas écrit plus tôt?

—Ecoute, Lucie, je vais mourir, dit Eugénie en attirant vers elle la comtesse de Neuville pour lui montrer son enfant; je vais mourir, mais tu prendras soin de ma fille; tu me le promets, n'est-ce pas?

—Non, tu ne mourras pas, ma pauvre amie, tu es jeune, la nature est forte à ton âge.

Eugénie secoua tristement la tête.

—Occupe-toi de ma fille, dit-elle en mettant son enfant entre les bras de la comtesse.

Lucie envoya chercher un médecin, une garde, fit acheter tout ce qui était nécessaire pour attendre qu'Eugénie eût repris assez de forces pour pouvoir être transportée dans une maison de santé: elle donna un peu d'argent à la vieille femme qui avait apporté la lettre de son ancienne amie; tous ces soins avaient nécessité un temps assez long, aussi était-il près de minuit lorsqu'elle quitta son amie, en lui promettant de venir la voir dans la journée du lendemain. Le lecteur sait comment elle fut, ainsi que Laure, renversée par Vernier les bas bleus, qui se sauvait de chez la mère Sans-Refus à la suite d'une querelle, et quelles furent les suites de cette chute.

Une demi-heure après sa sortie de chez la mère Sans-Refus, la comtesse de Neuville, ainsi que nous l'avons dit, rentrait à son hôtel, avec Laure, par la petite porte du jardin, près de laquelle, fidèle à la consigne qu'il avait reçue, Paolo était démeuré en faction.

La blessure de madame de Neuville, sans être très-grave, nécessitait cependant des soins immédiats; elle fit donc appeler de suite le docteur Matheo, médecin ordinaire de l'hôtel.

Les remèdes du docteur l'avaient beaucoup soulagée; cependant, ainsi que cela arrive souvent lorsque l'on vient d'éprouver de violentes sensations, elle passa une nuit très-agitée; des songes qui retraçaient à son esprit les événements qui venaient de se passer, vinrent troubler son sommeil; et lorsqu'elle s'éveillait le front baigné de sueur, la pensée des dangers qu'elle avait courus, et auxquels elle avait exposé sa jeune amie, venait porter le trouble dans tous ses sens.

Toutes ses inquiétudes redoublèrent lorsqu'elle s'aperçut qu'on lui avait volé un petit carnet orné d'incrustations qui contenait, outre ses cartes, deux billets de banque de mille francs.

Laure, qui avait passé la nuit près d'elle, et à laquelle elle faisait connaître cette circonstance, et les craintes qu'elle lui inspirait, cherchait à la consoler de son mieux. Nous avons commis, lui disait Lucie, une grave inconséquence en nous risquant à une heure indue dans un quartier désert...

—A-t-on le temps de penser à tout, lorsqu'il s'agit de faire une bonne action? lui répondit Laure. Au reste, c'est sans raison que tu t'inquiètes; celui qui a volé ton carnet ne s'attachera sans doute qu'à la valeur des billets.

—Mais cet homme, d'abord si brutal et qui a pris si subitement le ton, les manières et le langage d'un homme du monde, et qui a empêché l'un de ceux qui sont sortis de la salle du fond de me prendre mon collier, qui peut-il être?

—Sans doute un honnête ouvrier qui n'a pas voulu voir commettre en sa présence un vol qu'il pouvait empêcher.

—Tu te trompes, Laure, cet homme n'est pas un ouvrier, et je ne sais pourquoi, mais ce que je crains le plus, c'est que ce soit entre ses mains que soit tombé mon carnet.

—De grâce, tranquillise-toi, ma chère Lucie, il y a mille à parier contre un que ce que tu crains n'arrivera pas.

Laure parlait encore, lorsqu'une femme de chambre annonça le valet qui avait été expédié par le marquis de Pourrières, madame de Neuville brisa le cachet armorié du paquet qui lui fut remis, et en ouvrit l'enveloppe en tremblant, il contenait le carnet, les deux billets de banque, et parmi les cartes, un petit billet dont voici le contenu:

«Je bénis le ciel qui a fait tomber entre mes mains le carnet que vous avez perdu dans la maison où je vous ai rencontrée; j'espère, madame la comtesse, qu'il me sera permis de vous présenter mes hommages en un lieu plus convenable.»

La comtesse ne put rien apprendre du domestique qu'elle voulut questionner elle-même, il obéit scrupuleusement à la consigne qu'il avait reçue.

Les armes qui ornaient la lettre et la main qui l'avait tracée, étaient tout à fait inconnues à madame de Neuville.

V.—Les débuts d'un grand homme.

Un marchand de nouveautés et de mercerie, et sa femme, habitaient depuis plusieurs années une jolie petite maison de la rue des Consuls à Toulouse.

Le succès avait couronné la constante activité et la loyauté bien connue de ce marchand qui, petit à petit, était devenu un négociant recommandable et avait acquis une fortune qui, chaque jour, devenait plus rondelette; le père Salvador, il se nommait ainsi, avait longtemps désiré un enfant, enfin le ciel avait exaucé ses vœux et après dix ans d'union, son alerte et intelligente ménagère avait donné le jour à un fils dont la venue ici-bas avait été célébrée par une fête à laquelle avaient été conviés tous les amis et voisins.

Un de ces repas homériques comme il ne s'en fait qu'en province, repas qui durent plusieurs heures pendant lesquelles on débouche les vieilles bouteilles réservées pour les grandes occasions, et dont on conserve le souvenir pendant plusieurs années avait couronné la fête.

Le fils du père Salvador, à quatorze ans, paraissait en avoir dix-huit, tant il était grand et bien constitué. Les jeunes filles remarquaient déjà la régularité de ses traits, ses beaux yeux bleus et ses magnifiques cheveux blonds dont les longues boucles tombaient jusque sur ses épaules.

La nature avait accordé au jeune Salvador ses plus précieuses faveurs, son intelligence n'était pas au-dessous des agréments de sa personne, aussi avait-il obtenu au collège les plus éclatants succès, à quinze ans il allait passer son examen de bachelier ès-lettres, et ses parents, dont il était l'orgueil et la joie, voulaient en faire un avocat. «Notre fils sera bien sûr un avocat distingué, et maintenant un avocat distingué peut tout espérer,» disait souvent à sa ménagère le bon père Salvador, qui lisait les journaux du temps et qui n'était pas aussi simple que le prétendaient ses voisins.

La maison du père Salvador était assez vaste pour qu'il lui restât quelques chambres sans emploi; l'honnête négociant qui savait tirer parti de tout, avait fait meubler ces chambres, qu'il louait soit à des marchands étrangers, soit à des officiers de la garnison, mais le père Salvador n'admettait pas tout le monde au nombre de ses locataires, en fait de marchands, il ne recevait que ceux qui se recommandaient d'un de ses correspondants; il ne voulait en fait d'officiers que ceux dont l'âge et le grade pouvaient garantir la conduite, une seule fois, il avait dérogé à ses habitudes; un homme qui s'était dit négociant à Marseille, et dont au reste les papiers de sûreté étaient parfaitement en règle, s'était présenté chez lui sans être porteur de la recommandation obligée, le père Salvador aurait bien voulu ne pas lui accorder sa demande, mais cet homme était doué d'une physionomie si honnête, il s'exprimait avec tant de politesse, qu'il n'avait pas osé le refuser.

Cet homme était revenu plusieurs fois, et sa conduite d'une rigidité exemplaire, qui ne s'était pas démentie depuis plusieurs années, la constante régularité de ses habitudes, lui avaient acquis enfin la confiance des époux Salvador, qui avaient pris l'habitude de le consulter lorsqu'il s'agissait pour eux d'une affaire importante.

Cet étranger, qui se faisait appeler Duchemin, paraissait aimer beaucoup le jeune Salvador, qui, de son côté, le voyait toujours arriver chez son père avec un nouveau plaisir. Il causait souvent avec lui de ses études, il lui faisait raconter les nombreux voyages qu'il disait avoir faits, et le jeune homme qui rêvait une vie aventureuse, s'enthousiasmait à ces récits combinés avec assez d'art pour éveiller son imagination sans blesser les susceptibilités des parents. Ceux-ci, charmés de ce qu'on fournissait à leur fils l'occasion de faire montre des connaissances qu'il avait acquises, accordaient à l'étranger une légère portion de l'attachement qu'ils avaient voué à leur unique enfant.

Duchemin, que les nécessités de son commerce amenaient deux ou trois fois par année à Toulouse, se trouvait chez les époux Salvador au moment où leur fils se disposait à passer son examen de bachelier ès-lettres. Duchemin, qui avait annoncé son départ, le retarda pour assister au triomphe du jeune homme, il fut reçu, cela n'étonna personne; cependant la joie de ses parents fut grande, et Duchemin fut invité à prendre part à la petite fête qui fut donnée à cette occasion.

Le lendemain, Duchemin annonça qu'il devait aller à Muret, où il resterait trois jours; il fit naître au jeune homme l'idée de demander à ses parents la permission de l'accompagner. Le père Salvador ne pouvait rien refuser à son fils après un triomphe aussi éclatant que celui qu'il venait d'obtenir, aussi s'empressa-t-il d'accorder au jeune homme la légère faveur qu'il sollicitait, et le lendemain, à sept heures du matin, une voiture de louage vint prendre les voyageurs. Le temps était superbe, et le ciel bleu, parsemé de petits nuages argentés, annonçait une belle journée, tout le monde était joyeux; cependant, en voyant son fils bien-aimé quitter pour la première fois le toit paternel, la mère ne put retenir ses larmes; une voix secrète qu'elle s'efforçait en vain d'étouffer, un pressentiment que rien n'avait pu faire naître et que rien ne justifiait, lui disait qu'elle ne reverrait plus son enfant: elle cherchait sans pouvoir y parvenir à chasser les pensées affligeantes qui traversaient son esprit et elle allait déclarer qu'elle ne pouvait consentir à se séparer de son fils, lorsque le cheval prenant le petit trot, la voiture s'éloigna.

—Que Dieu et la sainte Vierge le protègent! dit madame Salvador, lorsque la carriole d'osier, qui emportait son cher fils, disparut au milieu des tourbillons de poussière qu'elle soulevait sur la route.

Le ciel n'exauça pas les vœux de la pauvre mère, le soleil qui devait éclairer la journée du retour se leva radieux et le fils ne revint pas. Des semaines, des mois, des années se passèrent sans que ses parents entendissent parler de lui; enfin, brisés par la douleur, ils tombèrent après avoir répandu leur dernière larme.

Duchemin (nous connaîtrons plus tard le véritable nom de cet homme) appartenait à une honnête famille du midi de la France; il avait reçu une assez bonne éducation, et était doué de capacités assez éminentes pour occuper dans le monde une position honorable.

Ses parents étant morts lorsqu'il n'était encore qu'un enfant, sa tutelle avait été confiée à un homme trop égoïste pour comprendre les devoirs qu'imposent d'aussi saintes fonctions, cet homme cependant avait administré la petite fortune de son pupille avec assez d'intelligence et de probité, et lorsque celui-ci avait été majeur, il lui avait remis son compte en livres, sous et deniers; puis il s'était fait donner une décharge, avait souhaité au jeune homme toutes sortes de prospérités et ne s'était plus occupé de lui.

Duchemin s'était donc trouvé à vingt ans maître absolu de ses actions et possesseur d'une somme qu'il se hâta de dissiper.

C'est ce qui devait arriver.

Après quelques années durant lesquelles il ne trouva pas un instant pour réfléchir, Duchemin s'aperçut un matin que son coffre était vide. Il fallait dire adieu aux plaisirs, chercher l'emploi de ses facultés, et demander à un travail de tous les instants une fortune peut-être moindre que celle qu'il avait si vite dissipée. Duchemin n'eut pas assez de courage pour faire cela.

Ce n'étaient donc pas les nécessités d'un commerce honorable qui amenaient Duchemin à Toulouse; il ne venait dans cette ville que pour vendre à un joaillier juif les bijoux et les pièces d'argenterie, fruit des rapines d'une association de malfaiteurs qui infestait le bois de Cuges à laquelle il était affilié.

Voulant exercer avec sécurité sa dangereuse industrie, Duchemin avait compris que le premier de ses soins devait être celui d'éviter les soupçons qui, à tort ou à raison, atteignent toujours l'étranger dont la présence dans une ville de province ne paraît pas suffisamment justifiée, si surtout il n'a pas eu la précaution de se loger dans ce qu'on appelle une maison bien famée. Aussi échangeait-il une faible partie de la somme que lui comptait le joaillier juif contre des marchandises que souvent il vendait à perte dans une autre ville; et lors de son première voyage à Toulouse, il avait d'abord songé à se procurer un logis tel qu'il le désirait. Le juif lui avait indiqué la maison du père Salvador, dont son extérieur honnête, et l'urbanité de ses manières lui avait fait ouvrir les portes.

Duchemin, doué d'une assez grande perspicacité, avait découvert, au milieu des brillantes qualités que possédait le jeune Salvador, le germe de plusieurs vices. Cette découverte et l'espérance qu'elle lui fit concevoir de se créer un complice sur lequel il pût compter dans tous les événements de sa vie aventureuse, le déterminèrent à enlever ce jeune homme à sa famille.

—Il n'eut pas beaucoup de peine à gagner l'amitié et la confiance du jeune Salvador, qui eut bientôt oublié ses parents et qui se lança avec une ardeur toute juvénile au milieu des plaisirs faciles que Duchemin faisait en quelque sorte naître sous ses pas.

Salvador, pour échapper aux recherches actives qui avaient été faites par sa famille, avait d'abord pris le nom d'Aymard. Ce fut sous ce nom qu'il fit ses premières armes. Arrivé, après avoir parcouru une notable partie de la France, dans une des villes du nord, il fut reçu chez une jeune veuve fort riche à laquelle il avait su inspirer de l'amour; il lui vola, à l'instigation de Duchemin, un écrin d'une valeur considérable. La jeune femme ne pensa pas un seul instant à accuser celui qu'elle aimait, et ce premier succès ayant enhardi Salvador, il fabriqua plusieurs faux, au moyen desquels des sommes considérables furent enlevées à divers banquiers de la France et de la Belgique.

Un certain jour, la fortune se lassa de favoriser les entreprises du jeune homme, il fut arrêté au moment où il venait de commettre un vol chez un riche bourgeois de Valenciennes où il se trouvait alors, mais aidé par ses complices qui, plus heureux que lui, n'avaient pas été pris, il parvint à se tirer des mains de la gendarmerie.

Duchemin et le jeune homme qu'il était allé arracher au foyer paternel pour en faire son complice, étaient vivement poursuivis; on savait qu'ils étaient auteurs des faux nombreux qui venaient d'épouvanter le commerce, et le signalement de ces deux malfaiteurs avait été envoyé dans toutes les communes du royaume. Duchemin et Salvador, pour laisser aux recherches le temps de se ralentir, quittèrent la France, qu'ils traversèrent et s'embarquèrent à Marseille sur un paquebot qui faisait voile pour l'Italie.

L'argent ne leur manquait pas: ils arrivèrent donc à Turin en grand équipage. Salvador prit le nom de vicomte de Lestang, et se fit passer pour un jeune homme de noble famille qui voyageait accompagné de son gouverneur pour achever son éducation. Les maisons les plus honorables de Turin furent ouvertes au jeune gentilhomme français, dont tout le monde, et particulièrement les femmes, admiraient la beauté et les excellentes manières. Salvador avait capté les bonnes grâces de madame Carmagnola, l'une des femmes les plus distinguées de la ville, cette dame, encore très-désirable, avait cependant atteint l'âge auquel une femme peut sans se compromettre témoigner de l'intérêt à un aimable jeune homme, Salvador était devenu un des plus intimes de son petit cercle. Duchemin, en sa qualité de gouverneur, accompagnait partout son élève il examinait les lieux, prenait adroitement une empreinte, des fausses clés étaient fabriquées, et bientôt on entendait parler dans la ville d'un vol, dans les yeux peu exercés de la police turinaise ne pouvaient deviner les moyens d'exécution.

—Salvador et Duchemin avaient retrouvé à Turin plusieurs de leurs complices, auxquels ils avaient écrit de venir les joindre, ils formèrent entre eux le projet de voler la caisse de la maison Carmagnola. Tout fut préparé pour assurer la réussite de ce crime: des fausses clés furent préparées et, au moment indiqué, les complices se réunirent près du lieu où ils devaient opérer; la nuit était obscure, et grâce à une forte pluie, les rues étaient désertes: toutes les portes de la maison du riche banquier Carmagnola furent ouvertes avec une dextérité surprenante, et les malfaiteurs arrivèrent sans obstacle dans la pièce où se trouvait la caisse qu'il s'agissait de vider; c'était un coffre en bois de chêne recouvert d'une plaque de fer d'une épaisseur raisonnable, scellé dans le mur par de fortes lames de fer, et fermé par trois serrures dont Duchemin n'avait pu se procurer les empreintes, il fallait donc les forcer, ce que les malfaiteurs essayèrent, en se servant d'un cric et de coins en buis, elles allaient céder sous les efforts redoublés de quatre hommes vigoureux, qui croyaient déjà tenir l'or et les billets de banque; lorsque tout à coup une bruyante détonation se fit entendre.

Les voleurs prirent la fuite; les coups de pistolets qui les avaient si fort effrayés, et les avaient arrêtés au moment où le vol qu'ils projetaient allait être consommé, n'étaient cependant pas dirigés contre eux. Le banquier Carmagnola qui devait le lendemain faire un petit voyage, avait remis ses pistolets à son domestique, en lui ordonnant de les mettre en état, et celui-ci avait déchargé imprudemment ces armes dans le jardin, sur lequel donnait la fenêtre de la petite pièce dans laquelle se trouvaient alors les voleurs.

Ceux-ci, en se sauvant, renversèrent presque le domestique qui, étonné de rencontrer au milieu de la nuit quatre individus dans le jardin de son maître, se mit sans hésiter à leur poursuite; il allait atteindre l'un d'eux, et les cris qu'il poussait allaient infailliblement amener du monde sur le lieu de la scène: le bandit se retourna l'attendit de pied ferme et lui porta en pleine poitrine un coup de poignard qui l'étendit sur le sol.

Débarrassés du domestique, les voleurs, que rien ne vint plus contrarier dans leur fuite, purent quitter l'hôtel Carmagnola, et se disperser sans être davantage inquiétés.

—Vous allez bien, mon cher, dit Duchemin à Salvador, lorsque tous deux se trouvèrent réunis devant un bon feu dans la chambre de l'hôtel de la Bonne-femme qu'ils habitaient, vous allez bien, c'est une justice à vous rendre; un homme blessé, tué peut-être.

—Ne fallait-il pas me laisser prendre? répondit Salvador, je tuerais dix hommes plutôt que de faire connaissance avec les prisons italiennes.

—Très-bien, mon cher élève. Un jour, je l'espère, vous surpasserez votre maître. Mais quels seront les résultats de tout ceci?

—Nuls; ce domestique, s'il n'est pas mort, ne pourra reconnaître personne puisque, suivant notre coutume, nous étions masqués.

Duchemin et Salvador en étaient là de leur conversation, lorsqu'un domestique de l'hôtel vint les prévenir qu'un inconnu désirait leur parler. Salvador répondit qu'on pouvait faire entrer.

—Demandez des chevaux de poste et partez à l'instant même, leur dit celui qu'on avait introduit auprès d'eux, et qui n'était autre qu'un de ceux qui les avait aidés dans la tentative de vol qui venait d'échouer, partez, si vous ne voulez pas être arrêtés dans quelques heures. La rumeur publique, corroborée par les assertions du domestique que vous avez blessé et qui prétend avoir reconnu M. le vicomte de Lestang, vous accuse hautement.

—Mais cela est impossible, s'écria Salvador, nous étions tous masqués.

—Votre masque se sera dérangé; vous avez peut-être dit quelques mots; tout ce que je puis vous dire, c'est que vous êtes reconnus, que je suis certain de ce que j'avance, et que les gens de justice sont actuellement chez le banquier. Faites maintenant ce que vous voudrez.

Salvador voulait rester et tenir tête à l'orage, mais Duchemin crut qu'il était plus sage de partir.

Lorsque l'on a du beurre sur la tête, dit-il à son compagnon, il ne faut pas aller au soleil; le beurre fond et tache[190].

L'avis de Duchemin l'emporta, et quelques minutes après l'entretien que nous venons de rapporter, une voiture des frères Bonnafous emportait Salvador et ses deux compagnons.

A peine rentrés en France, ils volèrent le receveur général du Var, à Draguignan, auquel ils enlevèrent une somme de près de 35,000 francs, avec des circonstances assez singulières, que nous rapporterons pour donner à nos lecteurs la mesure du caractère audacieux de Salvador et de ses complices.

Salvador, en échangeant des espèces contre des mandats au porteur, sur divers receveurs généraux, mandats qui s'escomptent partout avec facilité, avait pu prendre toutes les empreintes qui étaient nécessaires; Duchemin, de son côté, qui de gouverneur du vicomte de Lestang était devenu son valet de chambre, avait si adroitement manœuvré, qu'il était parvenu à se lier avec le domestique de confiance du receveur-général.

Ce domestique couchait dans la pièce où se trouvait la caisse. C'était un très-honnête garçon et Duchemin vit de suite qu'il ne fallait pas songer à le corrompre. L'attaquer, le mettre, non pas peut-être en quartiers, mais au moins dans l'impossibilité de s'opposer à la réussite de leur entreprise, Salvador et ses compagnons l'eussent fait volontiers, mais le domestique, semblable à ce chien dont parle le bon la Fontaine, était de taille à se vaillamment défendre. Duchemin avait donc cru devoir l'aborder très-humblement. Quelques bouteilles de vin de Jurançon, offertes à propos, délièrent la langue du domestique, qui raconta toute son histoire à Duchemin.

Cette histoire était celle de tout le monde; cependant elle renfermait l'énonciation d'un fait dont Duchemin crut qu'il pourrait tirer parti. Le valet, dans le cours de sa narration, ayant parlé d'un vieux château, situé dans son pays, dans lequel, suivant lui, il revenait des esprits, Duchemin s'était mis à rire.

—Si vous aviez vu, comme moi, ces esprits, vous n'auriez pas envie de rire, s'était écrié le domestique.

—Vraiment, lui répondit Duchemin qui venait de concevoir les moyens de mener à bien l'entreprise qu'il méditait et avait repris son sérieux. Vraiment vous avez vu des esprits?

—Comme je vous vois.

Et le domestique raconta une de ces longues et lamentables chroniques qui se disent aux veillées.

La nuit était venue, et Duchemin et le domestique qui s'étaient arrêtés dans une petite auberge des environs de Draguignan, songèrent à rentrer en ville. La journée avait été chaude, et à des certains intervalles des flammes du feu Saint-Elme, si commun dans le Midi, apparaissaient dans la campagne. Le domestique, encore sous l'impression du récit qu'il venait de faire, paraissait en proie à la plus vive frayeur.

—J'ai toujours cru, disait-il en saisissant le bras de Duchemin, que ces petites flammes bleues étaient des âmes en peine.

—Vous pourriez bien avoir raison, lui répondait celui-ci.

Arrivés en ville ils se quittèrent.

Salvador avait approuvé le projet qu'avait conçu Duchemin.

Vêtus tous deux d'un costume complet de pénitent noir, ils s'introduisirent heureusement dans la pièce où couchait le domestique qui était comme nous l'avons dit, celle dans laquelle se trouvait la caisse. Leur compagnon faisait le guet.

Le pauvre gardien dont les rêves retraçaient les images dont il s'était occupé toute la journée, s'étant éveillé fut saisi d'une telle frayeur à la vue des deux effroyables fantômes qui se trouvaient devant ses yeux, qu'il n'eut pas la force de jeter un seul cri. Salvador et Duchemin ne perdirent pas de temps; tandis que le premier ouvrait la caisse avec les fausses clés qu'ils avaient fabriquées, le second jetait de la poudre de Lycopode sur la flamme d'une petite bougie qu'il tenait à la main.

Le malheureux domestique, qui se serait défendu avec courage s'il avait su avoir affaire à deux malfaiteurs, n'avait pas de force contre des esprits. Il perdit l'usage de ses sens.

Salvador et Duchemin se retirèrent sans rencontrer d'obstacles; mais par une fatalité singulière, le lendemain du jour où fut commis ce vol, les deux amis furent arrêtés, par un gendarme intelligent, au moment où ils allaient monter en diligence.

Traduits devant la cour d'assises d'Aix, ils furent condamnés tous deux à dix années de travaux forcés, et conduits au bagne de Toulon.

Lorsqu'un voleur, qui durant le cours de sa carrière s'est fait connaître par quelques action d'éclat, arrive au bagne, il a le droit que personne ne songe à lui contester de choisir la meilleure place du banc[191]; les braves garçons[192] lui apportent tous les petits objets qui sont nécessaires à un forçat; ils dégarnissent même leur serpentin[193] pour améliorer celui du nouveau venu.

Les argousins, dont depuis quelque temps on a fait des adjudants, ont pour ces hommes une sorte de respect et des égards qu'ils n'accordent pas aux forçats qui expient un crime de peu d'importance.

L'entrée de Duchemin et de Salvador dans la salle nº 3[194], fut saluée par d'unanimes acclamations; les forçats se cotisèrent, le vin coula à flots, chacun raconta son histoire, et comme on le pense bien, ce furent les plus criminels qui obtinrent les plus bruyants applaudissements.

Salvador, lorsque Duchemin eut raconté son histoire aux doyens de la salle nº 3, obtint une légère part de la considération que l'on accordait à son compagnon; on loua beaucoup surtout sa présence d'esprit et son courage dans la tentative de vol commise chez le banquier Carmagnola.

Les deux amis s'étaient procurés, aussitôt leur arrivée au bagne, tous les petits objets qui sont nécessaires à un forçat; ils s'étaient, en un mot, conduits comme des hommes résignés à subir une punition qu'ils reconnaissent avoir méritée; cependant telle n'était par leur intention; Duchemin portait sur lui une assez forte somme en billets de banque qu'il avait su soustraire à tous les regards, et comme au bagne aussi bien que partout ailleurs on trouve tout ce que l'on désire, lorsqu'on est en mesure de payer, il n'avait pas eu de peine à se procurer un de ces étuis de fer-blanc ou d'ivoire de quatre pouces de long sur environ douze lignes de diamètre qui peuvent contenir un passe-port, une scie et sa monture et auquel les voleurs ont donné le nom de bastrigue.

La jeunesse de Salvador, avait intéressé en sa faveur le commissaire du bagne, qui lui avait accordé une des places de sous-payot.

Les places de payot et de sous-payot, sont les plus belles et les plus lucratives de toutes celles qui peuvent être accordées aux forçats qui, par leur conduite ou leur éducation, se montrent dignes des faveurs de l'administration. Le payot, comme tous les autres sous-officiers de galère, est déferré et ne va pas à la fatigue[195]; mais il a de plus qu'eux, la permission de circuler librement dans l'intérieur du bague.

Duchemin et Salvador avaient tout préparé pour faciliter leur évasion, et ils attendaient avec patience un moment favorable, lorsqu'à des indices qui ne pouvaient échapper à des yeux aussi clairvoyants que ceux de Duchemin, ils s'aperçurent que leur projet avait été deviné par un de leurs compagnons d'infortune.

Duchemin n'avait pas obtenu les même faveurs que Salvador, il était accouplé et allait à la fatigue; son compagnon de chaîne, qui subissait une condamnation à cinq ans, était un homme de vingt-trois à vingt-cinq ans, fortement constitué, ses traits, d'une régularité parfaite, étaient empreints d'une remarquable expression de résolution: nous dirons les causes qui avaient amené au bagne de Toulon, cet homme qui doit jouer un rôle important dans la suite de cette histoire.

VI.—Une cantatrice.

Le voyageur qui, après avoir parcouru les contrées du nord et de l'est de la France, arrive dans une de nos cités méridionales, pourrait croire qu'il se trouve transporté sur une terre étrangère, si l'uniforme des douaniers et des gendarmes, ne venait à chaque pas qu'il fait, lui rappeler qu'il n'a pas quitté le bon royaume de France; les peuples du midi, excités sans doute par l'ardeur du soleil qui brille sur leurs têtes, se passionnent avec la plus grande facilité; leur imagination, d'une extrême mobilité, court sans cesse les champs après toutes les occasions qui peuvent se présenter de l'occuper durant quelques instants. Qu'une des célébrités de l'époque, que ce soit un brave militaire, un artiste célèbre, ou un grand écrivain, arrive dans une des cités du Languedoc, de la Provence ou de la Guienne, si l'homme célèbre est quelque peu populaire, toutes les voix se résumeront en un immense vivat, il n'y aura pas dans la ville assez d'instruments de musique, pour suffire à toutes les sérénades, et si le ciel est serein, et qu'une main rencontre par hasard celle qui se trouve près d'elle, une immense farandole est exécutée à l'instant sur la place publique.

C'est des pays méridionaux qu'est venue la mode d'accorder aux artistes dramatiques, ces ovations gigantesques, qui doivent laisser à celui qui en est l'objet, la crainte d'être enseveli vivant sous une avalanche de fleurs, mode du reste qui a fait plus de chemin que la liberté, car à l'heure qu'il est, elle a déjà fait le tour du monde.

Après cette légère esquisse du caractère de nos compatriotes du midi, nos lecteurs ne seront pas étonnés lorsque nous leur dirons que les débuts d'une jeune cantatrice qui, pour parler comme l'affiche, n'avait encore paru sur aucun théâtre, occupait toute la population de l'antique cité phocéenne: on racontait des merveilles de cette jeune femme, elle était, disait-on, plus belle que la mère des Amours, sa voix devait faire oublier celle d'Henriette Sontag, la célébrité de l'époque; elle n'avait pas encore eu l'occasion de donner les preuves de l'immense talent qu'on lui supposait, et déjà l'on craignait que la capitale, que l'on maudissait par anticipation, ne vînt enlever à la ville de Marseille, le plus beau diamant de sa couronne.

Le jour des débuts arriva, toute la ville s'était donné rendez-vous dans la rue de la Comédie; les spéculateurs qui, depuis le matin, obstruaient toutes les avenues des bureaux de location, gagnèrent des sommes énormes; on se battit aux portes du théâtre, plus d'un lion marseillais laissa, sur le champ de bataille, les parties les plus essentielles de sa parure, il y eut des épaules démises et des chapeaux enfoncés, des bras et des jambes cassés, et des habits et des redingotes transformés en vestes rondes; enfin l'on entra.

Un cri partit à la fois de toutes les poitrines, lorsque la toile se leva: la débutante! la débutante! le public ne voulut pas écouter la petite pièce qui devait commencer le spectacle. Un religieux silence s'établit, lorsque l'orchestre attaqua les premières mesures de l'ouverture de l'opéra, dans lequel devait paraître la débutante. Malgré l'expression paterne que l'on pouvait remarquer sur la physionomie de la plupart des individus qui se trouvaient dans la salle, on eut, bien certainement, très-rudement jeté à la porte celui qu'une quinte aurait surpris à l'improviste; c'est qu'il faut peu de chose pour aigrir la bile des Marseillais, braves gens, du reste, si ce n'est qu'ils paraissent être constamment en colère, et que l'on peut croire qu'ils sont prêts à se battre, lorsqu'ils parlent entre eux d'affaires ou de plaisirs.

La débutante parut enfin, c'était une très-belle personne, grande, bien faite, ses cheveux noirs et luisants comme l'aile du corbeau, dont les longues boucles tombaient sur ses épaules d'une blancheur éblouissante, encadraient un visage d'un ovale parfait; ses traits d'une régularité tout à fait artistique, rappelaient les gracieuses créations que nous a légué le ciseau des vieux sculpteurs, ses yeux bleus, à demi cachés sous des cils longs et soyeux, semblaient lancer des éclairs.

Elle chanta; les espérances qu'elle avait fait concevoir ne furent pas déçues; sa voix, d'une pureté et d'une fraîcheur remarquables, atteignait sans efforts les notes les plus élevées du registre, c'était un déluge de cadences perlées, d'admirables fioritures se succédant toujours nouvelles avec une rapidité merveilleuse.

Presque toujours, les passions violentes, lorsque l'événement qui doit en déterminer l'explosion agit sur une nature impressionnable, naissent spontanément dans le cœur de celui qui doit en éprouver les effets; aussi un jeune homme, que le hasard avait conduit au théâtre eut toute la nuit devant les yeux l'image de la brillante cantatrice.

Ce jeune homme que nous nommerons Servigny, avait réalisé une somme d'environ vingt mille francs, qu'il avait déposée chez un notaire de Paris qui devait la lui faire tenir à Marseille, et il attendait dans cette ville qu'un navire mît à la voile pour les Indes orientales, contrées qu'il brûlait du désir de visiter; lorsque la vue de Silvia, (ainsi se faisait nommer la jeune cantatrice dont nous venons de raconter les débuts), vint tout à coup changer la résolution qu'il avait prise.

Il n'est pas difficile de se faire présenter à une actrice de province, obligée de ménager une foule de petites autorités, elle est forcée d'ouvrir son salon à tous ceux qui, directement ou indirectement, exercent sur l'opinion du public une certaine influence. Servigny put donc facilement arriver auprès de celle qu'il n'avait vue qu'une fois et que déjà il aimait.

Silvia reçut Servigny avec beaucoup de grâce; les actrices (il est bon de rappeler qu'il n'existe pas de règle sans exception) ont ordinairement beaucoup d'indulgence pour ceux qui se montrent disposés à courber la tête devant la puissance de leurs charmes. Servigny était jeune, beau, et son introducteur autant pour se donner du relief que pour le servir, lui avait de sa propre autorité donné la fortune d'un nabab indien, aussi Silvia employa pour achever de le séduire les plus ravissantes coquetteries, les œillades les plus provocatrices. Elles voulut bien lui chanter les plus jolis airs de son répertoire, et lorsque le pauvre jeune homme eut à moitié perdu la raison, elle lui serra la main, lui accorda un de ses plus doux regards, et le congédia, cent fois plus amoureux qu'il ne l'était lorsqu'il s'était présenté chez elle.

Silvia était beaucoup plus expérimentée que ne permettait de le supposer son extrême jeunesse, et nous devons dire qu'elle était toute disposée à se faire de ses charmes un moyen de fortune. Servigny qu'elle croyait beaucoup plus riche qu'il ne l'était en réalité, lui paraissait une proie qu'elle ne devait pas négliger.

Il existe des familles dans lesquelles le crime se transmet de génération en générations, et qui ne paraissent exister que pour prouver la vérité du vieux proverbe qui dit que tout bon chien chasse de race.

La tavernière de la rue de la Tannerie; la hideuse Sans-Refus était la fille naturelle d'un voleur nommé Comtois, rompu vif en 1788, dans la cour de Bicêtre, et de la fille Marianne Lempave, qui fut un peu plus tard condamnée pour vol à plusieurs années de prison.

Deux voleurs du plus bas étage, les nommés Nifflet et Dubois l'insolpé[196], revendiquaient la paternité d'une petite fille à laquelle sa mère, la Sans-Refus, avait donné les noms de Désirée-Céleste Comtois, et que nous venons de rencontrer prima donna au théâtre de Marseille, sous le nom de Silvia.

La beauté de cette fille, à laquelle nous conserverons jusqu'à nouvel ordre le nom de Silvia, fut remarquée dès sa naissance; on admirait surtout l'extrême blancheur de sa peau et la pureté admirables de ses formes.

Elle fut mise en nourrice à Crepy en Valois, où elle resta jusqu'à l'âge de cinq ans; la nourrice était fière d'avoir élevé cette petite fille, dont l'excellente santé et la beauté étaient le témoignage vivant des soins qu'elle prodiguait à ses nourrissons.

Les bénéfices que procurait à la mère Sans-Refus l'honnête industrie qu'elle exerçait, étaient assez considérables pour lui permettre d'espérer qu'elle pourrait un jour se retirer des affaires avec une jolie fortune.

La mère Sans-Refus n'aimait rien au monde que sa fille, et nous l'avons vue prodiguer les soins que les plus empressés et les plus désintéressés à la comtesse de Neuville, seulement parce que les traits de cette dame lui rappelaient ceux de sa fille qui lui avait été enlevée dans les circonstances que nous allons rapporter.

Un certain monsieur de Préval, rencontra un jour aux Tuileries, une jeune fille de quinze à seize ans au plus, dont il admira l'extrême beauté; cette jeune fille était accompagnée d'une dame d'un âge et d'une physionomie respectables. Préval, qui ce jour-là ne savait que faire, suivit ces deux femmes pour passer le temps.

Sur la terrasse du bord de l'eau elles abordèrent un homme décoré qui paraissait les attendre, elles prirent des chaises, Préval fit comme elles, et, protégé par le piédestal de la statue contre lequel étaient les chaises occupées par les trois individus qu'il épiait; il put, sans être aperçu, écouter toute leur conversation; il apprit que l'homme décoré était le père de la jeune personne, et que cette dernière était élevée à l'institution de Saint-Denis en sa qualité de fille d'un officier de la Légion d'honneur; Préval fut énormément surpris de ce qu'il entendait; il connaissait beaucoup l'homme décoré qui causait avec les deux femmes qu'il avait suivies; il savait que cet homme était veuf et que l'unique fille qu'il avait eue de son mariage était de longtemps en apprentissage chez une marchande lingère de Rambouillet.

Préval, qui savait où retrouver l'homme décoré lorsqu'il en aurait besoin, le laissa donc partir sans s'en inquiéter davantage, il savait tout ce qu'il désirait savoir.

Le soir même, Préval abordait cet officier de la Légion d'honneur, dans un salon ouvert clandestinement aux amateurs de la roulette et du trente et quarante, et avait avec lui la conversation suivante:

—Eh bien, monsieur Fontaine, la fortune vous favorise-t-elle ce soir?

—Je ne suis pas mécontent, mon cher de Préval, répondit Fontaine en ramenant à lui une certaine quantité de pièces d'or.

—Si vous continuez ainsi, vous pourrez octroyer une très-belle dot à mademoiselle Fontaine.

—Les destins et les flots sont changeants! reprit Fontaine, auquel un refait de trente et un venait d'enlever une petite partie de ce qu'il avait gagné. Si ma fille attend pour se marier la dot que je lui donnerai, je crois qu'elle sera forcée de mourir fille.

—Sainte Catherine ne tresse pas des couronnes pour celles qui sont aussi jolies que mademoiselle Fontaine.

—Catherine Fontaine jolie, s'écria le vieil officier de la Légion d'honneur profondément étonné, je suis bien fâché pour elle d'être forcé de vous démentir, mais Catherine ressemble à son père, et il prit la position du soldat qui doit subir l'inspection d'un officier supérieur.

Fontaine n'était pas beau, et si ce qu'il venait de dire était vrai, la pauvre Catherine ne devait pas rencontrer beaucoup d'adorateurs.

—Si votre fille est aussi laide... que vous le dites, ajouta de Préval, quelle est donc la charmante personne qui ce matin aux Tuileries vous appelait son père.

—L'étonnement de Fontaine fut si grand, qu'il oublia de pointer sur la carte qu'il tenait à la main la couleur qui venait de passer.

—Ah! vous avez vu ma fille ce matin, dit-il en balbutiant.

—Oui, monsieur Fontaine, j'ai vu aussi votre nouvelle épouse, je ne croyais pas que vous vous seriez remarié sans me prier d'assister à vos noces.

Fontaine se mit à rire aux éclats.

—Monsieur de Préval, dit-il lorsque cet accès d'hilarité fut passé, je devine vos intentions, la petite que vous avez vue ce matin vous plaît, et vous désirez vous en faire aimer; rien de plus facile, mon très-cher, je vais, si vous voulez me promettre le secret, vous raconter tout ce qu'il est nécessaire que vous sachiez afin de réussir dans ce que vous projetez.

De Préval fit toutes les promesses imaginables, et Fontaine lui raconta ce qui suit:

—J'avais demandé à l'institution de Saint-Denis, pour ma fille, une place, à laquelle lui donnait droit ma qualité d'officier de la Légion d'honneur; lorsque l'on m'eut accordé ma demande, je pensai que ma fille serait beaucoup plus heureuse si au lieu de la faire élever à Saint-Denis, je la plaçais dans une maison de manière à ce qu'il ne fût plus nécessaire que je m'occupasse d'elle; cette détermination prise je ne savais plus que faire de l'ordre d'admission que j'avais obtenu pour ma fille, lorsqu'une respectable dame qui désirait faire donner à sa fille une éducation soignée...

—Sans doute celle qui ce matin accompagnait la jeune fille.

—Non, mon cher de Préval, la dame de ce matin est seulement une de celles qui sont attachées à l'institution. La mère de la jeune fille en question tient un de ses établissements qui n'ont pas de nom dans la bonne compagnie; elle demeure rue de la Tannerie, nº 31, et les habitués de sa maison l'ont surnommée la mère Sans-Refus.

—Mais je connais cette femme, s'écria de Préval.

—Ah! vous connaissez cette femme, ajouta Fontaine profondément étonné; j'en suis bien aise. Cette femme donc me proposa de m'acheter pour sa fille la place qui devait être occupée par la mienne; elle veut absolument faire une femme du monde de sa fille, qu'elle ne voit jamais, dans la crainte de la compromettre.

—Elle est assez riche pour se passer cette fantaisie.

—J'avais besoin d'argent, j'acceptai; et maintenant la jeune Désirée-Céleste Comtois est élevée à Saint-Denis sous les noms de Catherine Fontaine.

Vous désirez sans doute maintenant que je vous donne quelques détails sur le caractère de cette jeune fille? Elle est belle, vous le savez puisque vous l'avez vue; elle a beaucoup d'esprit, elle est excellente musicienne, elle chante à ravir: voilà ses qualités; elle est dissimulée, vindicative, jalouse: voilà ses défauts. Si maintenant vous désirez en faire votre maîtresse, je ne m'y oppose pas.

—Vous ne voulez pas me servir?

—Je ne le puis pas.

—En ce cas, j'agirai seul. Une seule question: avez-vous déjà écrit à Saint-Denis?

—Jamais.

—En ce cas, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.

De Préval laissa Fontaine à ses combinaisons aléatoires, et se rendit chez lui afin d'y mûrir le plan qu'il avait conçu pour se rendre maître de la jeune Céleste. Le lendemain, après avoir fait la plus brillante toilette, et s'être procuré une voiture élégante et des gens de bonne mine, il se rendit à Saint-Denis et demanda à parler à la directrice de l'institution.

On reçoit toujours bien celui qui arrive en équipage et dont l'extérieur annonce un homme bien placé dans le monde. De Préval, qui avait cru devoir orner la boutonnière de son habit d'une brochette de décorations, fut admis sans difficulté dans le cabinet de madame la directrice; il lui dit que Fontaine venait d'obtenir la protection du général dont lui, Préval, était l'aide de camp, et que ce général, qui désirait présenter à sa femme la fille de son protégé, l'avait chargé de venir chercher à Saint-Denis la jeune Catherine. Les règlements s'opposaient à la demande qu'il venait de faire; elle lui fut cependant accordée, mais la directrice qui voulait satisfaire le grand personnage au nom duquel Préval s'était présenté, sans manquer aux convenances, ne consentit à laisser sortir Céleste qu'accompagnée d'une institutrice.

—Est-ce qu'il faudra que j'enlève aussi la vieille? se dit de Préval lorsqu'il vit la respectable matrone qui devait l'accompagner.

De Préval, fit monter les deux femmes dans sa voiture et se plaça modestement sur le devant; il se montra, du reste, si réservé dans ses discours, si rempli de petites prévenances et de délicates attentions, que la vieille dame, qui d'abord l'avait regardé comme un ennemi qu'elle devait surveiller, finit par lui accorder les plus gracieux sourires. La voiture s'étant arrêtée devant un riche magasin de nouveautés, de Préval dit à l'institutrice que son général l'avait chargé de faire quelques acquisitions qu'il désirait offrir à Catherine, et il pria les dames de vouloir bien descendre afin de l'éclairer de leurs conseils.

Des femmes auxquelles on propose d'aller examiner les riches étoffes et les mille futilités qui servent à leur toilette, qu'elles soient jeunes ou vieilles, laides ou jolies, acceptent sans se faire beaucoup prier. Les dames entrèrent avec de Préval dans le magasin; des commis portaient dans la voiture tout ce qui plaisait à ces dames, qui jamais ne s'étaient vues à pareille fête, Préval paya sans marchander tout ce qu'elles avaient choisi. Les acquisitions étaient faites, Céleste, aussi joyeuse qu'un pinson, avait repris sa place dans la voiture, lorsqu'un commis, auquel de Préval avait donné le mot, appela l'institutrice en lui disant qu'elle oubliait quelque chose et l'entraîna au fond du magasin, de Préval se plaça promptement auprès de Céleste, et, sur un signe qu'il fit au cocher, les chevaux partirent au galop.

—Vous ne me conduisez donc pas chez le général dont vous me parliez il n'y a qu'un instant, dit Céleste après quelques instants de silence.

De Préval voulut protester.

—Vous cherchez en vain à me tromper, dit Céleste; si vous me conduisiez auprès de mon père, vous ne laisseriez pas ici ma conductrice; au reste, je vous ai reconnu de suite, c'est vous qui, hier, me suiviez aux Tuileries.

—Ah! vous m'avez reconnu, dit de Préval, que la parole brève et le ton décidé de la jeune fille étonnaient singulièrement.

—Oui, et maintenant, au lieu de me conduire chez un général qui ne sait seulement pas si j'existe, vous me conduisez probablement dans quelque lieu écarté, dans une petite maison peut-être; c'est ainsi que cela se pratique dans les romans que j'ai lus en cachette.

Céleste, se mit à rire aux éclats; l'étonnement de de Préval était si complet qu'il ne savait plus ce qu'il devait dire.

—Au reste, continua la jeune fille, cela m'est égal, je ne crains rien, et vous ne me ferez faire que ce qui me conviendra.

—Ah! c'est comme cela, se dit de Préval, je crois que j'ai fait une conquête plus précieuse que je ne l'espérais. Faut-il, continua-t-il en s'adressant à Céleste, donner l'ordre au cocher de nous ramener à Saint-Denis.

—Laissez ce brave homme continuer son chemin, je ne veux plus retourner à Saint-Denis, je verrai plus tard ce qu'il me sera possible de faire pour vous.

De Préval conduisit Céleste dans le logement qu'il avait fait préparer pour elle, et la quitta après l'y avoir installée.

—Peste, disait-il quelques jours après à Fontaine qui lui demandait si son entreprise avait réussi, quelle gaillarde que cette petite fille, elle a plus d'énergie que beaucoup d'hommes, et si elle était tombée entre les mains de mon ami de Lussan, elle serait allée loin si on ne l'avait pas arrêtée; mais c'est égal, elle est admirablement belle, et je crois qu'il me sera possible d'en tirer un excellent parti.

M. de Préval, l'élégant jeune homme aux manières gracieuses, voulait exploiter à son profit la beauté d'une femme. Il ne faut pas que cela vous étonne, cher lecteur. On rencontre dans toutes les classes de la société des hommes de cette trempe. La fille des rues est exploitée par ces hommes dont on trouve le nom dans la Pucelle de Voltaire; la lorette, par l'amant de cœur, qu'il ne faut pas confondre avec l'Arthur; l'actrice prête de l'argent aux artistes incompris et aux journalistes inconnus; la femme du monde fait distribuer, à ses protégés, des places et des décorations; ainsi va le monde.

De Préval qui supportait, non sans le savoir (il était trop expérimenté pour qu'il en fût ainsi), le joug que devaient porter tous ceux qui connaîtraient Céleste, et qui voulait cacher à tous les yeux la précieuse conquête qu'il avait faite, l'emmena aux îles d'Hyères.

La jeune fille s'était laissée vaincre sans se défendre; mais le Préval n'était pas satisfait de sa victoire, Céleste avait cédé sans hésitation, de propos délibéré, parce qu'elle ne pouvait faire autrement. De Préval avait compris que ce n'était pas l'amour qu'il inspirait qui avait amené la chute de sa maîtresse, aussi il cherchait par tous les moyens en son pouvoir à conquérir le cœur de celle dont il possédait déjà le corps.

—Mais tu ne m'aimes donc pas, lui dit-il un jour.

—Je ne t'aime pas comme je puis aimer, lui répondit Céleste; si tu me quittais, je ne te ferais pas de mal.

De Préval jouait parfaitement tous les jeux, il savait même, lorsque cela était nécessaire, corriger la fortune; mais il n'avait pas, ainsi qu'il l'espérait, trouvé aux îles d'Hyères, l'occasion d'exercer ses talents; aussi, sa bourse étant presque vide, il ordonna à Céleste de se tenir prête à partir pour Paris.

—Vous voulez retourner à Paris? lui dit-elle... A votre aise, mon ami, quant à moi je reste ici.

—Vous voulez rester ici?

—Sans doute ne suis-je pas libre?...

—Mais que ferez-vous?

—Que cela ne vous inquiète pas, je ne suis pas embarrassée de ma personne.

—Vous ne savez ce que vous dites, vous me suivrez à Paris, je le veux; nous verrons qui de nous deux cédera.

—Ce ne sera pas moi.

Une violente querelle s'engagea et de Préval, qui tenait à la main une petite cravache, en porta un coup à Céleste.

Elle ne fit pas un geste, ne dit pas un mot; mais ses yeux lancèrent des éclairs, ses joues devinrent affreusement pâles, de Préval comprit qu'il avait été trop loin et voulut s'excuser.

—C'est bien! lui dit Céleste, c'est bien, si vous partez je partirai avec vous.

Quelques heures après cette scène, de Préval sortait du cercle où il passait toutes les soirées. Au détour d'une petite rue qu'il devait suivre pour se rendre à l'hôtel qu'il habitait, il fut abordé par un homme enveloppé dans un de ces cabans que portent les pêcheurs provençaux.

—Si tu pars, elle partira avec toi, lui dit cet homme. Et sans laisser à Préval le temps de se reconnaître, il lui porta un violent coup de couteau qui l'étendit par terre.

Des passants relevèrent de Préval et le portèrent à son hôtel, la blessure qu'il avait reçue, quoique très-grave, n'était pas mortelle. Céleste était partie. De Préval qui craignait, par-dessus tout, d'être forcé de mettre la justice dans la confidence de ses affaires, ne dit rien de nature à la compromettre, et lorsqu'il fut rétabli, il retourna à Paris.

Nous connaîtrons plus tard les événements qui, à partir de ce moment, précédèrent les débuts de Céleste au grand théâtre de Marseille, où, sous le nom de Silvia, nous l'avons vue obtenir les plus brillants succès.

Supposons un instant que plusieurs jours se sont écoulés durant le temps que nous avons mis à vous raconter les événements qui précèdent, et nous entendrons Servigny, que nous retrouverons dans le boudoir de Silvia, lui adresser cette question:

—Mais tu ne m'aimes donc pas?

—Silvia ne répondit pas à Servigny avec autant de franchise qu'elle l'avait fait lorsque Préval lui avait adressé la même question, elle avait devant les yeux, au moment où nous sommes arrivés, un but qu'elle voulait atteindre.

—Si je ne vous aimais pas, seriez-vous ici, lorsque j'ai fait défendre ma porte à tout le monde.

—Mais si vous m'aimez, Silvia, pourquoi ne me confiez-vous pas toutes vos pensées.

—Mais je n'ai vraiment rien à vous confier, dit Silvia, en adressant à Servigny un de ses plus gracieux sourires.

—Vous me trompez, Silvia, depuis quelques jours vous êtes triste, préoccupée; je vous en prie, ne me laissez pas ignorer plus longtemps le sujet de vos peines.

—Puisque vous l'exigez, je vais vous satisfaire; mais, songez-y bien, je vous défends de vous moquer de moi.

—Je vous écoute avec la plus sérieuse attention.

Silvia était aussi bonne comédienne dans son boudoir que sur les planches de son théâtre; elle baissa modestement ses beaux yeux.

—C'est une bien heureuse vie, n'est-ce pas, que celle d'une comédienne à laquelle le public veut bien accorder un peu de talent, dit-elle après quelques instants d'hésitation. Une actrice fait tout ce qu'elle veut, elle peut écouter tous les compliments qu'on lui adresse; les hommes les plus distingués s'empressent autour d'elle, c'est fort agréable sans doute: c'est le beau côté de la médaille dont voici le revers: Si prenant le temps comme il vient, nous cherchons dans une affection réelle une distraction aux ennuis incessants de notre profession, on nous méprise; si nous restons sages, on nous calomnie; nous sommes forcées, surtout en province, d'obéir à mille petites influences; il faut que nous recevions une foule de gens qui nous déplaisent, parce qu'ils iraient nous siffler au théâtre si nous ne les recevions pas dans notre salon; mais trouverons-nous parmi nos camarades ce que nous ne pouvons pas rencontrer dans le monde?... Ah! n'allez pas le croire; ceux de nos camarades qui ont moins de talent que nous, nous jalousent; ceux qui en on plus, nous méprisent; et tous cherchent à nous nuire: les hommes en faisant manquer nos entrées et les effets sur lesquels nous comptions, les femmes soit en ameutant contre nous ceux qui sont leur amants et ceux qui cherchent à le devenir, soit en cherchant à nous écraser par un luxe auquel nous ne pouvons atteindre.

Silvia pleura en achevant ce petit discours dont Servigny ne devinait pas la conclusion; ses larmes qui paraissaient sincères, touchèrent le pauvre jeune homme.

Silvia appréciant l'effet qu'elle avait produit, vit qu'elle pouvait continuer, ce qu'elle fit en ses termes:

—J'ai une parure d'opales et d'émeraudes assez belle, je tiens à cette parure, non pas à cause de sa valeur qui n'est pas considérable, mais parce qu'elle a appartenu à ma pauvre mère (ici une pause, puis quelques nouvelles larmes), cependant, lors de mes débuts, n'ayant pas assez d'argent pour acheter les costumes qui m'étaient indispensables, je la confiai à un juif qui me prêta la somme dont j'avais besoin, il fut stipulé que si je ne lui rendais pas cette somme à une époque indiquée, la parure deviendrait sa propriété. J'espérais être en mesure à l'époque convenue, je ne savais pas alors qu'au commencement de notre carrière nous devons être exploitée par nos directeurs. Ce matin, le juif est venu chez moi, il ne veut plus attendre, et ce soir, si aujourd'hui je ne lui paye pas une assez forte somme, ma parure sera vendue.

—Calmez-vous, ma chère Silvia; calmez-vous. Je vais aller voir ce juif, et il faudra bien qu'il attende quelques jours encore.

—Il ne voudra rien entendre. Je sais que le marquis de Roselli, que je n'ai pas voulu recevoir, parce que je vous aime, Servigny, veut acheter cette parure pour la donner à la seconde chanteuse.

Si Servigny avait eu à sa disposition la petite fortune qu'il possédait, il eut séché de suite les larmes qui coulaient le long des joues de la femme qu'il aimait; mais ne voulant pas lui laisser concevoir une espérance que, peut être, il ne pourrait pas réaliser, il sortit se bornant à l'engager à souffrir avec résignation ce qu'elle ne pouvait empêcher. Silvia qui avait remarqué la préoccupation à laquelle il paraissait en proie, et qui devinait que c'était d'elle qu'il allait s'occuper, se mit à rire aussitôt qu'il fut sorti.

—C'est bien! se dit-elle, c'est bien! Je crois que je puis sans me compromettre prier Dieu qu'il te fasse réussir dans tout ce que tu vas entreprendre.

Le juif qui servait de compère à Silvia, car la parure d'opales et d'émeraudes n'avait été engagée que pour la mise en scène de la comédie qu'elle voulait jouer, possédait tous les défauts qui constituent les qualités des enfants d'Israël. Il était laid, sale, rusé et fripon; et toutes les fois qu'il rencontrait l'occasion de jouer, tout en gagnant quelques écus, un bon tour à un goï[197], il la saisissait avec le plus vif empressement.

Ce moderne Schilock, qui était cependant la providence de toute la fashion marseillaise, habitait la plus vieille masure de la plus sale rue du triste quartier Saint-Jean. Il reçut Servigny avec un empressement qui parut de bon augure à celui-ci.

—Vous voulez dégager la parure de mademoiselle Silvia, dit-il, lorsque le jeune homme lui eût fait connaître l'objet de sa visite; vous avez bien raison, mon jeune monsieur; c'est une bien jolie femme que mademoiselle Silvia, et qui vous aime bien, à ce que l'on dit.

—Ah! on dit cela, répondit Servigny, intérieurement flatté, de ce qu'on savait qu'il était aimé d'une aussi jolie femme que Silvia.

—Voici la parure, ajouta le juif posant sur une petite table, devant laquelle il était assis, une petite boîte de maroquin qu'il avait prise dans un tiroir; voilà une parure, dit-il, qui ne serait pas restée longtemps entre mes mains, si mademoiselle Silvia l'avait voulu. Monsieur le marquis de Roselli, une jeune seigneur italien, était disposé à faire pour elle tous les sacrifices possibles.

Il ouvrit la petite boîte, Servigny se dit que Silvia devait être bien belle lorsqu'elle était parée de ces pierres qui reflétaient toutes les brillantes couleurs de l'iris, il fit un pas, et son corps obéissant machinalement à sa pensée, il tendit la main pour les recevoir, le juif couvrit la petite boîte de ces deux mains longues et osseuses.

—Il faut me compter cinq mille francs, dit-il.

—Je n'ai pas d'argent, dit Servigny, mais...

Le juif ne lui laissa pas le temps d'en dire davantage, il remit la petite boîte dans le tiroir qu'il ferma et dont il mit la clé dans sa poche.

—Il faut me compter cinq mille francs dit-il encore.

—Voulez-vous prendre la peine de m'écouter, monsieur, lui dit Servigny. Les manières, la voix, le regard du juif, étaient changés depuis que Servigny avait laissé s'échapper de ses lèvres ces fatales paroles: «Je n'ai pas d'argent!» D'obséquieux, ils étaient devenus à peu près insolents, il fit cependant signe qu'il était disposé à l'écouter.

—Servigny lui fit alors comprendre que s'il n'avait pas à sa disposition immédiate la somme nécessaire pour le satisfaire, il n'était cependant pas dépourvu de ressources; il lui apprit qu'il possédait une somme considérable déposée chez un notaire de Paris, et qu'il pouvait disposer de cette somme.

—Je comprends bien, répondit le juif, je comprends bien; mais puisque je puis aujourd'hui même recevoir mon argent en vendant, au marquis de Roselli cette parure, qui m'appartiendra ce soir, pourquoi attendrais-je encore huit jours au moins? Si cependant vous m'offriez des sûretés et un intérêt raisonnable, nous pourrions peut-être nous entendre. Le juif avait examiné avec la plus sérieuse attention les pièces qui attestaient la vérité de ce qu'avançait Servigny.

—Qu'à cela ne tienne! si vous voulez vous contenter d'une lettre de change à quinze jours de date de 5,500 fr...

—Vous n'y pensez pas, je puis recevoir mon argent ce soir et gagner plus que vous ne m'offrez en vendant cette parure au marquis de Roselli.

—Alors dites-moi ce que vous exigez.

—Voilà: les pièces que vous me présentez sont en règle, et attestent, il est vrai, que Me Bénard, notaire à Paris, tient entre ses mains un somme de 20,000 francs qui vous appartient, et qu'il doit vous remettre, lorsque vous la demanderez; c'est très-bien. Voilà vos pièces; je veux bien m'en rapporter à votre parole! Vous me ferez seulement une lettre de change à quinze jours de 7,125 fr., capital 7 mille fr., intérêts du capital à cinq pour cent pendant six mois, cent vingt-cinq francs, bénéfice que j'aurais fait en vendant la parure au marquis de Roselli deux mille francs, je ne puis pas perdre cette somme pour vous obliger, quel que soit l'intérêt que je vous porte.

—Que maudit soit cet infâme usurier, pensa Servigny, mais je ne puis faire autrement, j'accepte, dit-il.

—Vous êtes bien sûr de me payer à l'échéance, répondit le Juif.

—Très-sûr! parbleu! Je vais écrire ce soir même à mon notaire de m'envoyer mes fonds.

—Il doit alors vous être indifférent d'ajouter un autre nom au vôtre, celui de M. Mathieu Durand, par exemple, le juif nommait un des négociants recommandables de Marseille, dont vous imiterez tant bien que mal la signature sur les billets que vous allez passer à mon ordre.

—Mais c'est un faux que vous voulez que je fasse, misérable que vous êtes, s'écria Servigny, qui ne put écouter sans éprouver une vive colère une aussi étrange proposition.

—Vous refusez? admettons alors que nous n'avons rien dit, et le juif retira du tiroir la petite boîte, et fit scintiller les pierres dans le rayon de soleil qui passait à grand peine à travers les énormes barreaux de fer qui garnissaient l'étroite fenêtre de sa tanière. Très-souvent, cependant, j'ai fait de semblables affaires, et puis ce que vous regardez comme une mauvaise action, ne fait en réalité de tort à personne, en prenant votre billet je sais que c'est un faux, vous, vous êtes certain de payer à l'échéance; il ne sortira pas de mes mains: nous sommes au 25 juin, je vous le remettrai le 10 juillet en échange de la somme de 7,125 fr., il est du reste bien entendu que vous allez me remettre de suite cent francs, que coûteraient les actes, et enregistrement que nécessiterait une délégation à non profit sur la somme déposée chez votre notaire, si nous traitions d'une autre manière.

Servigny hésita longtemps, cependant comme en faisant ce que le juif exigeait, il ne croyait pas blesser les lois de la probité, et qu'il était bien certain de payer, avant même son échéance, la lettre de change, sur laquelle il allait apposer le nom du négociant Mathieu Durand; il signa.

Servigny emportant la parure d'émeraudes et d'opales, était à peine sorti de chez lui, que le juif s'empressa de se rendre chez Silvia, à laquelle il raconta ce qui venait de se passer: Je crois bien, lui dit-il, que vous ne pourrez arracher que cette aile à l'oiseau qui est venu se prendre dans vos filets; le jeune homme n'est pas aussi riche que vous le supposiez, il ne possède maintenant qu'une dixaine de mille francs, au plus.

—Cela pourra durer à peu près un mois, répondit Silvia.

—Je crois que vous feriez bien de laisser à ce jeune homme ce qui lui reste, et de vous occuper du marquis de Roselli, que vos rigueurs commencent à lasser.

—Vous êtes la sagesse même, digne enfant d'Abraham, vos avis seront peut-être pris en considération.

—Eh! eh! dit le juif en riant en dedans, comme le Nathaniel Bunppo de Fenimore Cooper, nous pourrions, à nous deux, faire d'excellentes affaires, mais il faudrait pour cela jouer cartes sur table.

Silvia jeta sur lui un regard si incisif, qu'il baissa presque les yeux.

—Lequel de nous deux tromperait l'autre, honnête Josué? dit-elle.

—Vraiment, je ne sais, répondit Josué en donnant cours à l'hilarité qu'il comprimait à peine, ah! si vous étiez une fille de Jacob.

—Restons comme nous sommes, vous m'apprendriez, sans doute, beaucoup de choses utiles, mais j'ai remarqué que les instituteurs veulent exploiter leurs élèves, et cela ne me convient pas. J'ai parcouru, à peu près, toute l'Europe, en la compagnie d'un homme avec lequel je me serais peut-être entendue, s'il avait voulu prendre sa part et me laisser la mienne. Si j'en trouve un qui soit plus juste et aussi habile que le duc de Modène, nous pourrons peut-être nous entendre.

—Le duc de Modène est un grand homme, dit le juif, il a trouvé le moyen de me mettre dedans.

Le soir même, Servigny, qui dans la journée avait fait remettre à Silvia la parure, rencontra dans sa loge le marquis de Roselli, cependant il n'osa se plaindre. Silvia, lorsque le marquis fut parti, lui témoigna tant de reconnaissance, de ce qu'il avait fait pour elle, elle se montra si gracieuse, si enjouée, qu'il craignit lui faire injure en la soupçonnant.

Le lendemain matin, le marquis de Roselli sortait de chez Silvia, lorsqu'il y entrait il essaya de faire comprendre à sa maîtresse, qu'elle ne devait pas recevoir cet homme, dont les prétentions étaient connues de toute la ville. Silvia lui répondit qu'elle se souciait peu de ce que pouvaient penser les oisifs; puis elle se mit à rire, et ajouta qu'elle était charmée de pouvoir enlever un adorateur à sa rivale, la seconde chanteuse.

—Ainsi vous recevrez de nouveau ce marquis italien?

—Si cela me plaît, mon très-cher, ne suis-je pas libre?

—Non, tu n'es pas libre de faire ce qui me déplaît, ce qui me blesse.

—Ah! déjà de la tyrannie! je vous en avertis, je n'aime pas les jaloux.

—Vous croyez donc, que vous pourrez recevoir chez vous tous les beaux fils de la ville, et qu'il ne me sera pas permis de m'y opposer? cela ne sera pas, vrai Dieu!

—Ah! ah! vous voulez déjà que je vous paye l'intérêt de votre argent. Et Silvia lança à Servigny un regard de dédain indéfinissable.

Le jeune homme bondit sous ce regard comme s'il eût été frappé d'une étincelle électrique, un éclair lumineux qui traversa sa pensée, lui fit durant un instant, voir tels qu'étaient en réalité tous les faits qui venaient de se passer; il sortit pour ne pas éclater. Silvia ne fit pas un pas pour le retenir, cependant il n'attribua d'abord qu'à un caprice, à une de ces idées fantasques, qui traversent si souvent l'imagination des femmes, la conduite de sa maîtresse.

«En payant ce que je devais au juif Josué, vous m'avez rendu un très-grand service, soyez donc assuré de ma reconnaissance, mais vous connaissez trop bien les usages de la bonne compagnie, pour vous faire un titre de ce service; je vous ai aimé, je vous l'ai prouvé aussi bien que cela m'a été possible, hier je vous aimais encore: aujourd'hui je ne vous aime plus, et je vous l'écris, afin de m'éviter la peine de vous le dire; ne venez plus chez moi, vous pourriez y rencontrer le marquis de Roselli.»

Silvia avait signé cette lettre, qui fut remise à Servigny lorsqu'il rentra chez lui. Il aurait dû sans doute considérer ce qui lui arrivait comme une leçon dont il devait faire son profit et ne plus s'occuper de Silvia. Mais, si l'on veut bien considérer qu'il ne possédait pas encore cette expérience qui ne s'acquiert qu'avec les années, et surtout qu'il aimait véritablement Silvia, on pourra peut-être trouver sa conduite toute naturelle. Sa raison, il est vrai, condamnait cette femme, mais son cœur, vivement épris, cherchait à l'excuser; il ne pouvait croire qu'elle eût agi de son propre mouvement, elle devait, suivant lui, avoir obéi à des influences étrangères. Il voulait la voir encore, elle n'oserait lui avouer qu'elle était l'auteur d'une lettre aussi odieuse que celle qu'il venait de recevoir? «Il n'est pas possible, se disait-il, que si jeune, si belle, elle ait déjà atteint ce degré de corruption.» Puis, relisant la lettre qu'il venait de recevoir, il la commentait avec la plus scrupuleuse attention, et cet examen venait corroborer son opinion.

Il se rendit de suite chez Silvia; la cantatrice le reçut dans son boudoir, elle était étendue sur un divan, et seulement vêtue d'un peignoir de satin noir, qui faisait admirablement ressortir l'éclatante blancheur de sa carnation; en la voyant si belle, le premier désir qu'il éprouva fut celui de tomber à ses genoux. Il se contraignit cependant.

—Ce n'est pas vous sans doute, Silvia, qui avez écrit cette lettre? lui dit-il.

Lorsque Servigny adressait cette question à celle qui avait été sa maîtresse, il n'espérait plus une dénégation; la froide ironie qui étincelait dans les yeux de Silvia, lui faisait pressentir sa réponse, ses prévisions ne furent pas trompées; cependant, elle ne répondit pas d'une manière directe.

—Je n'espérais plus vous revoir, lui dit-elle, je croyais que vous auriez bien voulu me comprendre.

—Ainsi vous pensez tout ce qui est écrit sur cette feuille de papier?

—Sans doute: je vous aimais, je le crois du moins, je ne vous aime plus, j'en suis sûre. Y a-t-il là quelque chose qui doive vous étonner?

Servigny avait le cœur trop bien placé et trop d'énergie dans le caractère pour essayer de répondre à des paroles qui accusaient chez celle qui venait de les prononcer une sécheresse d'âme et un cynisme véritablement inexplicables, il allait quitter le boudoir de Silvia, lorsque celle-ci, qui sans doute espérait une scène de désespoir et de larmes, et qui semblait trouver du plaisir à remuer le poignard dans la blessure qu'elle avait faite, lui dit:

—C'est cela, mon très-cher, partez, mais hâtez-vous, j'attends le marquis de Roselli.

C'en était trop; l'infernale méchanceté de Silvia méritait une punition exemplaire: Servigny la frappa au visage, puis il s'enfuit, effrayé de l'odieuse action qu'il venait de commettre.

—Et de deux, dit Silvia.

—Il paraît que c'est comme cela qu'on vous quitte, dit un homme qui s'était tenu caché derrière les rideaux du boudoir, pendant tout le temps qu'avait duré la scène que nous venons de décrire, faut-il encore aller tuer celui-là.

Cet homme portait le costume des pêcheurs provençaux.

—Que me voulez-vous, s'écria Silvia, qui malgré l'audace de son caractère, ne put s'empêcher de trembler sous le regard implacable de l'homme qui se trouvait devant elle.

—J'étais venu pour vous tuer, répondit le pêcheur en lui montrant un couteau bien affilé.

Silvia saisit le cordon d'une sonnette qui se trouvait à sa portée.

—Ne craignez rien, lui dit le pêcheur, je ne vous tuerai pas aujourd'hui, puis il disparut par la fenêtre avec l'agilité d'un chat sauvage.

Restée seule, Silvia écrivait une petite lettre qu'elle ne signa pas et qu'elle fit porter chez le substitut du procureur du roi.

Le lendemain, à six heures du matin, Servigny était arrêté à son domicile comme prévenu de faux en écriture de commerce.

Il répondit avec franchise à toutes les questions qui lui furent adressées, il dit dans quelles circonstances il avait remis au juif Josué la lettre de change sur laquelle il avait opposé la signature du négociant Mathieu Durand, qu'il avait ensuite endossée; mais le juif qui ne voulait pas faire connaître à la justice les petits secrets de son commerce, soutint qu'il avait escompté la lettre de change, croyant de bonne foi qu'elle avait été souscrite par celui dont elle portait la signature.

Servigny, bien certain d'être sous peu de jours en mesure de payer, ne redoutait pas les résultats de la faute qu'il avait commise, mais un événement qu'il était bien loin de prévoir, vint tout à coup le plonger dans le plus profond désespoir, au lieu de l'argent sur lequel il comptait, il reçut une lettre qui lui apprit que le notaire auquel il avait confié sa petite fortune, venait de prendre la fuite, emportant tous les fonds que lui avaient confiés ses clients.

Servigny comparut devant la cour d'assises d'Aix; sa jeunesse et la franchise de ses aveux intéressèrent tout le monde, il fut cependant, ainsi que nous l'avons dit, condamné à cinq années de travaux forcés, sans exposition.

Les hommes doués d'une certaine dose d'énergie, puisent assez souvent du calme, dans l'excès même de leur malheur; Servigny était un de ces hommes: il envisagea sans sourciller le sombre avenir qui se déroulait devant ses yeux, et, lorsqu'il fut seul dans la chambre qu'il occupait en prison, il s'écria:

Il arrivera ce qu'il plaira à Dieu d'ordonner, mais je ne subirai pas la peine à laquelle je viens d'être condamné.

VII.—L'Évasion.

Ainsi que nous l'avons dit, Duchemin, à des indices qui ne pouvaient échapper à des yeux aussi exercés que les siens, s'était aperçu que les projets qu'il méditait étaient connus de son compagnon de chaîne, il pouvait donc craindre que cet homme ne les dévoilât, pour se ménager quelques faveurs; il fit part à Salvador des craintes qu'il éprouvait, craintes que celui-ci partagea.

—Il y a cependant un moyen, lui dit Duchemin: cet homme paraît fort et résolu, ne pourrions-nous pas lui confier entièrement notre projet, et lui faire partager nos moyens d'évasion? Si par la suite il nous gêne, nous saurons bien nous en débarrasser.

Salvador, beaucoup plus prudent cette fois que Duchemin, lui fit observer que celui dont ils redoutaient l'indiscrétion ne savait, après tout, rien de bien positif, et qu'il était beaucoup plus sage d'attendre encore. Duchemin se rendit à ces raisons.

Plusieurs jours s'écoulèrent sans qu'il arrivât rien qui pût leur faire supposer qu'ils avaient été trahis.

Il survint pendant ce temps un événement qui non-seulement les détermina à faire partager à Servigny les moyens d'évasion qu'ils s'étaient ménagés, mais encore leur donna le désir de se l'attacher.

Un vieux forçat, que sa force prodigieuse et la férocité de son caractère avaient rendu la terreur de tous les malheureux habitants du bagne, voulut un jour que Servigny et Duchemin l'aidassent à commettre un vol dans l'arsenal. Duchemin, qui craignait que si ce vol venait à être découvert, on ne le resserrât plus complétement, ne se souciait pas de le commettre; Servigny refusa positivement son assistance, et ne daigna même pas alléguer quelques raisons pour justifier son refus. Toute la fureur du vieux forçat se tourna contre lui.

—Ah! tu veux pas m'aider! lui dit-il, eh bien, mauvais fagot[198], tu n'aideras jamais personne, il faut que je te refroidisse[199].

Et, joignant l'effet aux menaces, il se précipita sur lui. Servigny l'attendit de pied ferme, et, sans paraître employer toutes ses forces, il le terrassa; puis, lui serrant le cou entre ses deux mains, il le força de demander grâce.

Les hommes disposés à abuser de leurs forces, éprouvent toujours un certain respect pour ceux qui paraissent organisés de manière à pouvoir leur tenir tête. Duchemin, qui venait de voir Servigny vaincre avec facilité un homme qu'il n'aurait peut-être pas attaqué sans éprouver un léger sentiment de crainte, bien qu'il se sentît doué d'une force peu commune, devait donc plus que tout autre obéir à cette loi générale.

—Tudieu! quel gaillard vous êtes, dit-il à Servigny.

Puis, s'adressant au vieux forçat qui râlait étendu sur le sol:

—Tu n'espérais pas, lui dit-il, recevoir aujourd'hui une pareille floppée?

—Je le buterai[200]; répondit celui-ci.

—C'est ce qu'il faudra voir, reprit Servigny, en quittant avec Duchemin le théâtre de la lutte.

Duchemin put avant la fin de la journée causer quelques instants avec Salvador, auquel il raconta ce qui s'était passé.

—Je t'assure, lui dit-il, que c'est un niert[201] qui n'est pas frileux[202], et que s'il reste avec nous, il pourra dans l'occasion nous donner plus d'un bon coup de main.

—Mais restera-t-il avec nous? voilà ce qu'il faudrait savoir.

—Que veux-tu qu'il fasse en sortant d'ici? Il ne me paraît pas chargé d'argent, et comme probablement il n'a pas été envoyé à Toulon pour ses bonnes actions, il sera trop content de trouver avec nous l'occasion de s'en procurer.

—Je vois que tu ne veux pas laisser échapper cette occasion de former un nouvel élève; mais, puisque maintenant nous sommes trois au lieu de deux, il faut que nous cherchions un nouveau plan.

—As-tu vu Mathéo?

—Pas aujourd'hui.

—Tu ne le verras sans doute qu'après demain; d'ici-là, je te dirai ce qu'il faudra lui demander.

—Es-tu bien sûr de cet homme, Duchemin?

—Sûr comme de moi-même; il est intéressé, je lui donne de l'argent; il est poltron, je puis lui faire couper le cou.

Cette conversation entre Salvador et Duchemin avait eu lieu à voix basse, de manière à ce que Servigny, qui, par discrétion, s'était éloigné de toute la longueur de sa chaîne, ne pût rien entendre. Lorsque Duchemin rejoignit son compagnon après avoir quitté Salvador, les forçats rentraient dans leurs salles respectives.

Après la distribution du vin, Duchemin et Servigny eurent ensemble la conversation suivante:

—Vous avez deviné, dit Duchemin, que j'ai l'intention de m'évader avec le payot Salvador?

—Oui, répondit Servigny, mais c'est le hasard seul qui m'a appris quels étaient vos projets.

—Je le sais; vous auriez pu, en nous dénonçant, obtenir quelques faveurs, être déferré par exemple.

—Je ne vous ai pas dénoncé, parce que je ne puis vouloir vous empêcher de faire ce que je voudrais pouvoir faire moi-même.

—Quelle est la cause de votre condamnation?

Servigny, auquel la mine honnête de Duchemin inspirait de la confiance, lui raconta toute son histoire.

—Ah! vous êtes un homme de lettres[203], il y en a beaucoup ici, ce sont tous de très-honnêtes gens, dit Duchemin, avec une certaine expression de dédain, qui n'échappa pas à Servigny.

—Quelle que soit l'opinion que vous ayez de moi, répondit-il, vous pouvez agir sans crainte, je ne vous trahirai pas.

—Ecoutez-moi, reprit Duchemin, après quelques instants de réflexion, nous pouvons aussi bien faire notre cavale (fuite) à trois, vous avez du courage, de la résolution, si vous le voulez, vous partirez avec nous, lorsque nous serons en liberté, nous verrons s'il y a moyen de nous entendre...

Servigny, nous l'avons déjà dit, était bien déterminé à ne point subir la peine à laquelle il avait été condamné, il accepta donc la proposition qui lui était faite, se réservant in petto le droit de quitter ses compagnons, si, comme il avait tout lieu de le supposer, leur compagnie ne lui paraissait pas convenable.

Le forçat qui, pour une raison quelconque, désire entrer à l'hôpital du bagne, arrivera tôt ou tard à son but, il saura si bien simuler tous les diagnostics d'une maladie grave que les médecins les plus experts s'y laisseront prendre.

Servigny, Duchemin et Salvador étaient protégés par un des chirurgiens aides-major, attaché à l'hôpital, que les événements de sa vie passée forçaient d'obéir à Duchemin (ce chirurgien était né dans l'île de Malte, et se nommait Mathéo); ils purent donc très-facilement obtenir leur admission.

Cependant, comme ils ne voulaient pas compromettre leur protecteur, ils firent tout ce qui était nécessaire pour ne rien laisser soupçonner.

Servigny, qui avait reçu de Duchemin les instructions nécessaires, entra le premier à l'hôpital pour se faire traiter du scorbut; c'est de toutes les maladies celle que les forçats savent le mieux simuler; Duchemin qui paraissait en proie à la plus effroyable fièvre, le suivit; deux jours après, Salvador, atteint en apparence d'une hémorragie compliquée, venait rejoindre ses deux compagnons.

Les forçats qui remplissent l'office d'infirmiers, sont déferrés et peuvent circuler librement dans toute l'enceinte du bagne, ce sont ordinairement des doyens qui se sont faits du bagne une patrie d'adoption et qui savent manœuvrer avec assez d'adresse pour ménager à la fois et la chèvre et le chou, c'est-à-dire pour ne rien voir de ce que les malades, ou prétendus tels, qu'ils doivent soigner, désirent cacher, tout en ayant l'air de regarder beaucoup; il est donc fort rare qu'un de ces hommes tortille une cavale[204].

Ce sont presque tous de vieux renards qui connaissent toutes les ruses du métier, et qui comprennent à demi-mot, sans qu'il soit nécessaire de les mettre dans la confidence; ils savent, moyennant finance bien entendu, procurer à leurs malades tout ce qu'ils désirent pour améliorer tant soit peu le régime assez maigre de l'hôpital; cela fait ils ne s'occupent plus de rien.

Mathéo, qui faisait le service de la salle dans laquelle se trouvaient Servigny, Duchemin et Salvador, avait le soin de formuler les ordonnances de manière à faire croire qu'ils étaient réellement malades. Les argousins ne se doutaient de rien, les gardes-chiourmes n'avaient pas reçu l'ordre de se montrer plus sévères que de coutume; tout allait donc à merveille, et Duchemin faisait passer tous les jours une lettre à Mathéo, qui, de son côté, lui faisait tenir la réponse, enfin celle qu'il attendait arriva, Mathéo lui apprenait que tout était prêt.

Il existe, à l'extrémité de la plus grande salle de l'hôpital, celle dans laquelle se trouvaient nos trois forçats, une petite pièce qui sert de salle des morts. L'infirmier était le dépositaire de la clé de cette salle que l'on n'ouvrait que lorsqu'il fallait y déposer momentanément de nouveaux hôtes. Duchemin parvint à prendre l'empreinte de cette clé; cela fait, il n'était plus difficile de s'en faire fabriquer une semblable.

Pourvus de cette clé, Servigny, Duchemin et Salvador pouvaient, chaque fois qu'ils trouvaient le moment favorable, entrer dans la petite salle. Sous une des tables de marbre noir destinées à recevoir les cadavres, ils creusèrent un trou par lequel, à l'aide des draps de leurs lits roulés en corde et attachés les uns au bout des autres, ils descendirent au moment propice dans les magasins de la marine qui sont situés au rez-de-chaussée du bâtiment dont l'hôpital du bagne occupe le premier étage.

Lorsqu'ils furent tous les trois arrivés à bon port, Duchemin alluma une petite bougie dont la pâle lueur était à peine suffisante pour dissiper les ténèbres autour d'eux, et, à l'aide des instructions qu'il avait reçues de Mathéo, il se mit à chercher la malle qui devait contenir tout ce qui leur était nécessaire pour se déguiser; il la trouva dans un des coins les plus reculés du magasin, il s'empressa de l'ouvrir; elle contenait deux uniformes complets de gendarmes, armement et équipement, des perruques, des cordes et une pince pour forcer une des portes du magasin qui donnait entrée sur l'arsenal.

Salvador et Duchemin endossèrent chacun un des deux uniformes de gendarme et Servigny conserva ses vêtements de forçat auquel il ajouta une espèce de bissac qu'il devait porter sur son dos; on lui lia les mains, et à la naissance du jour, lorsque le coup de canon qui annonçait l'ouverture du port se fit entendre, la porte du magasin, la plus voisine de la grille de l'arsenal fut forcée.

—Maintenant, chargeons nos armes! dit Duchemin qui avait trouvé dans la malle plusieurs paquets de cartouches, on ne sait pas ce qui peut arriver.

Salvador et Duchemin, vêtus de leurs uniformes de gendarmes et conduisant Servigny qui semblait un forçat extrait du bagne pour aller en témoignage, devant quelque cour d'assises, favorisés, par la foule d'ouvriers de la marine, qui se rendaient à leurs travaux, passèrent sans rencontrer d'obstacles la grille de l'arsenal.

Ils étaient dans la ville, qu'ils traversèrent avec la plus grande rapidité; puis ils prirent la route du Beausset. A quelque distance de Toulon, ils prirent un chemin tracé au milieu d'un bois assez épais, dans lequel ils voulaient se reposer quelques instants; ils y étaient à peine arrivés, lorsque trois coups de canon, répétés trois fois à des intervalles égaux, annoncèrent aux habitants des environs de Toulon, que trois forçats venaient de s'évader, et qu'une somme de cent francs serait la récompense de celui d'entre eux qui ramènerait au bagne un des fugitifs.

—Nous ferons bien, dit Duchemin, de rester dans ce bois jusqu'à la fin de la journée, afin de ne traverser qu'à la nuit le bourg du Beausset.

—Mais si nous sommes rencontrés ici, par quelques-uns de ces chasseurs d'hommes! répondit Salvador, et il montrait à ses compagnons plusieurs paysans armés de carabines rouillées et de mauvais fusils de munition, qui gravissaient une petite colline dominant le bouquet d'arbres au milieu desquels ils étaient cachés.

—Ils n'auront pas l'esprit de deviner que l'uniforme de la gendarmerie royale couvre le gibier qu'ils chassent; ce qu'il faut surtout éviter, c'est la rencontre de nos frères d'armes de la brigade du Beausset, dès que nous aurons atteint la forêt de Cuges, nous serons sauvés.

Lorsqu'il ne fait ni trop chaud ni trop froid, messieurs les gendarmes, si cependant ils n'ont rien de mieux à faire, montent à cheval vers le soir et parcourent les environs de leur résidence.

Duchemin, parfaitement au courant des habitudes de ces messieurs, croyait ne devoir rien redouter, attendu qu'il tombait, lorsqu'il quitta le bois avec ses deux compagnons, une de ces pluies continues, qui, dans les contrées méridionales, paraissent plus froides et plus désagréables que partout ailleurs.

Malheureusement pour les fugitifs, le brigadier de la gendarmerie du Beausset, venait de se disputer avec sa ménagère, cela l'avait mis de très-mauvaise humeur, et comme il fallait nécessairement qu'il en fît supporter les effets à quelqu'un, il choisit de préférence ses gendarmes qui se trouvaient sous sa main, il les fit donc monter à cheval et les emmena faire patrouille.

Les fugitifs sortis du bois dans lequel ils avaient passé une partie de la journée, suivirent, tant que cela leur fut possible, des sentiers et des chemins de traverse; enfin la nuit étant tout à fait venue et ne se trouvant plus qu'à un quart de lieue de Beausset, ils crurent devoir rejoindre la grande route; ils y arrivaient lorsqu'ils rencontrèrent la patrouille commandée par le brigadier dont nous venons de parler; la surprise leur fit faire un mouvement; cependant, ils ne perdirent pas contenance et continuèrent leur route en hâtant le pas, après un bonjour, camarades, prononcé par Duchemin avec un accent qui n'accusait pas la plus légère émotion.

Ils croyaient avoir esquivé ce mauvais pas, mais ils furent bientôt cruellement détrompés, le brigadier s'était tout à coup rappelé les coups de canon qui avaient retenti dans la journée, et comme il ne trouvait dans sa mémoire aucun nom à appliquer sur les physionomies des gendarmes qu'ils venaient de rencontrer, lesquels devaient cependant appartenir à la résidence de Toulon, il lui vint dans l'esprit une foule de soupçons qu'il voulut éclaircir.

—Camarades! cria-t-il aux prétendus gendarmes qui avaient déjà fait assez de chemin, camarades, arrêtez-vous un instant, nous désirons vous parler.

—Faut-il courir, demanda Salvador à Duchemin, faut-il nous arrêter?

—Il faut continuer à marcher du même pas, ils croiront que nous ne les avons pas entendus et peut-être qu'ils nous laisseront tranquille.

—Regardez dit Servigny.

—Salvador et Duchemin, tournèrent la tête en arrière, les gendarmes sur l'ordre de leur brigadier avaient tourné bride, et ils arrivaient au galop en manœuvrant de manière à couper la retraite à ceux qu'ils soupçonnaient, si cela devenait nécessaire.

—De l'atout et rif sur la cogne, s'écria Salvador ou nous sommes paumés[205]; à moi le brigadier. Il fit feu et le pauvre vieux soldat tomba frappé d'une balle dans la poitrine; Duchemin avait imité Salvador et un gendarme avait éprouvé le même sort que le brigadier.

Servigny s'étant débarrassé des liens qui ne l'attachaient qu'en apparence, se sauvait d'un côté, Duchemin et Salvador qui, tout en courant rechargeaient leurs armes, et qui savaient où se retrouver s'ils échappaient au danger qui les menaçait, avaient pris chacun une direction opposée. Les deux gendarmes échangèrent quelques coups de carabine avec ces deux bandits, mais l'un d'eux ayant été blessé légèrement, et ceux qu'ils poursuivaient s'étant engagés au milieu des terres labourées, dans lesquelles ils ne pouvaient les suivre sans abandonner leurs chevaux, et renoncer à secourir les blessés, ils cessèrent de poursuivre les fugitifs, et retournèrent sur la grande route relever leurs camarades.

Salvador et Duchemin purent donc arriver à une auberge isolée, située à peu de distance au delà du Beausset, dans laquelle Mathéo avait déposé pour eux tout ce qui leur était nécessaire pour changer de costume.

Il y a dans toutes les provinces, et surtout aux environs des villes où se trouvent des bagnes et des maisons centrales, des auberges tenues par un hôtelier franc du collier, et prêt à tout faire pourvu qu'il y trouve son compte. L'homme qui tenait celle où Salvador et Duchemin trouvèrent ce qui avait été déposé pour eux, était affilié à la bande qui en ce moment infestait depuis plusieurs année la forêt de Cuges et il lui rendait, parce qu'il y trouvait son compte, les plus importants services.

Duchemin et Salvador, après une nuit de repos se remirent en route, lestés d'un excellent déjeuner, pourvus de deux bonnes montures, et vêtus convenablement; ils gagnèrent la forêt de Cuges sans rencontrer plus d'obstacles.

Duchemin qui connaissait les lieux puisque, ainsi que nous l'avons dit précédemment, c'était lui qui était chargé de vendre à Toulouse et dans d'autres villes, le butin de la bande, rencontra facilement ceux qu'il désirait revoir.

On lui fit l'accueil le plus amical, et pendant plusieurs mois il partagea, ainsi que Salvador, les nobles travaux de ses anciens amis.

La bande était composée en grande partie d'habitants du pays, les uns meuniers, les autres cultivateurs ou tisserands, ceux qui comme Duchemin et Salvador n'étaient pas établis dans le pays, se cachaient tantôt chez l'un, tantôt chez l'autre, le chef de la bande, (qui formait un effectif de dix hommes y compris les nouveaux venus) réunissait souvent chez lui, ses subordonnés soit pour procéder aux partages du butin, soit pour leur donner connaissance des faits qui pouvaient intéresser leur sûreté.

L'aubergiste du Beausset l'ayant fait prévenir un jour qu'une battue générale devait être faite dans la forêt de Cuges par plusieurs brigades de gendarmerie, le chef convoqua toute la bande afin de lui faire part de cette nouvelle; Salvador et Duchemin, n'arrivèrent que très-tard à la maison du chef, ils frappèrent, personne ne leur répondit, cependant la pièce dans laquelle devaient avoir soupé leurs camarades, paraissait éclairée. La maison avait une seconde porte, connue seulement des affidés, et qui avait été pratiquée afin qu'ils pussent se sauver dans la campagne en cas d'alerte; cette porte était ouverte, ce qui surprit étrangement Duchemin.

—Entrons, lui dit Salvador, il doit s'être passé ici quelque chose d'extraordinaire.

—Entrons répondit Duchemin, après avoir examiné si ses pistolets étaient en bon état.

—Ils entrèrent dans la maison, et arrivèrent sans rencontrer d'obstacles dans la pièce éclairée.

—Le chef, sa femme, ses deux filles et leurs sept camarades, étaient étendus pêle-mêle sur le sol.

—Ils sont morts ivres dit Salvador et il s'approcha de l'un d'eux. Mort! s'écria-t-il; puis regardant successivement tous les autres:

—Morts! ils sont tous morts! que veut dire ceci.

—Cela veut dire, répondit Duchemin, qui avait à son tour examiné les cadavres, que notre ami Mathéo vient de faire la besogne du Taule[206].

—Salvador et Duchemin ne pouvaient plus rester dans ce pays: après avoir pris le peu d'argent qu'ils trouvèrent dans la ferme, ils dirent adieu à la Provence et se dirigèrent vers Paris où nous allons les retrouver.

Nous dirons plus tard ce qui arriva à Servigny.

VIII.—Un tapis de la Grande Bohême.

Les lieux où se dessinent d'une manière plus franche et plus décidée que partout ailleurs les innombrables variétés des mœurs nationales, sont sans contredit les cafés. Chacun de ces établissements, à part cette masse d'individus qui n'ont point de physionomie et que l'on rencontre partout, a ses habitués, ses mœurs et ses usages. Un Anglais qui voyageait en France en véritable gentleman, fut un jour forcé, par suite d'un accident arrivé à sa chaise de poste, de s'arrêter dans la plus mauvaise auberge d'un pauvre village des Pyrénées; une ignoble maritorne lui servit un détestable dîner et il fut injurié par un hôte à moitié ivre en remontant dans sa voiture. Cet Anglais écrivit ces mots sur ses tablettes: On ne sait pas faire la cuisine en France, toutes les femmes y sont laides et sales, tous les hommes ivrognes et grossiers; cet Anglais, comme beaucoup d'autres hommes qu'il est facile de rencontrer, sans être forcé de traverser le détroit qui nous sépare du Royaume-Uni, jugeait sur l'étiquette du sac. Eh bien! conduisez le même jour un homme de ce caractère, au café Tortoni, à l'estaminet Hollandais, au café de la Régence, et il vous dira gravement: que la population parisienne est composée de spéculateurs, de militaires en retraite qui rêvent la venue d'un autre Napoléon et de joueurs d'échecs.

Nous avons à Paris le café des Variétés, rendez-vous ordinaire des gens qui font, qui vendent ou qui achètent des vaudevilles ou des drames entiers, des moitiés, des quarts de vaudevilles ou de drames; le café du Cirque, où l'on peut être sûr de rencontrer, à toute heure, de petits auteurs, de petits comédiens ou de petits musiciens; le café Desmares, qui ouvre chaque jour ses portes à nos modernes Solons, le café des Epiciers, celui des Comédiens, même celui des... Nous n'osons pas imprimer le mot, qui sert de titre à un roman de M. Paul de Kock.

Il existe encore dans ce vaste pandémonium que l'on nomme Paris, des établissements décorés avec autant et plus de luxe que ceux que nous venons de nommer, qui sont situés dans les quartiers les plus brillants de la capitale, et qui ne sont guère fréquentés que par la grande bohême parisienne: si nous n'avions pas la crainte de nous voir faire un procès en diffamation, rien ne nous serait plus facile que de nommer ces établissements.

La bohême parisienne (faisons observer en passant que cette dénomination, ainsi que celle de lorette, que nous devons au spirituel auteur des nouvelles à la main, est de création toute récente), est naturellement divisée en grande et en petite Bohême; nous ne parlerons, quant à présent, que de la grande Bohême.

Il existe à Paris une foule de gens qui habitent de magnifiques appartements, qui ont de beaux chevaux, et qui entretiennent des danseuses, et auxquels cependant on ne connaît ni rentes, ni propriétés; ces gens-là, escrocs, grecs[207], ou chevaliers d'industrie, composent cette société dans la société à laquelle on a donné, depuis quelque temps, le nom de grande bohême. Ces gens-là, cependant, sont moins mal vus dans le monde que ceux qui se bornent à être franchement et ouvertement voleurs. On reçoit dans son salon, on admet à sa table, on salue dans la rue, tel ou tel individu dont la profession n'est peut-être un secret pour personne, et qui ne doit ni à son travail ni à sa fortune, l'or qui brille à travers les réseaux de sa bourse, et l'on honnit, l'on conspue, l'on vilipende celui qui a dérobé à l'étalage d'une boutique un objet de peu de valeur, un petit pain, par exemple. Est-ce parce que messieurs les membres de la grande bohême ont des manières plus douces, un langage plus fleuri, un costume plus élégant que le commun des martyrs que l'on agit ainsi? non sans doute; c'est parce que, égoïstes que nous sommes, nous croyons tous être doués d'assez d'esprit et de perspicacité pour pouvoir facilement défendre notre bourse contre ceux dont nous n'avons pas à redouter les violences.

Les chevaliers d'industrie, les grecs, les escrocs, quelque soit le nom que l'on donne aux membres de le grande bohême parisienne, sont, nous le croyons, plus dangereux et plus coupables que les autre exploiteurs de la société, plus dangereux parce qu'ils échappent presque toujours aux lois répressives du pays; plus coupables, parce que la plupart d'entre eux, hommes instruits et doués d'une certaine capacité, pourraient certainement ne devoir qu'au travail ce qu'ils demandent à la fraude et à l'indélicatesse.

C'est presque toujours la nécessité (si l'on excepte quelque individualités semblables à celles dont nous essayons dans ce livre de tracer les portraits), c'est presque toujours la nécessité, disons-nous, qui conduit la main du voleur à ses débuts dans la carrière du crime, et souvent, lorsque cette nécessité n'est plus flagrante, il se corrige et revient à la vertu. Les bohémiens, au contraire, sont presque tous des jeunes gens de bonne famille qui après avoir follement dissipé une fortune péniblement acquise par leurs pères n'ont pas voulu renoncer aux aisances de la vie fashionnable et aux habitudes de luxe qu'ils avaient contractées. Ils ne s'amendent jamais, par la raison toute simple qu'ils peuvent facilement et presque toujours impunément exercer leur pitoyable industrie.

Quelles que soient au reste les qualités qui distinguent les bohémiens du dix-neuvième siècle, ils n'atteignent pas à la cheville de leurs devanciers. Les Cagliostro, les Casanova, les chevaliers de Saint-Georges et de la Morlière, les comtes de Saint-Germain, et cent autres dont les noms échappent n'ont pas laissé après eux de dignes successeurs.

Le bohémien qui veut marcher de loin seulement sur les traces de ces grands hommes de la corporation, doit posséder un esprit vif et cultivé, une bravoure à toute épreuve, une présence d'esprit inaltérable, une physionomie à la fois agréable et imposante, une taille élevée et bien prise.

Le bohémien qui possède toutes ces qualités n'est encore qu'un pauvre sire, s'il ne sait pas les faire valoir. Ainsi il devra, avant de se lancer sur la scène, s'être pourvu d'un nom convenable; un bohémien ne peut se nommer ni Pierre Lelong, ni Eustache Lecourt.

Sa carrière sera manquée s'il est assez sot pour se donner un nom de saint, le saint de nos jours est usé jusqu'à la corde.

Pourvu d'un nom, il doit, s'il ne l'est déjà, se pourvoir d'un tailleur à la mode, ses habits, coupés dans le dernier goût, sortiront des ateliers de Roolf ou de Chevreuil, il prendra ses gants chez Boivin, son chapeau chez Gausseran, ses bottes chez Clerx, sa canne chez Thomassin; il ne se servira que de mouchoirs sortis de chez Chapron, il conservera ses cigares dans un étui de paille de manille.

Il se logera dans une des rues nouvelles de la chaussée d'Antin; des meubles de palissandre, des draperies élégantes, des bronzes, des glaces magnifiques, des tapis de Sallandrouze garniront ses appartements.

Ses chevaux seront anglais, son tilbury du carrossier à la mode.

Son domestique ne sera ni trop jeune, ni trop vieux; perspicace, prévoyant, audacieux et fluet, il saura à propos parler des propriétés de monsieur et de ses riches et vieux parents.

Un portier complaisant est la première nécessité du bohémien de la haute, aussi le sien sera choyé, adulé et surtout généreusement payé.

Ce qui précède n'est qu'une légère esquisse des traits généraux qui constituent la physionomie du bohémien de la haute, quels que soient les moyens qu'il emploie pour se procurer de l'argent qui doit servir à entretenir le luxe dont il est entouré et à payer les plaisirs qui ne s'achètent qu'au comptant.

Les bohémiens n'ont pas d'âge, il y a parmi eux de très-jeunes gens, des hommes mûrs et des vieillards à cheveux blancs; beaucoup ont été dupes avant de devenir fripons, et ceux-là sont les plus dangereux, ceux qu'il est le moins facile de reconnaître, car ils ont conservé les manières et le langage des hommes du monde, quant aux autres, quels que soient les titres qu'ils se donnent, et malgré le costume, et les décorations dont ils se parent, il y a toujours dans leurs manières, dans leurs habitudes, quelque chose qui rappelle le fameux baron de Wormspire; quelquefois, des liaisons dangereuses se glisseront dans leurs discours, et souvent, bien qu'ils se tiennent sur la défensive, ils emploieront des expressions qui ne sont pas empruntées au vocabulaire de la bonne compagnie: au reste, si les diagnostics propres à les faire reconnaître ne sont pas aussi faciles à saisir que ceux qui sont propres aux diverses catégories de voleurs, ils n'en sont pas moins visibles, et il devient très-facile de les apercevoir, si l'on veut bien observer ces hommes avec quelque attention.

Il y a beaucoup d'anciens militaires dans la grande bohême, seulement celui qui, sous les drapeaux n'était que sous-officier, se fait appeler capitaine, le capitaine est au moins colonel, le colonel est toujours général divisionnaire, il serait maréchal de France si le gouvernement lui avait rendu justice.

Ce serait tenter une entreprise à peu près inexécutable que de vouloir dévoiler toutes les ruses, ou seulement essayer l'esquisse des principaux traits de la physionomie des bohémiens des diverses catégories, car alors il faudrait parler...

Des journalistes qui exploitent les artistes dramatiques auxquels ils accordent ou refusent des talents, suivant que le chiffre de leurs abonnements est plus ou moins élevé, de ceux qui vous menacent, si vous ne leur donnez pas une certaine somme, d'imprimer dans leur feuille, une notice biographique sur vous, votre père, votre mère ou votre sœur, ou qui vous offrent à un prix raisonnable, l'oraison funèbre de celui de vos grands parents qui vient de rendre l'âme: bohémiens?

Du vaudevilliste qui a des flons-flons pour tous les baptêmes: Bohémien?

Du poëte qui a des dithyrambes pour toutes les naissances, et des élégies pour toutes les morts: Bohémien!

Des chanteurs[208] par métier ou par occasion, qui vendent leur silence ou leur témoignage; l'honneur de la femme qu'ils ont séduite; une lettre tombée par hasard entre leurs mains et de mille autres encore: Bohémiens!

De cet homme qui, lorsqu'il se dispose à jouer, choisit d'abord la chaise la plus haute afin de dominer son adversaire; qui approche toujours les cartes le plus près possible de la personne contre laquelle il joue lorsqu'il donne à couper, afin qu'elle ne remarque pas le pont qu'il vient de faire, et qui file la carte avec une si merveilleuse adresse: Bohémien!

De ces directeurs de compagnies en commandites et par actions, dont la caisse, semblable à celle de Robert Macaire, est toujours ouverte pour recevoir les fonds des nouveaux actionnaires, et toujours fermée lorsqu'il s'agit de payer les dividendes échus: Bohémiens!

De ces directeurs d'agences d'affaires ténébreuses, de mariages, de placement ou d'enterrement, oui d'enterrement, il ne faut pas que cela vous étonne: bohémiens ou plutôt fripons; mais fripons musqués, gantés, éperonnés, décorés, tirés à quatre épingles, auxquels le procureur du roi donne la main et qui sont salués par le commissaire de police.

Dans un des passages ouverts sur le boulevard, au centre d'un des plus riches et des plus brillants quartiers de la bonne ville de Paris, tout près d'un théâtre où les rôles de père nobles, de jeunes amoureux, et de grandes coquettes, sont remplis par des bambins de huit à dix ans, est un établissement dans lequel, à toutes les heures du jour et de la soirée, on peut être certain de rencontrer quelques-uns des membres de la grande bohême parisienne: cet établissement, situé dans la partie la plus obscure du passage en question, échappe aux regards des passants. L'honnête homme, qui par hasard, entre là pour y prendre sa demi-tasse ou sa canette de bière, s'y trouve dépaysé; il y est gêné sans savoir pourquoi. Il prend pour des diplomates, tous ces gens si superbement vêtus; les rubans rouges qui brillent à toutes les boutonnières l'éblouissent, et lorsqu'il sort, il est tout prêt de demander à la dame du comptoir pardon de la liberté grande.

L'établissement dont nous venons de parler, ne ressemble pas, on le voit de reste, à celui de la rue de la Tannerie. D'élégants guéridons de marbre blanc, remplacent les tables couvertes de toile cirée; des divans tiennent la place des mauvais tabourets; le comptoir est resplendissant de dorures, et derrière, sur un siége qui ressemble beaucoup à un trône, se carre une jeune et jolie femme. Le maître de céans ne ressemble pas à un limonadier ordinaire. Il ne porte pas le gilet piqué blanc, et la cravate de mousseline que ses confrères paraissent avoir adopté. Il n'a jamais sous le bras l'indispensable serviette; sa tournure, toutes les habitudes de son corps, ses moustaches grisonnantes taillée en brosse, le font ressembler plutôt à un ex-officier de grosse cavalerie. Il donne des poignées de main à ceux de ses habitués dont la bourse paraît pour le moment bien garnie; sa voix est brève, rude même, lorsqu'il s'adresse à ceux d'entre eux qui paraissent éprouver une gêne momentanée.

Le débit des canettes de bière, des demi-tasses et des verres d'absinthe est la moindre branche du commerce de ce limonadier. Si un jeune homme de famille, disposé à manger son bien en herbe, est conduit dans son guêpier, il y sera adulé, choyé, fêté de toutes les manières: Monsieur lui racontera les campagnes qu'il n'a pas faites; madame qui ne veut pas oublier qu'elle a été jolie, lui octroiera ses plus gracieux sourires, si le jeune homme a besoin d'argent, eh bon Dieu, monsieur, lui dira-t-on, pourquoi n'avez-vous pas parlé plus tôt, je vous aurais prêté sans intérêt la somme dont vous avez besoin, mais adressez-vous à monsieur un tel, si vous voulez je vous conduirai chez lui, et le jeune homme est circonvenu de tous les côtés, on ne lui laisse pas le temps de réfléchir, il souscrit enfin des lettres de change à l'usurier qui lui donne en échange une faible somme d'argent et une collection de tableaux apocryphes; le limonadier partage le profit et le jeune homme est dépouillé du reste par les compères.

—Monsieur *** est de première force au billard, monsieur *** joue supérieurement bien à l'écarté; et il a toujours sous la main des compères prêts à le servir de toutes les manières, pourvu qu'ils aient leur part du gâteau, aussi est-il toujours prêt à jouer tout ce qu'on désire.

Monsieur *** avance de l'argent à ceux de ses habitués qui en ont besoin pour terminer une affaire, et partage avec eux les bénéfices; il donne ou fait donner sur leur compte de bons renseignements moyennant finance, etc. Enfin, il a plusieurs cordes à son arc et ces cordes sont constamment tendues.

Il était un peu plus de six heures du soir, les garçons allumaient le gaz dans l'établissement en question, et les habitués venaient de sortir pour aller dîner; il ne restait dans la salle que ceux qui étaient intéressés dans une partie engagée entre le maître de la maison et un très-beau jeune homme, et deux étrangers, placés à une table voisine de celle occupée par les joueurs, qui suivaient avec beaucoup d'intérêt toutes les phases de la partie.

La présence de ces deux hommes paraissait importuner les joueurs, qui auraient probablement manifesté le mécontentement qu'ils éprouvaient si la mine résolue et la tournure tout à fait dégagée de ces profanes, ne leur avait pas imposé une certaine retenue.

—Nous sommes dans un étouffe[209], dit à voix basse à son compagnon celui des deux qui paraissait le plus âgé, et le plus jeune des deux joueurs est un pigeon que les autres sont en train de plumer.

—Cela me fait cet effet-là.

—Il n'y a pas de doute, ce petit qu'ils ont nommé de Préval, fait le sert[210] à celui qui tient les cartes.

La partie était terminée, le jeune homme avait perdu, il tira pour payer son adversaire un portefeuille gonflé de billets de banque.

—Le sinve a le sac[211], dit le plus jeune des deux étrangers, si nous pouvions lui hisser le gandin[212], cela nous remettrait à flot.

—Laisse-moi faire et tout ira bien, répondit l'autre, puis il s'approcha du limonadier à moustaches grises et lui dit quelques mots à l'oreille, celui-ci le regarda d'un air courroucé.

—C'est comme cela, lui dit à voix basse l'étranger, sans paraître beaucoup ému de ses regards menaçants; c'est comme cela, encore cette partie, mais qu'elle soit la dernière, je ne veux pas laisser dépouiller devant moi un compatriote.

Monsieur veut peut-être le dépouiller lui-même? dit Préval, qui avait entendu les quelques paroles que nous venons de rapporter.

—Peut-être bien, mon jeune monsieur!... répondit Duchemin... Nos lecteurs, sans doute, l'ont déjà reconnu, ainsi que son compagnon Salvador. Est-ce que cela vous déplairait?

De Préval ne releva pas cette provocation indirecte et le jeune homme ayant perdu la partie avec autant de bonne grâce que la première fois. Le combat finit faute de combattants.

Quelques instants après, le jeune homme, Salvador et Duchemin, étaient à peu près seuls dans le café.

—Je crois, dit ce dernier, que nous sommes compatriotes.

—Nous sommes, au moins, de la même province! répondit gracieusement le jeune homme... Je suis du village de Pourrières en Provence.

—Et moi je suis de Trets, à moins de deux lieues de chez vous; mais vous connaissez peut-être ma famille, je me nomme Roman.

Salvador poussa le coude de son ami.

—Quelle imprudence! lui dit-il.

—Laisse donc, répondit Roman; mon centre d'altèque n'est pas plus mouchique que mon centre à l'estorgue[213].

—J'ai quitté fort jeune le pays, répondit le jeune homme; cependant je crois me rappeler qu'un notaire de ce nom habitait Pourrières.

—C'était mon oncle et mon tuteur.

Roman disait vrai.

—Je me nomme de Courtivon! dit à son tour le jeune homme qui ne pouvait, sans manquer aux convenances, cacher plus longtemps son nom à son compatriote.

—Ce jeune homme nous cache son véritable nom! dit Roman à son ami... Personne à Pourrières ne porte le nom de Courtivon.

—Qu'il se nomme Pierre, Paul ou Jean, lui répondit Salvador, l'important pour nous est de nous emparer du portefeuille.

—Tout vient à point à qui sait attendre, reprit Roman, qui continua de causer avec le jeune homme qui s'était donné le nom de Courtivon: il lui parlait des beaux sites de leur pays, de son beau ciel des jolies filles d'Arles et des beaux garçons de Tarascon. Salvador prit part à la conversation; de Courtivon charmé d'avoir rencontré d'aussi aimables compatriotes les pria de venir dîner avec lui. Salvador et Roman firent quelques façons pour la forme, mais de Courtivon ayant renouvelé ses instances, ils le suivirent au café Anglais.

De Courtivon fit très-honorablement les choses. Il fit servir à ses convives les mets les plus succulents et les vins les plus généreux, de sorte qu'au dessert la plus parfaite harmonie régnait entre ces trois personnages. Salvador et Roman, qui voulaient provoquer la confiance de leur Amphytrion, lui avaient chacun raconté une histoire, qu'ils avaient inventée pour les besoins du moment. De Courtivon ne voulant pas se montrer moins communicatif que ses nouveaux amis, prit à son tour la parole.

IX.—Le marquis de Pourrières.

—Je me nomme Alexis de Pourrières, dit le jeune homme.

—J'avais deviné que de Courtivon n'était pas votre nom, dit Roman.

—C'est par habitude que je vous ai donné ce nom que je porte déjà depuis longtemps; je n'ai plus, aujourd'hui, hélas! de raisons pour cacher celui de ma famille. Pourrières, vous le savez aussi bien que moi, est un village assez considérable du département du Var, entre Brignoles et Saint-Maximin, on remarque aux environs de ce village les ruines d'un monument élevé par Marius pour perpétuer le souvenir de la grande victoire qu'il remporta sur plus de trois cents mille barbares qui étaient sortis des sombres forêts de la Germanie, pour entreprendre la conquête de l'Espagne, et le vieux château des anciens seigneurs du village, les réparations qu'il a fallu faire à cette ancienne demeure ont beaucoup altéré sa physionomie primitive, les fossés ont été comblés, le pont-levis a été remplacé par une grille qui est surmontée de l'écusson de la famille, et dont le style rococo rappelle le règne de Louis XV, des fenêtres tiennent la place des meurtrières; les vieux portraits de famille, les trophées qui garnissaient la salle d'armes, qui n'est plus aujourd'hui qu'une vaste antichambre, ont été dispersés pendant la période révolutionnaire; cependant, tel qu'il est aujourd'hui, le château de Pourrières n'est pas indigne de l'attention des touristes; on peut encore admirer les gracieuses tourelles qui flanquent les grosses tours, les sveltes colonnettes, l'architecture denticulée et les magnifiques vitraux coloriés de la chapelle du vieux manoir féodal.

Ce vieux château, échappé par miracle au marteau démolisseur de la bande noire, fut rendu à ma famille avec tous ceux de ses biens qui n'avaient pas été vendus pendant la première révolution, lors de la première rentrée des émigrés en France; quoiqu'il eût perdu la plus grande partie de sa fortune, mon père, le marquis de Pourrières, possédait encore au moins 80,000 francs de rente lorsque je vins au monde. Cette fortune était plus que suffisante pour lui permettre de tenir à la cour un rang distingué, et les services qu'il avait rendus aux princes de la branche aînée pendant l'émigration, lui donnaient le droit de solliciter un emploi honorable. Mon père était un de ces gentilshommes que leurs princes rencontrent sur les champs de bataille et qu'ils cherchent en vain au milieu de la foule de leurs courtisans lorsque des jours sereins ont remplacé les jours d'orage; il fit cependant un voyage à Paris en 1816, mais ses manières étaient peut-être un peu rudes, il ne savait pas arrondir ses discours en périodes élégantes, en un mot il faisait une assez triste figure parmi les courtisans du nouvel Œil-de-Bœuf. Il revint chez lui sans avoir obtenu l'emploi qu'il avait sollicité, et se détermina, sans éprouver beaucoup de peine, à mener la vie de gentilhomme campagnard.

Mon père avait confié le soin de faire mon éducation à un prêtre sécularisé qui lui avait été recommandé par un de ses frères d'armes de l'armée de Condé; c'était un excellent homme; ses mœurs étaient pures, et il avait acquis une vaste érudition; en un mot, il possédait toutes les qualités hormis celles que doit posséder un instituteur. Il ne savait du monde que ce qu'il en avait appris dans ses livres, la timidité de son caractère était si grande qu'il n'osait me faire les réprimandes ou m'infliger les punitions que je méritais trop souvent, et la crainte que lui inspirait mon père était telle, qu'il ne pouvait se résoudre à solliciter son intervention.

Les enfants, comme tous les êtres faibles, sont toujours disposés à abuser de l'indulgence que l'on a pour eux. Comme vous devez bien le penser, je faisais très-peu de cas des exhortations et des réprimandes de mon digne précepteur dont je connaissais la faiblesse; au lieu d'étudier, je passais toutes mes journées à parcourir, avec les jeunes garçons de mon âge, les vastes dépendances du château. Aussi, à l'âge de douze ans, si j'étais aussi fort qu'il est possible de l'être à cet âge et doué d'une santé très-florissante, j'étais en revanche le plus ignorant polisson qu'il fût possible de rencontrer. Je savais lire, un peu écrire; j'avais retenu quelques bribes de latin, c'était tout. Mon père, qui savait mieux manier une épée qu'une plume, et qui connaissait mieux La curne de Sainte Palaye, le Miroir du vrai Gentilhomme français et le parfait Ecuyer, que le de Viris illustribus, ayant remarqué que je pratiquais avec assez de succès tous les exercices du corps, avait félicité plusieurs fois mon précepteur qui, je dois le croire, s'était à la fin persuadé que, grâce à ses bons conseils, j'étais devenu un jeune gentilhomme très-distingué.

J'avais un peu plus de dix-huit ans, lorsque mon père et mon professeur (ma mère était morte peu d'années après ma naissance), persuadés que ce n'est qu'après avoir voyagé que l'on devient un gentilhomme accompli, résolurent de me faire visiter les principales contrées de l'Europe. Mon père se serait fait volontiers mon compagnon de voyage, mais les fatigues qu'il avait supportées pendant l'émigration, l'avaient rendu valétudinaire et les blessures qu'il avait reçues l'enchaînaient au seuil du foyer patrimonial. Il fut donc décidé entre mon père et mon précepteur que ce dernier continuerait auprès de moi ses fonctions de Mentor. Mentor bien incapable, hélas! et qui avait formé un pauvre Télémaque.

Lorsque mon père, m'ayant fait appeler dans son cabinet, me fit connaître la décision qui venait d'être prise, j'éprouvai tout d'abord, je dois en convenir, un vif sentiment de joie; j'étais charmé de quitter pour quelque temps le vieux château de mes pères, que je savais par cœur, les bois que j'avais parcouru en tous sens, les collines si souvent gravies par moi. Les rêves de ma jeune imagination allaient enfin se réaliser; j'allais visiter des contrées qui devaient selon moi renfermer plus de merveilles que celles parcourues par Sinbad, le marin. J'allais voir le monde!

Cependant quelque grande que fût la joie que j'éprouvais, lorsque mon père, après m'avoir tenu longtemps serré sur sa poitrine, m'eût enfin dit adieu; je sentis mes yeux se mouiller de larmes, je ne pouvais me résoudre à le quitter. Etait-ce une voix intérieure que j'entendais sans pouvoir la comprendre, qui me disait que je ne devais plus le revoir?

Avant de commencer ma tournée en Europe, je devais habiter quelques mois Marseille, chez des parents de ma mère, qui devaient guider mes premiers pas dans le monde; ces bons parents me reçurent à merveille, et l'amitié qu'ils me portaient les ayant sans doute aveuglés sur mon compte, ils eurent l'extrême bonté de me trouver charmant, tout en convenant toutefois que les voyages que j'allais entreprendre devaient me faire gagner beaucoup.

Ma mère appartenait à une ancienne famille parlementaire, dont tous les membres avaient conservé les mœurs sévères, les manières dignes et froides des anciens conseillers au parlement de Provence; mon grand-oncle et mon oncle, les seuls parents qui me restassent (je ne compte pas une foule de cousins des deux sexes et à divers degrés que je ne fis qu'entrevoir), m'aimaient beaucoup, sans doute; ils m'inspiraient infiniment de respect, mais je ne me plaisais pas chez eux, j'avais froid dans leur salon; lorsque je les voyais marcher ou parler avec une gravité composée, je me figurais avoir devant les yeux deux portraits famille, auxquels la baguette d'une fée aurait donné l'existence.

Je ne trouvais donc pas chez mes grands parents des distractions en harmonie avec mon âge et la manière dont j'avais été élevé.

J'étais possédé d'un extrême besoin de mouvement, d'une soif de voir des choses nouvelles qui ne trouvaient pas chez eux, de quoi se satisfaire; j'allai donc chercher ailleurs les distractions qui me manquaient.

Lorsque mon précepteur voulut me faire des remontrances, je lui dis, avec beaucoup de tranquillité, que je ne faisais rien que ne fissent tous les jeunes gens de mon âge et de ma condition, qu'il ne devait pas se montrer plus sévère que ne le serait mon père en pareille occasion; que je savais assez ce que je devais à la dignité de mon nom pour ne jamais le compromettre; que, du reste, j'étais assez âgé pour ne plus avoir besoin de mentor. Le brave homme se le tint pour dit; ce qu'il craignait par-dessus tout, c'étaient les discussions et pour n'en plus avoir avec moi, il me mit la bride sur le cou. Me voilà donc à dix-huit ans maître absolu ou à peu près de mes actions (mes oncles, qui comptaient sur mon précepteur, ne s'occupaient de moi que pour me donner des conseils que j'écoutais avec toutes les apparences du plus parfait recueillement).

Voulant profiter de cette douce liberté, je me mis à fréquenter les cafés et le théâtre. Je me liai avec tous les jeunes habitués de ces lieux de plaisir. Mon nom, très-estimé dans toute la Provence, la fortune que je devais posséder un jour, me donnaient une certaine autorité sur mes jeunes compagnons de plaisir, qui formaient autour de moi une petite cour toujours prête à me flatter. J'étais de toutes les parties, de toutes les fêtes et comme je ne me montrais pas très-sévère sur le choix de mes compagnons, on trouvait généralement que j'étais un très-bon garçon. Je crois vous avoir dit déjà que j'étais assez adroit à tous les exercices du corps; celui que j'affectionnais particulièrement était l'escrime; mes compagnons me parlaient sans cesse d'un maître, nommé Louiset dit Belle-Pointe, dont la salle était fréquentée par tout ce que la ville renfermait de jeunes gens riches et désœuvrés, et auquel on accordait beaucoup de talent. Je n'eus pas plutôt manifesté le désir de le connaître que mes amis me menèrent chez lui.

Louiset Belle-Pointe était maître d'armes dans toute l'acception du terme, il ne parlait que de tierces, de quartes, de coups fourrés. Il était bavard et il aimait à boire, ce qui ne l'empêchait pas d'être aussi rusé qu'un singe, d'aimer passionnément l'argent (il ne buvait que le vin qu'on lui payait), et de trouver bons tous les moyens qui pouvaient lui en procurer. Louiset reçut très-bien le jeune comte de Pourrières; il m'apprit toutes les finesses de son art, et quelques semaines ne s'étaient pas écoulées que j'étais devenu le commensal le plus assidu, l'ami le plus intime du maître d'armes.

Ce n'étaient, je vous l'assure, ni ma passion pour l'escrime, ni l'envie d'écouter les discours un peu décolletés du maître d'armes qui m'attiraient chez lui.

J'avais remarqué sa fille, et j'en étais devenu passionnément amoureux.

C'était véritablement une très-jolie fille que mademoiselle Jazetta Louiset; elle avait une de ces physionomies spirituelles et piquantes qui plaisent au premier coup d'œil, et de beaux yeux noirs admirables, des cheveux de la même couleur; ses pieds et ses mains étaient d'une forme tout à fait aristocratique; c'était, en un mot, la plus délicieuse créature qui se puisse imaginer, gaie, vive, toujours prête à chanter les plus jolis airs de notre joyeuse Provence, et dix-sept ans à peine.

Jazetta avait été élevée par une sœur de sa mère, aussi laide et disgracieuse que sa nièce était aimable et jolie, cette femme était Italienne; les amis de Louiset disaient tout bas: (le maître d'armes avait la main malheureuse), qu'elle avait exercé à Gênes, sa patrie, le plus ignoble métier, et que c'était pour se soustraire aux poursuites de la justice qu'elle s'était réfugiée à Marseille. Que ce fut ou non calomnie, toujours est-il que cette femme était la plus immorale de toutes les créatures; elle avait inculqué à sa nièce les plus détestables principes; grâce à ses leçons, Jazetta était aussi rouée à dix-sept ans que l'est ordinairement à trente une femme qui a beaucoup vécu. Ce que je vous dis là, je ne l'ai su que plus tard; je ne voyais alors les choses de la vie qu'à travers le prisme que nous avons tous devant les yeux lorsque nous avons vingt ans. J'aimais Jazetta comme on n'aime qu'une fois dans la vie, je l'aimais pauvre, je l'eusse aimée riche; je croyais qu'elle était comme moi, et vraiment il était difficile de croire que des promesses menteuses pouvaient sortir de cette bouche si rose et si fraîche, et qu'il n'y avait dans cette jeune poitrine qu'une vieille éponge raccornie à la place du cœur.

Louiset, sa fille et la vieille Génoise m'exploitaient de concert; Jazetta désirait qu'une brillante toilette ajoutât de nouveau charmes à tous ceux qu'elle possédait déjà; elle voulait, disait-elle, être toujours belle pour me plaire toujours. Je trouvais cela tout naturel, et je la mettais à même de choisir, parmi les plus-riches tissus et les bijoux les plus élégants, les objets, de sa parure. Je prêtais de l'argent à Louiset, dont je voulais conserver les bonnes grâces, et la tante, qui favorisait mes entrevues avec sa nièce, et qui me paraissait alors une très-estimable femme, trouvait tous les jours un moyen nouveau de faire de rudes saignées à ma bourse.

Ma pauvre bourse, elle était devenue étique à force d'être pressurée; j'avais emprunté à mes nouveaux amis tout ce qu'ils avaient voulu me prêter; mon précepteur, qui n'avait plus d'argent, n'osait pas en demander à mon père; il était en effet assez difficile de justifier à ses yeux la dissipation totale de la somme assez forte qu'il nous avait remise lors de notre départ de Pourrières. Jazetta, qui me demandait depuis plusieurs jours un objet d'une valeur assez considérable que je n'avais pu lui donner, me faisait la moue; Louiset, à qui l'on réclamait, (il me l'avait dit du moins), le payement d'un billet, me rudoyait; la tante avait des scrupules, j'étais désespéré.

Un certain matin, à la suite d'une légère altercation avec Jazetta, j'étais plus morose encore que d'habitude; Louiset, qui paraissait avoir bu quelques verres de vin de trop, s'approcha de moi. «Ne soyez donc pas aussi triste, me dit-il; il faut bien souffrir ce qu'on ne peut empêcher; faites comme moi, au premier jour, je vais être jeté en prison...»

—Mon pauvre Louiset, dis-je à mon tour au maître d'armes qui venait de me porter une botte secrète sans lui laisser le temps d'achever sa phrase, si j'étais le maître de ma fortune, vous n'iriez pas en prison.

—Je sais bien, je sais bien, répondit Louiset; mais si c'est que vous n'avez pas d'argent que vous êtes aussi triste, pourquoi ne cherchez-vous pas à vous en procurer?

—Et quels moyens voulez-vous que j'emploie? En demander à mon père, il ne m'en donnera pas; j'en ai emprunté à tous mes amis...

—Si j'étais le comte de Pourrières, je mettrais ma signature au bas d'une feuille de papier timbré, et j'irais trouver Josué qui m'obligerait avec infiniment de plaisir.

—Est-ce que vraiment vous croyez que ce juif...

—Le métier de Josué est d'obliger les jeunes gens de famille qui se trouvent momentanément gênés.

Les paroles de Louiset n'étaient pas tombées dans l'oreille d'un sourd; aussi le même jour il me conduisait chez le juif Josué qui voulut bien me prêter une assez forte somme à raison de 5 pour 100 d'intérêt... par mois.

Lorsque cette somme fut dans ma poche, Jazetta redevint aimable, Louiset, dont je payais les dettes réelles ou prétendues, me démontra un coup de seconde qu'il n'avait encore démontré à personne, la tante n'eut plus de scrupules. Tout alla donc au gré de mes désirs pendant un certain temps. Lorsque ma bourse fut de nouveau vide, les visages redevinrent sombres autour de moi. Je fis une nouvelle visite au juif.

Comme vous devez bien le penser, tout entier à l'amour que j'éprouvais, je négligeais beaucoup mes grands parents, j'étais plus souvent dans la salle d'armes de Louiset que dans le salon de mes oncles; ils interrogèrent mon précepteur qui ne sut que leur répondre, par l'excellente raison qu'il ne savait rien; ils me firent des remontrances, et je leur promis pour avoir la paix, de faire tout ce qu'ils exigeraient de moi.

Le meilleur moyen de me faire oublier Jazetta était de me faire quitter Marseille, ce fut aussi celui que l'on adopta, mais lorsque vint l'instant de me mettre en route pour commencer mes voyages en Europe, je refusai positivement de partir, mes oncles ne s'attendaient pas à une pareille résistance, ils s'emportèrent, je les envoyai se promener, et n'ayant plus dès-lors de ménagements à garder, je me livrai sans scrupules à tous les débordements. Les amis de Louiset devinrent mes amis les plus intimes, on me voyait partout avec eux dans les cafés, au théâtre, à la promenade; ma liaison avec Jazetta était devenue un scandale public. Tous les honnêtes gens étaient indignés de rencontrer à la fois l'amant, la fille et le père; un pareil état de choses ne pouvait être toléré plus longtemps; mon père qui avait été averti et qu'une maladie grave tenait cloué sur son lit, sollicita un ordre pour me faire enfermer quelque temps dans une maison de correction; cet ordre aurait été sans doute exécuté, mais Josué qui avait appris, je ne sais par quelle voie, ce que l'on projetait contre moi, me fit prévenir et me fournit les moyens de passer en Italie.

Louiset, à qui je comptai une somme assez ronde, voulût bien me laisser emmener sa fille dont je ne voulais pas absolument me séparer. Il est vrai qu'il me fit promettre de la lui ramener et de l'épouser aussitôt que mon père serait mort.

Jazetta, qui n'était pas fâchée de parcourir le monde, me suivit avec plaisir, l'argent ne me manquait pas; nous parcourûmes successivement l'Italie et la Suisse.

Nous courions le monde depuis environ deux ans, nous arrêtant dans tous les lieux qui nous plaisaient, nous remettant en route lorsque nous éprouvions les premières atteintes de l'ennui, lorsque Jazetta m'annonça qu'elle était enceinte.

Cette nouvelle me causa le plus vif plaisir, j'aimais si sincèrement ma maîtresse, que si je n'avais pas connu le caractère inflexible de mon père, je serais allé avec elle me jeter à ses genoux pour le prier de me la laisser prendre pour épouse.

Lorsque Jazetta m'avait annoncée qu'elle était enceinte, nous étions à Bâle, nous voyageâmes quelques mois encore; lorsqu'elle fut près de son terme, nous nous arrêtâmes à Genève, où elle accoucha très-heureusement d'un garçon, que je reconnus et auquel je donnai le nom de Fortuné.

Je confiai cet enfant à une femme estimable qui me fut indiquée par des personnes dignes de confiance. Cette femme se chargea de l'élever avec le plus grand soin et de le placer dans un pensionnat aussitôt qu'il aurait atteint l'âge de quatre ans.

Je n'ai pas cessé depuis cette époque de m'occuper de mon fils qui est maintenant âgé de quinze ans, et la personne à laquelle j'ai confié son éducation m'informe à la fin de chaque année de tout ce qui le concerne.

Josué connaissait mieux que personne l'état de la fortune qui devait me revenir après la mort de mon père, aussi il fournissait abondamment à tous mes besoins, mais l'expérience m'étant venue avec les années, j'avais établi sur de nouvelles bases mes relations avec lui; je ne lui empruntais plus à raison de 1 pour 100 par mois, il avait été convenu qu'il me fournirait 12,000 fr. par an et que je m'engagerais pour 15,000, qui devaient produire intérêt à 5 et qui seraient remboursés aussitôt après la mort de mon père.

Je m'étais lié pendant l'indisposition qui avait suivi les couches de Jazetta avec un jeune Anglais qui habitait le même hôtel que nous; cet homme m'enleva ma maîtresse qu'il emmena, je crois, à Calcutta ou à Madras.

On n'aime bien qu'une fois dans la vie, voyez-vous, et lorsque c'est à vingt ans, que nous rencontrons la femme qui doit nous inspirer ce sentiment dont nous devons toujours conserver le souvenir, les déceptions qui suivent tous les événements de la vie doivent nous paraître beaucoup plus cruelles. J'aurais dû sans doute lorsque j'appris la fuite de Jazetta me dire que sa conduite la rendait indigne de l'amour que j'avais pour elle, et chercher à l'oublier; mais fait-on toujours ce que l'on devrait faire? Je dois en convenir, je n'éprouvais qu'un regret, celui de l'avoir perdue, et au moment où je vous parle, je crois que si elle était là et qu'elle me priât de lui pardonner, je crois que j'oublierais tout ce qui s'est passé.

—Je ne sais si je dois, dit à ce moment de Pourrières en interrompant le récit qu'il faisait à Salvador et à Roman, vous raconter les événements de ma vie jusqu'au moment où nous sommes arrivés.

—Et pourquoi vous arrêteriez-vous en aussi beau chemin, répondit Roman en accompagnant ces mots d'un juron provençal, qui fit naître un sourire sur les lèvres du comte, votre récit nous intéresse beaucoup, n'est-ce pas Salvador?

Salvador fit un signe d'assentiment.

—C'est que je crains que le récit de ce qui me reste à vous raconter, ne me fasse perdre l'estime que vous êtes naturellement disposé à accorder à un compatriote.

—Ne craignez rien, dit Salvador, nous sommes indulgents.

—Et nous buvons à votre santé, monsieur le comte, ajouta Roman.

—Le chagrin que j'éprouvai en me voyant abandonné de Jazetta, me causa une maladie très-grave qui dura plusieurs mois; pendant longtemps je fus à deux doigts de la mort, que je voyais, je vous l'assure, s'approcher de moi sans éprouver beaucoup de regret; mais enfin la jeunesse fut plus forte que le mal, je recouvrai la santé.

—Pour me distraire de mes chagrins, je me rendis aux eaux de Bade; je me liai dans cette ville avec un homme qui se faisait appeler le duc de Modène.

—Je connais cet homme, s'écria Roman, son véritable nom est Ronquetti.

—C'est bien cela, répondit de Pourrières.

—Le duc de Modène possédait entre autres talents celui de se rendre la fortune favorable, après m'avoir gagné tout ce que j'avais d'argent comptant, il crut ne pouvoir mieux me témoigner l'amitié qu'il me portait, qu'en me montrant tout ce qu'il savait.

Il n'eut pas à se plaindre de son élève, qui après quelques leçons se trouva de force à lutter contre son maître: je ne voulais pas cependant faire usage des talents que je possédais, je le dis au duc de Modène:

—Laissez faire, me répondit-il, si jamais vous vous trouvez sur le point d'être vaincu, vous ne vous laisserez pas jeter à terre sans vous servir des armes que vous avez en votre possession: Ronquetti avait raison.

—Mais dit Roman en interrompant encore de Pourrières, vous vous laissiez tout à l'heure plumer bel et bien par ce limonadier à moustaches grises.

—Je voulais lui donner le courage de jouer contre moi une somme considérable, afin de le punir par où il a péché.

—Je vois maintenant que je suis venu déranger vos combinaisons.

—J'apprécie, soyez-en convaincu, mon cher compatriote, l'intention qui vous faisait agir.

Quinze années s'étaient écoulées depuis que j'avais quitté le château de Pourrières, et je n'avais pas une seule fois écrit à mon père. Ronquetti, qui avait été longtemps mon compagnon de voyage, venait de me quitter. Lassé à la fin de la vie désordonnée que je menais, je me disposais à écrire à mon père, afin de solliciter de son indulgence le pardon de mes fautes et l'oubli du passé, lorsque je reçus à Bruxelles, que j'habitais depuis quelque temps, une lettre de Josué qui m'apprit qu'il venait de mourir, et qu'il fallait absolument que je revinsse pour me faire mettre en possession de l'héritage que j'étais appelé a recueillir; le Juif m'envoyait 20,000 francs pour faire mon voyage et me mettre à même de faire une figure honorable en arrivant dans mon pays; il me disait aussi que le choléra avait enlevé mes oncles, et que j'étais le seul et le dernier rejeton de l'ancienne famille des Pourrières.

Je quittai de suite Bruxelles et je m'arrêtai à Paris, j'avais l'intention de séjourner quelques mois dans cette ville, que je n'avais pas encore vue, avant de me retirer du monde; je suis à Paris depuis moins de deux mois et dans quelques jours je quitterai cette ville sans éprouver le moindre regret, si jamais vous retournez à Trets, arrêtez-vous en passant au château de Pourrières, vous m'y trouverez menant la vie d'un gentilhomme campagnard, et m'occupant de l'éducation de mon fils, que je vais faire venir auprès de moi et qui sera, j'ose l'espérer, plus raisonnable et plus heureux que son père.

Je suis las de courir le monde: j'ai vu l'Angleterre, la Suisse, l'Italie, la Hollande, l'Espagne et le Portugal, et j'ai rencontré partout les mêmes vices et les mêmes travers. Au ciel brumeux de la vieille Angleterre, à ses vaisseaux, ses docks et son tunnel, aux glaciers de la Suisse, à l'hospitalité si vantée, et aux vertus champêtres des paysans helvétiques, aux lazzarone de Naples, aux palais de marbre de Florence, aux gondoles et aux barcarolles vénitiennes, aux brigands de la campagne de Rome et aux merveilles de la cité éternelle, aux canaux et aux tulipes de la Hollande, aux révolutions de l'Espagne et aux oranges du Portugal, je préfère maintenant le ciel bleu et les oliviers de notre belle Provence.

Je donne dans quelques jours un grand dîner d'adieux à toutes les personnes dont j'ai fait la connaissance depuis que j'habite Paris; si vous voulez y assister, vous me ferez plaisir; et si vous êtes observateurs, vous pourrez y étudier des physionomies assez curieuses.

Salvador et Roman acceptèrent avec empressement l'invitation du marquis.

La soirée était déjà avancée lorsqu'ils quittèrent le cabinet dans lequel ils avaient dîné. Le marquis, ayant manifesté l'intention de rentrer de suite chez lui, ses nouveaux amis l'accompagnèrent jusque dans l'appartement qu'il occupait seul dans une assez jolie maison de la rue Joubert, et ne le quittèrent que lorsqu'il se fut mis au lit, et après avoir pris rendez-vous pour le lendemain.

—Ceci peut nous être utile, dit Salvador à Roman lorsqu'ils furent dans la rue, en lui présentant un morceau de cire jaune.

—Ah! tu as pris l'empreinte, c'est fort bien; mais nous n'aurons pas besoin, je crois, de nous en servir, j'ai une idée que je te ferai connaître tout à l'heure.

Roman et Salvador venaient d'arriver dans la chambre garnie du modeste hôtel que le mauvais état de leur bourse les avait forcé de choisir. Salvador avait pris un siége pour se reposer quelques instants en fumant un cigare; Roman qui était resté debout, se découvrit, et fit plusieurs profondes et respectueuses révérences à son compagnon, qui le regardait avec étonnement.

—J'ai bien l'honneur, lui dit-il, de présenter mes civilités à monsieur le marquis de Pourrières, et je le prie de vouloir bien agréer mes très-sincères compliments de condoléance.

Un éclair brilla dans les yeux de Salvador; il avait compris son maître.

—A quand l'exécution de ton plan? lui dit-il.

—Il faut que je le mûrisse et que je fasse naître une occasion favorable; mais ce sera facile.

Salvador se jeta au cou de son digne camarade, qu'il tint longtemps embrassé.—C'est charmant, ajouta-t-il, c'est charmant, mon ami Roman; vous êtes un grand homme.

X.—Quelques portraits.

Si des députés patriotes veulent chercher à table les moyens de rendre à la France son influence en Europe, si des hommes de lettres veulent se brûler de l'encens sous le nez entre la poire et le fromage, si des barbistes[214] désirent, lorsque commence une nouvelle année, causer en trinquant des beaux jours de leur jeunesse, si des philanthropes veulent aviser aux moyens de soulager les misères du peuple, c'est chez le restaurateur Lemardelay qu'ils se réuniront; ce digne successeur des Baleine et des Lejay possède en effet le monopole des banquets qui doivent réunir autour de la même table un grand nombre de convives.

Le festin offert par le marquis Alexis de Pourrières à tous ceux qu'il connaissait à Paris, et auquel devaient assister Salvador et Roman, avait été commandé, plusieurs jours à l'avance, à cet aimable artiste culinaire, et ne devait, dit-on, rien laisser à désirer.

Au jour et à l'heure indiqués, le couvert était mis dans un salon élégamment décoré et éclairé par une quantité raisonnable de bougies parfumées. Brillat-Savarin, Grimod, de la Reynière, Berchoux, d'Aigrefeuille, tous les doctes en gastronomie, prétendent, et nous sommes de cet avis, qu'un excellent repas ne doit être savouré qu'aux lumières.

La table était couverte de linge damassé d'une blancheur éblouissante; de magnifiques cristaux, d'admirables porcelaines réfléchissaient mille jets lumineux; des surtouts de bronze doré, véritables chefs-d'œuvre artistiques sortis des ateliers de Denière, étaient chargés de fleurs exotiques les plus rares; les vins rafraîchissaient dans des seaux en maillechort remplis de glace; le chef et ses aides, le sommelier et les garçons de service étaient à leur poste, les convives pouvaient arriver, tout était disposé pour les recevoir.

De Pourrières, qui ne voulait pas laisser à Lemardelay le soin de recevoir ses convives, arriva le premier; Salvador et Roman le suivaient de près; il s'empressa d'aller au-devant de ses nouveaux amis, dont il serra les mains dans les siennes.

De Pourrières n'avait voulu d'abord réunir autour de lui qu'un petit nombre d'amis; mais chacun d'eux, lorsque l'on avait su qu'il ne donnait ce festin que pour adresser des adieux solennels au monde dans lequel il avait vécu jusqu'alors, avait voulu amener un ami; puis on s'était dit ensuite qu'il n'y a point de fête complète si elle n'est embellie par la présence de quelques jolies femmes; de sorte que le nombre des convives s'était insensiblement augmenté, et que la table qui, primitivement, devait être dressée dans un salon de médiocre grandeur, se carrait majestueusement dans le plus vaste et le plus orné des salons de Lemardelay.

Salvador et Roman admiraient le luxe et la parfaite ordonnance du couvert, et adressaient à l'Amphytrion des félicitations qui paraissaient le flatter, lorsque les convives les plus pressés arrivèrent; il y en avait de jeunes et de vieux; beaucoup portaient à leur boutonnière le signe révéré de l'honneur. Salvador remarqua parmi eux un beau jeune homme, doué d'une taille beaucoup au-dessus de la moyenne, et d'une physionomie gracieuse, sur laquelle cependant on pouvait remarquer l'expression d'une fierté dédaigneuse. Quel est, dit-il au marquis, ce jeune homme qui ne vous a adressé qu'un très-léger salut, et auquel tous ceux qui sont ici paraissent adresser des hommages?

—Ce monsieur, répondit de Pourrières avec un léger sourire, est une des plus curieuses physionomies de la société parisienne; on ne lui connaît ni rentes, ni propriétés de ville ou de campagne, ni places, ni pensions; il n'est ni artiste, ni commerçant, ni homme de lettres; cependant il donne le ton aux lions les plus distingués de la capitale, il a sa place dans la loge infernale, il renouvelle souvent ses équipages et ses attelages, il joue et perd, sans froncer le sourcil, des sommes considérables; il habite un des hôtels les plus confortables du nouveau quartier de l'Europe; et lorsqu'il sort de chez lui il demande à son valet de chambre, qui lui répond toujours oui, s'il a mis de l'or dans ses poches. Aussi, monsieur le vicomte Achille de Lussan voit-il s'ouvrir devant lui les portes des plus nobles demeures; il est de tous les clubs de la bonne compagnie, de toutes les sociétés philanthropiques; les plus jeunes et les plus jolies duchesses en raffolent; et, si elles l'osaient, elles se disputeraient son cœur à la danseuse qu'il entretient, une très-jolie créature qui nous fera peut-être l'honneur d'assister à ce banquet.

—Ce monsieur de Lussan, dit Roman, me paraît un solide gaillard.

—Vous ne vous trompez pas, répondit de Pourrières; il se sert des armes qu'il a reçues de la nature avec autant d'adresse que de l'épée que lui ont léguée ses nobles aïeux; il a déjà tué quelques curieux qui avaient cherché à connaître les sources de sa fortune. Aussi a-t-on pour lui maintenant infiniment de respect.

Pendant le temps qu'avait duré la courte conversation que nous venons de rapporter, plusieurs nouveaux convives étaient arrivés, et après avoir salué l'Amphytrion, s'étaient mêlés aux divers groupes qui attendaient en causant l'heure à laquelle on devait se mettre à table.

De Pourrières continuait la conversation commencée avec Salvador et Roman.

—Si tous ces gens-là, disait-il, voulaient être sincères et raconter leur histoire, vous entendriez de singuliers aveux, et en une heure vous apprendriez plus de choses que ne peuvent vous en apprendre en dix ans tous les romans intimes que l'on a fabriqués depuis quelque temps; il y a, voyez-vous, dans les replis du cœur humain des passions mauvaises, des vices ignobles que l'œil de Dieu peut seul apercevoir, et qui ne seront jamais mis en œuvre par les romanciers.

—Oh! oh! monsieur le marquis, savez-vous que vous prêchez à ravir, dit Salvador, qui n'était que médiocrement prévenu en faveur du discours que de Pourrières venait de commencer.

—Vous avez raison, le moment est mal choisi pour faire de la morale; puisque nous sommes ici pour nous amuser, amusons-nous; mais évitez surtout de me donner mon nom; tous ceux qui sont ici ne me connaissent que sous celui de Courtivon.

Roman lança à Salvador un coup d'œil significatif.

—En attendant qu'il nous soit permis de faire honneur au festin, dit-il en s'adressant au marquis, continuez, autant du moins que cela vous sera possible, de nous faire connaître les convives.

—Avec plaisir. Ce petit monsieur qui se fait appeler de Préval, est un satellite qui gravite autour de l'astre que l'on nomme de Lussan; mais comme on connaît à peu près les moyens qu'il emploie pour soutenir le luxe qu'il affiche, on ne lui accorde pas la considération qu'on n'ose refuser au vicomte de Lussan. Les femmes qui se laissent séduire par la jolie figure, les gracieuses manières et les tirades sentimentales de M. de Préval, qu'elles soient duchesses, actrices ou femmes entretenues, sont la mine qu'il exploite; une vieille princesse russe fait les frais de son tilbury, une actrice ceux de son appartement, une fille entretenue lui fournit son argent de poche. M. de Préval, pour parer aux éventualités de sa position, a une seconde corde à son arc; il est, dit-on, plus qu'heureux au jeu...

»Cet homme qui paraît âgé d'environ soixante ans, qui est doué d'une si respectable physionomie, et qui porte à sa boutonnière la croix de la Légion d'honneur, est un des aigles du barreau et un des puritains de la chambre élective. Le bienheureux saint Yves advocatus et non latro res miranda, fut canonisé, quoique avocat; c'est peut-être jusqu'ici le seul de sa robe qui ait été admis dans le royaume des cieux, et c'est pour cela sans doute que la béatitude y est si grande; car s'il y en avait un second, le père Eternel ne serait pas sûr de finir tranquillement son bail.

»Quoi qu'il en soit, je vais vous raconter une petite anecdote très-édifiante, à l'endroit de cet avocat député qui pourrait bien, tôt ou tard, prendre place à côté de saint Yves, son digne patron, et lui enlever une partie de sa clientèle céleste.

»Voici ce que c'est. Pour me rendre plus intelligible j'adopterai, si vous voulez bien me le permettre, la forme du dialogue. Remarquez, je vous prie, que la scène se passe dans le cabinet de l'avocat en question, cabinet meublé avec tout le luxe possible. L'avocat est assis devant un bureau à cylindre; il est enveloppé dans une magnifique robe de chambre à ramages, et ses pieds sont fourrés dans des babouches orientales de maroquin rouge; une dame déjà sur le retour, mais dont la toilette est très-élégante, vient d'entrer et lui dit:

—Eh! bonjour, cher maître; comment se portent les cinq codes et leurs honorables commentaires?

Puis elle s'assied.

—Ah! belle dame, répondit l'avocat, toute ma jurisprudence est à vos genoux. D'honneur, vous êtes plus belle tous les jours.

—Toujours galant, cher maître; mais trêve d'aimables propos aujourd'hui, c'est une affaire sérieuse qui me conduit chez vous.

—De quoi s'agit-il? je suis tout oreilles.

—J'ai besoin de reprendre les choses d'un peu loin; excusez-moi si vous me trouvez prolixe, c'est un peu le défaut de mon sexe.

Vous vous rappelez, cher maître, cette époque à jamais déplorable de 1814, où une nuée de barbares vint fondre sur la France accablée; ils ramenaient dans leurs bagages ce roi fameux qui, grâce à une figure de rhétorique qui n'est pas encore bien définie, nous persuada un beau jour que nos ennemis étaient nos meilleurs amis.

—Ah! madame, dit ici l'avocat en soupirant, quels souvenirs vous évoquez, il suffit de me rappeler les maux de ma patrie pour me voir fondre en larmes.

—Cela se conçoit, pensa la dame, c'est un si grand patriote, j'aurais bien dû ne pas mettre sa sensibilité à une aussi rude épreuve; permettez-moi de continuer, dit-elle après avoir fait cette réflexion.

Parmi cette foule de barbares dont je viens de vous parler, se trouvait un grand seigneur, véritable ours mal léché, mais qui rachetait ce petit désagrément par une foule de millions de roubles. Dès les premiers jours de son arrivée à Paris, il voulut s'initier aux mœurs françaises, et pour cela il eut besoin de dépouiller le vieil homme; après avoir pourvu aux nécessités de sa toilette, il songea à ces aimables riens dont les philosophes font si peu de cas, mais dont les jolies femmes sont folles; je veux parler des bijoux.

C'est ici, cher maître, qu'à mon tour je vais mettre ma sensibilité à une bien rude épreuve, rien que le souvenir de ces malheurs me fait fondre en larmes... j'aimais tant mon mari.

Vous vous rappelez sans doute que j'étais bijoutière au Palais-Royal; le barbare vint, il me vit et vainquit. Quelques mois plus tard j'étais à l'étranger; au moyen d'un pacte fait entre mon mari et le barbare, j'étais devenue la propriété de ce dernier. Hélas! il usa de sa propriété comme de chose à lui appartenant.

Or on sait ce que l'usage produit en pareil cas; vous avez deviné que je devins mère.

Le barbare avait des sentiments, il voulut récompenser dignement ma fidélité; à ses derniers moments il fit appeler un notaire, et, dans un testament en bonne forme, il légua au fruit de nos amours une somme considérable à prendre sur les millions en question.

Peu de temps après, le bonhomme mourut! Dieu veuille avoir son âme.

Amen. Ah! belle dame, combien ce récit m'a ému et combien je suis sensible à vos peines.

—Baste! il faut penser à autre chose! il s'agit maintenant de recueillir la succession laissée à mon fils par le vieux magot; mais cette succession est en Russie, et l'empereur Nicolas n'aime pas que les millions passent les frontières de ses Etats; il ne faut donc pas moins qu'un avocat de votre mérite pour lever toutes les difficultés qui vont surgir. Pouvez-vous vous charger de cette mission.

—Quoi! aller en Russie?

—Oui en Russie.

—Hum! c'est bien loin... et pendant ce temps, que deviendront la patrie et mon cabinet.

—Oh! ce n'est pas mon affaire, mais si je vous donne des honoraires équivalents a ceux que votre cabinet vous aurait procurés, ne voudrez-vous pas à ce prix me rendre service.

—Vous savez bien, belle dame, que je ne puis rien vous refuser.

—Eh bien! voyons, qu'exigez-vous pour vous charger de cette affaire et du voyage qu'elle nécessite.

—Ah! madame, que me demandez-vous là? Est-ce que je tiens à l'argent! mais que deviendra la France pendant mon absence! ô mon pays!...

La dame pensa quelle devait tenir compte, à un aussi grand patriote, du sacrifice qu'il allait faire en s'exilant pour elle.

—Eh bien, cher maître, dit-elle, vingt-cinq mille francs, est-ce assez?

—Que me dites-vous là? oh! France, que vas-tu devenir.

—Mais il me semble que vingt-cinq mille francs...

Bref, l'avocat accepta et la dame lui apportait le lendemain matin, les vingt-cinq mille francs en beaux billets de banque; après les avoir palpés, l'avocat reconduisit poliment sa cliente, en lui assurant que sous huit jours il serait parti.

Mais un mois s'était écoulé que notre avocat n'avait pas encore songé à prendre son passe-port; la dame, informée de cette circonstance, va le trouver et lui témoigne son étonnement; mais, en homme qui n'est jamais court, il lui donne mille raisons pour justifier son retard; la dame accorde un nouveau délai à l'expiration duquel, nouvelle visite, nouveau moyen dilatoire de la part de l'avocat.

La dame, à la fin mécontente, consulta; on lui dit que si l'avocat ne se met pas en route, c'est que sans doute des besoins d'argent le forcent à rester.

Eclairée par ce trait de lumière, elle retourne près de son cher conseil, elle lui demande si, par hasard, ce ne seraient pas quelques besoins d'argent qui l'empêchent de partir. A ce mot d'argent, la physionomie de l'avocat s'illumine.

—Oui, dit-il, c'est cela. J'ai des signatures dehors, et je ne puis m'absenter avant d'y avoir fait honneur.

—Combien vous faut-il? Lâchez le mot franchement.

—Franchement, soixante-quinze mille francs; mais à titre de prêt.

—Vous les aurez.

Le lendemain, la dame apporta les soixante-quinze bien heureux mille francs. L'avocat fait deux billets, l'un de quarante-deux mille francs, et l'autre de trente-trois mille francs. Il faut lui rendre cette justice, il faisait parfaitement les billets.

Ainsi payé, nettoyé, allégé, vous allez croire que notre avocat va se mettre en quatre pour satisfaire sa cliente?...

Erreur!

Notre avocat est député, c'est un des meilleurs orateurs de la chambre; il ne peut donc voyager comme un pékin d'avocat.

Il commence donc sa tournée par Goritz; il se fait présenter au roi de France (l'excellent roi! il est, quant à présent, d'un très-facile accès...), le roi lui demande s'il veut manger un morceau. Notre avocat quitte alors son rôle et devient homme politique, il accepte le déjeuner du roi Henri V, puis il prend sa volée vers Saint-Pétersbourg. A peine arrivé, une réclame adroitement lancée dans les journaux russes, annonça l'arrivée de l'illustre personnage. L'empereur Nicolas informé du déjeuner de Goritz, lui permit de se présenter à la cour. Voilà donc notre homme admis aux soirées, aux cavalcades, aux revues, aux parades, aux parties d'eau, aux déjeuners, aux dîners, aux petits soupers, aux concerts de l'empereur Nicolas. Un avocat dans de semblables circonstances, pouvait-il trouver le temps de s'occuper des affaires de sa cliente, lorsque l'empereur, à lui seul, dérobait tous ses instants, lui donnait tant et de si agréables occupations? C'était bien là chose impossible! Aussi, après avoir passé deux ou trois mois à Saint-Pétersbourg, et y avoir dissipé et les honoraires destinés à éclaircir l'affaire de la succession, et les soixante-quinze mille francs que l'on n'a pas oubliés, notre héros reprit le chemin de sa chère patrie.

Vous devinez qu'il ne s'empressa pas de faire appeler sa cliente pour lui rendre compte de sa mission: il voulait éviter le quart d'heure de Rabelais. La dame fut cependant informée de son retour et prit l'initiative des visites.

—Eh quoi! de retour! et vous n'êtes pas venu me voir?

—Ah! madame quel voyage, quel pays! Je suis abîmé, brisé, rompu.

—Cependant vous n'aviez pas, il me semble, cette mine fraîche et ce vernis de santé avant votre départ.

—Ah! madame, c'est l'effet des climats froids, cependant vous pouvez affirmer que je suis ruiné... de santé.

—Allons, allons, du courage! trois mois de notre excellent air français, et il n'y paraîtra plus.

—Ouf! l'affreux rhumatisme!!!

—Parlons un peu d'autre chose. Et l'affaire de mon fils?

—Oh! la, la! au diable soient les douleurs d'intestins!

—Remettez-vous; je reviendrai causer de cela une autre fois. Buvez frais et tenez-vous chaudement.

La dame revint vingt fois afin de savoir ce qu'elle devait espérer du voyage en Russie; mais vingt fois la même scène fut répétée: «Oh! la, la, mes nerfs! aïe! mon rhumatisme! ouf! mes douleurs d'intestins!»

Cependant l'échéance des billets allait arriver, l'impitoyable calendrier allait marquer la date fatale...

La dame se présenta!... Personne. Son débiteur qui faisait depuis longtemps des châteaux en Espagne, était allé faire ses dévotions en Galice, puis ensuite à Notre-Dame d'Atocha.

Revenu de ce dernier pays, le pauvre cher homme oublie et les billets faits à sa cliente et une foule d'autres engagements du même genre, le moyen, en effet, qu'un aussi bon patriote pense à payer ses dettes[215].

Ce petit homme rabougri, qui cause en ce moment avec le vicomte de Lussan, à la tournure grotesque, aux jambes torses, au gros ventre dont la tête est encaissée dans des épaules d'une largeur peu commune, dont les bras sont d'une longueur démesurée, au visage couvert d'une barbe épaisse et noire, dont toute la personne enfin rappelle l'illustre Sancho Pança fut jadis le curé d'un village des environs de Paris. Dieu, il est vrai,

En maçonnant les remparts de son âme,
Songea bien plus au fourreau qu'à la lame.

Cependant, monsieur l'abbé, vous pouvez le voir, affecte un maintien grave et vénérable, ce n'est pourtant qu'un de ces prêtres hautains, qui se croient le droit de primer partout où l'on veut bien les admettre, un de ces prêtres sans esprit et sans usage qui ne voient que le mauvais côté des choses, et qui, soit bêtise, soit orgueil, prétendent tout assujettir au ton de leurs hypocrites momeries, de ces prêtres enfin qui s'insinuent partout, dans la seule vue de tout blâmer, et qui deviennent le fléau de tous ceux qui sont assez bons ou assez faibles pour tolérer leurs révoltantes impertinences, quant à la religion, ce personnage l'exploite en véritable disciple d'Escobar; aussi ceux qui le connaissent bien assurent qu'il ne récite jamais d'autre prière que celle-ci:

Pulchra Laverna
Da mihi fallere, da justem sanctum que videri,
Noctem peccatis, et fraudibus objicere nubem[216].
HORACE.

Notez que cet homme s'est lancé dans de grandes entreprises, qu'il est criblé de dettes, et que, pour faire diversion à ses embarras, il rend un culte assidu à la dive bouteille.

Lorsqu'il était curé de *** il devait des sommes considérables au banquier P***, il fallait les payer ou du moins donner au banquier des signatures qui le rassurassent sur le sort de sa créance. Payer n'était pas chose facile, l'élément principal manquait: donner de bonnes signatures, autre difficulté; car, qui aurait consenti à cautionner un ecclésiastique qui n'avait d'autre fortune que le produit de sa cure? il fallait donc, pour que monsieur le curé pût arriver à son but, qu'il recourût à un de ces tours inédits, à un de ces tours que maître Lucifer inspire à ses amés et féaux pour les sortir momentanément d'affaires, sauf à les leur faire expier plus tard. Voici donc celui que monsieur le curé joua au plus honnête de ses paroissiens, nommé je crois M. François.

C'était entre Oculi et Latere de l'année 18...[217]. Le digne M. François présidait, avec toute la grâce dont il était capable, à l'enlèvement du fimum de sa basse-cour.

Cependant son éducation et sa fortune le mettaient au-dessus des soins si vulgaires; mais encouragé par l'exemple d'Hercule, qui jadis n'avait pas dédaigné de nettoyer les étables d'Augias, il croyait que tout ce qui se rattache à l'agriculture était chose respectable.

Au reste, le digne M. François n'était pas un de ces paysans incultes et grossiers dont le vocabulaire est à l'unisson des bêtes qu'ils conduisent. M. François avait fait des études dans sa jeunesse, le rudiment ne lui était pas étranger, et si la révolution n'était pas survenue, il serait aujourd'hui curé d'une paroisse ou chanoine de quelque gros chapitre; mais arrêté dans sa vocation par ce grand cataclysme, il n'avait jamais pu aller au delà des ordres mineurs, aussi en mémoire du petit collet et du rabat, qu'il avait portés jadis, l'appelle-t-on encore dans le pays l'abbé François, bien qu'il soit marié depuis longtems et père d'une assez nombreuse famille. Il justifie du reste ce titre d'abbé par la manie qu'il a de faire à propos ou hors de propos toutes les citations latines qui se sont incrustées dans sa mémoire, ce qui fait dire qu'il est aussi savant que monsieur le curé. Les ouvriers de sa ferme lui accordent la priorité.

Pour en revenir à ce que je vous disais en commençant, M. François, suivant un de ses domestiques qui conduisait aux champs une voiture du fimum susdit, rencontra au détour d'une rue fort étroite l'abbé en question, curé de la commune, celui-ci profitait du soleil printanier pour faire sa promenade dans le village, il avait tricorne en tête et le bréviaire à la main, enfin le costume rigoureusement exigé par les saints canons.

M. François était, au dire de M. le curé, une de ses brebis les plus chères, mais la chronique ajoute que la susdite brebis s'était quelque peu égarée; aussi M. le curé avait-il fait de nombreuses tentatives pour la ramener au bercail. En ce moment, et bien qu'il eût d'autres vues sur son honnête paroissien, il ne manqua pas de le prendre par son faible; élevant donc sa dextre avec solennité, il lui donna sa sainte bénédiction en l'accompagnant de ces mots:

Domine sit in animâ tuâ.

M. François, qui possédait comme je vous l'ai dit une véritable érudition, s'empressa de répondre en se découvrant et en se signant:

Ave Domine, gratias ago. Amen!

Les préliminaires ainsi terminés entre le curé et son ouaille, et tous deux satisfaits sans doute d'avoir montré le fruit de leurs études, le curé continua en ces termes:

—Il y a bien longtemps, mon bon M. François, que je n'ai eu le plaisir de vous voir au presbytère: aurais-je eu le malheur d'encourir votre disgrâce?

—Pas le moins du monde, M. le curé, répondit M. François, je n'ai jamais eu qu'à me louer de vos procédés envers moi, vous avez l'estime de tous vos paroissiens et la mienne; mais vous l'avouerai-je? plus le temps de Pâques approche, et plus je fuis le presbytère; il me semble que je ne saurais y aller sans régler certains comptes fort arriérés... vous savez...

—Allons donc, mon bon M. François, croyez-vous que je fasse de la religion dans la rue, et que je sois assez intolérant pour vous relancer jusque dans vos travaux? Combien c'est mal me connaître; si je me plains de la rareté de vos visites, mon bon M. François, c'est parce que vous êtes un aimable convive, et que depuis longtemps je n'ai eu le plaisir de me trouver avec vous; il faut pour m'en dédommager, que vous veniez sans cérémonie un de ces matins me demander à déjeuner; je vous ferai goûter d'un certain vin vieux de derrière les fagots, dont vous me direz votre sentiment, surtout ayez soin de ne pas venir un jour maigre, vous savez que le carême n'a déjà que trop de rigueurs, il faut donc que nous nous indemnisions ensemble.

M. François, flatté d'une invitation aussi polie, et certain d'ailleurs que M. le curé ne voulait pas l'entreprendre sur le chapitre de la confession générale, s'empressa d'accepter le déjeuner offert: on prit jour pour le jeudi suivant.

Le jour indiqué étant venu, le bon M. François fait un pouce de toilette et se rend au presbytère, les signes précurseurs sont du plus favorable augure. En effet, l'atmosphère environnante est agréablement parfumée de l'odeur des viandes que l'on prépare pour les estomacs pieux de nos deux personnages.

On s'assied, la table est mise avec propreté et même avec élégance, deux couverts seulement y figurent, mais les bouteilles y sont en bien plus grand nombre. Le curé qui sait le moyen de mettre son convive de bonne humeur, ne manque pas de lui dire en montrant les bouteilles: Album an atrum pota?

Aut interlibet, aut alternis vicibus, réplique M. François; là-dessus, nos gens satisfaits d'eux-mêmes, engagent la partie à fond: les morceaux se succèdent avec rapidité, on mouille d'autant, les gais propos viennent à la suite; bref, Rabelais n'a rien de mieux dans son chapitre des propos de table.

Le second service a disparu: monsieur François paraît légèrement absorbé par la digestion, son œil indécis n'a plus la même netteté, monsieur le curé, pour le remercier, le salue d'un Nunc est bibendum, pulsanda tellus pede libero?

Dulce est desipere in loco, riposte bravement monsieur François.

Nos gens ayant ainsi prouvé qu'ils n'avaient pas oublié leur Horace, se mettent à trinquer de plus belle; les couleurs se confondent, on verse alternativement le blanc et le rouge, puis le rouge et le blanc, puis vient le café avec ses éternels accompagnements; le vieux cognac, le kirsch de la Forêt-Noire et l'anisette de Bordeaux; mais depuis longtemps monsieur le curé s'était aperçu que les yeux de son convive papillotaient, que ses jambes étaient titubantes, enfin que sa raison était ensevelie au fond des bouteilles, c'était l'état où il voulait l'amener; quant à lui, plus jeune, plus fort, plus aguerri et surtout plus maître de lui, c'était à peine si les nombreuses rasades qu'il avait absorbées lui faisaient impression. D'ailleurs, il lui fallait toute sa présence d'esprit pour arriver à ses fins.

S'étant assuré de nouveau que la langue de monsieur François, épaississait de plus en plus, que sa vue était presque à l'état d'éclipse, et sa raison dans les limbes....

—Monsieur François, dit-il, avant de nous séparer, j'espère que vous voudrez bien me rendre un petit service.

—Comment donc, monsieur le curé, mais tout ce que vous voudrez, disposez de moi, ne suis-je pas votre ami?

—Oh! je le sais, mais il s'agit de peu de chose. Vous saurez donc que monseigneur l'évêque m'a demandé quelques renseignements sur l'état moral de la paroisse, sur l'instruction primaire, etc.; ces renseignements sont rédigés, mais il faut, outre mon témoignage, qu'ils soient revêtus de la signature d'un des plus notables de la commune; or, qui est plus compétent que vous en pareille matière, vous qui venez de me parler latin comme feu Cicéron, et que tout le monde cite comme le plus érudit du pays, voici les papiers, veuillez les signer.

En achevant ce petit discours, monsieur le curé place divers papiers sur la table, monsieur François encore sous l'influence des paroles flatteuses qu'il vient d'entendre, et des nombreuses rasades qui lui ont été versées, s'arme d'une plume, et par cinq fois entoure son nom de son plus beau parafe.

Le tour était joué.

—Il faut que je dise mes offices et que j'aille visiter mes malades, dit alors monsieur le curé: adieu, mon bon monsieur François, excusez-moi si je vous quitte si vite, mais vous connaissez l'exigence de nos devoirs, principalement en ce saint temps de carême; mes civilités respectueuses à votre digne épouse et à toute votre respectable famille.

On se quitte les meilleurs amis du monde.

A six mois de là, le digne monsieur François entouré de sa famille et de ses domestiques, dînait patriarcalement, heureux du bonheur de tous ceux qui l'entouraient, lorsqu'un homme à mine rébarbative se présente, c'était une de ces figures sinistres connues de tout un arrondissement, comme l'épouvantail des grands et des petits; à cet aspect de funeste présage, toutes les mâchoires cessent de fonctionner, la foudre tombant au milieu de la famille réunie, ne l'aurait pas autant impressionnée, terrifiée!

Cependant monsieur François se lève:

—Qu'y a-t-il, maître Tenantbon? (c'était le nom du personnage, honnête huissier de son état), dit-il.

—Une misère, mon bon monsieur François, c'est une petite visite intéressée que je viens vous rendre, pour et à cette fin de recevoir de vous une somme de dix mille francs, plus les frais montant de cinq effets créés par monsieur le curé de votre commune, endossés par vous et protestés faute de payement.

—Comment? quoi? qu'est-ce? que dites-vous?

—Mais! dit maître Tenantbon, de sa voix la plus mielleuse; ceux qui m'envoient ne sont pas des fous. Tenez, voyez, n'est-ce pas là votre signature.

—Ah! mon Dieu! qu'ai-je fait? s'écria monsieur François, moi qui ai cru signer des papiers pour l'évêché... malédiction! Oui, dit-il enfin à maître Tenantbon, c'est bien ma signature; mais il y a des juges à Berlin et je serai vengé!

A un mois de là, l'abbé en question, était condamné à un an de prison comme coupable d'escroquerie et d'abus de confiance; mais la Belgique est une terre hospitalière, où l'on fait collection d'hommes de bien, l'abbé alla pendant quelque temps en augmenter le nombre[218].

Deux hommes se sont retirés dans l'embrasure d'une fenêtre pour causer plus à leur aise; l'un est grand, maigre, son teint est bilieux, ses yeux d'un gris douteux sont surmontés d'épais sourcils noirs qui se joignent à la naissance du nez; c'est un de messieurs les avoués de première instance de la bonne ville de Paris; l'autre est un gros et court, aux yeux à fleur de tête, au nez couvert de légers bourgeons, c'est un des membres de la corporation des avocats. Ces deux hommes mitonnent, sans doute, quelques sales affaires, ils n'en font pas d'un autre genre.

Maître Ruinard, ainsi se nomme l'avoué, vivait, lorsqu'il était encore étudiant en droit avec une jeune femme qui devint enceinte de ses œuvres; cette malheureuse, de concert avec son amant, se fit avorter.

Lorsque l'étudiant en droit prit femme, il quitta sa maîtresse, qui s'empressa de former d'autres liens.

Devenue enceinte de nouveau, elle voulut mettre à profit les leçons qu'elle avait reçues de son premier amant; en conséquence, elle se fit avorter; mais cette fois le crime fut découvert, et elle fut traduite devant la cour d'assises de la Seine.

Par un hasard singulier, son ancien amant, celui qui avait été son complice lorsqu'elle avait commis son premier crime, faisait partie du jury qui devait décider de son sort. La femme, vous devez bien le penser, se garda bien d'user de son droit de récusation contre un homme sur l'indulgence duquel elle croyait pouvoir compter.

Lorsqu'après les débats, les jurés étaient réunis dans la chambre des délibération, l'avoué se trouva appelé le dernier à émettre son vote; cinq voix déjà étaient favorables à l'accusée; vous croyez sans doute que celle de son amant va partager les votes et qu'elle sera acquittée? eh bien! vous vous trompez; il se réunit aux jurés qui avaient voté contre l'accusée, qui fut condamnée à six ans de réclusion.

—Oh! quel homme abominable! s'écrièrent en même temps Salvador et Roman.

Après le prononcé du jugement, continua de Pourrières, l'avoué qui sortait de la cour d'assises, fut accosté par un avocat très-connu et très-recommandable, qui savait tout ce qui s'était passé jadis, entre lui et la femme qui venait d'être condamnée.

—Vous avez dû bien souffrir pendant tout le temps qu'ont duré les débats et la délibération du jury? lui dit-il.

—Que voulez-vous, mon ami, répondit l'avoué avec le plus grand calme; elle était coupable.

—Vraiment j'admire votre sang-froid, il ne vous manquerait plus que d'avoir voté contre elle.

—Mais c'est ce que j'ai fait.

—Comment, vous avez voté contre celle qui a été votre maîtresse, et après ce qui s'est passé entre elle et vous?

—Que voulez-vous, mon ami, j'étais d'autant plus convaincu de sa culpabilité, qu'elle s'est fait avorter pendant le temps qu'elle était ma maîtresse; au reste, mon cher ami, j'ai obéi à ma conscience.

L'avocat indigné, tourna le dos sans répondre un seul mot à ce Brutus d'un nouveau genre, qui se console en faisant fortune du mépris que les honnêtes gens lui témoignent[219].

Celui qui cause avec l'avoué, dont je viens de vous parler, n'est pas encore arrivé aussi haut que le député patriote. Il existe entre celui-ci et celui-là la même distance qu'entre le vicomte de Lussan et de Préval; cet avocat entretient dans les prisons, des courtiers qui sont chargés de lui procurer des affaires. On lui proposa, il y a peu de temps, de défendre un jeune voleur, accusé d'avoir soustrait une somme d'argent considérable; le jeune fripon pouvait espérer qu'il serait acquitté, s'il était habilement défendu; car aucun fait positif ne venait justifier l'accusation. L'avocat vit l'accusé, et, après l'avoir écouté, il lui donna bon espoir et lui demanda le solde de ses honoraires; l'accusé lui dit qu'il ne pourrait le payer qu'après sa mise en liberté; l'avocat crut devoir lui faire observer qu'il ne serait pas plus riche lorsqu'il serait libre, qu'il ne l'était en prison.

—Oh! que si, répondit le détenu qui connaissait de réputation le particulier auquel il avait affaire; lorsque je serai libre, je pourrai vous payer généreusement.

L'avocat qui avait dressé l'oreille au coup d'œil significatif du voleur, pressa son client, qui enfin lui avoua qu'il était réellement l'auteur du vol dont il était accusé, et que le sac qui contenait les espèces, était enterré sous le lit de sa mère. L'avocat feignit de ne pas croire le voleur; celui-ci, voulant lui donner une preuve de sa bonne foi, l'invite à retirer le sac du lieu où il se trouve caché. Prenez le magot, lui dit-il, et gardez le quart de ce qu'il contient, vous me remettrez le reste lorsque je serai libre. L'avocat se rendit à Charentonneau, petit hameau de Maisons-Alfort. Comme la mère ignorait la culpabilité de son fils, et le lieu où était caché le sac volé, il fallait pour que notre héros pût procéder à son aise, qu'il se débarrassât de la présence de cette honnête femme, ce qu'il fît en l'envoyant à Maisons-Alfort, chercher une feuille de papier timbré. Pendant son absence, la cachette fut aisément découverte, et le sac en fut tiré. L'avocat défendit le jeune voleur qui fut acquitté. Mais lorsqu'il réclama les trois quarts de la somme volée, l'avocat lui réclama ses honoraires. Le voleur aussi honteux qu'un renard qui se serait laissé prendre par une poule, jura, mais un peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus[220].

—Si jamais je suis accusé, dit Roman, je ne confierai pas à ce monsieur, le soin de me défendre.

—Vous ferez bien, répondit de Pourrières; mais si, pour des raisons à vous connues, vous désirez vendre ou louer la jolie petite maison ornée de pampres verts que vous possédez à Trets, ne vous adressez pas non plus à l'individu, porteur d'un nez pyramidal, qui se dandine sur ce sofa. Les ruses du métier qu'il exerce sont nombreuses, et vous pourriez bien vous y laisser prendre. Mais comme cet individu ne dépense pas en folies l'argent qu'il escroque, il aura bientôt acquis une brillante fortune; il achètera alors des propriétés, il sera capitaine de la milice citoyenne, chevalier de la Légion d'honneur, électeur, juré, et il condamnera impitoyablement tous ceux qui comparaîtront devant lui.

Trouvant un jour que son commerce ne lui rapportait pas d'assez beaux bénéfices, un marchand de bas et de bonnets de coton, fit annoncer dans tous les journaux qu'il livrerait moyennant la modique somme de un franc, une graine qui, plantée dans un bon terrain, devait donner naissance à un chou d'une dimension merveilleuse; malheureusement pour les horticulteurs, l'usage leur prouva que la graine du chou colossal n'était que de la graine de niais.

La physionomie colorée, les cheveux du plus beau rouge carotte qu'il soit possible de rencontrer, et l'habit noir à queue de morue de l'individu qui cause en ce moment avec l'inventeur du chou colossal, vous annonce un naturel des îles Britanniques. Celui-ci vend aux bons Parisiens un spécifique unique, propre à guérir les maux passés, présents et à venir. La panacée de cet honnête insulaire est tout simplement de la farine de lentilles que l'on achète parce qu'il la vend sous son nom scientifique, d'Ervelenta.

Voici deux hommes, que je suis très-étonné de rencontrer ensemble, quoiqu'ils soient compatriotes. Le midi de la France les a vus naître. Le premier est âgé d'environ cinquante-cinq ans; il est corpulent et de belle taille; il est doué d'une physionomie agréable, bien qu'elle soit légèrement marquée de petite vérole; ses manières sont nobles et gracieuses; on dit tout bas, bien bas, qu'il a achevé ses études au bagne, où ses camarades l'avaient surnommé le philosophe et l'avocat, et qu'il porte, sur l'épaule droite, le témoignage de ses anciens services. Depuis sa libération, trois décorations, qu'il n'avait pas au bagne, brillent sur sa poitrine.

La mise de cet homme est toujours recherchée; il joue l'aristocrate à ravir; ou peut dire sans craindre d'être démenti, que c'est un coquin de bonne compagnie.

Le second est aussi bel homme que son compatriote, mais il n'est pas comme lui, doué d'une physionomie propre au métier qu'ils exercent tous deux. La petite vérole qui n'a laissé que de légères traces sur le visage de son ami, a fait sur le sien de notables ravages. Sa barbe est blonde et épaisse; il la fait couper après une première affaire, et il la laisse croître lorsqu'il vient d'en terminer une seconde. Il dit dans les tripots, dont il est le plus fidèle habitué, qu'il est de noble origine, ancien officier de cavalerie, comte palatin du saint-empire romain; prétentions démenties par l'expression commune de son visage et sa tournure assez semblable à celle d'un souteneur de filles; il n'est en réalité, que chevalier de l'ordre énigmatique de l'Eperon d'or, dont il a acheté le brevet cinquante écus à Sartorius Corté; il donnerait, à ce qu'il assure, son brevet pour quatre cigares; je le crois; lorsqu'il acheta ce malencontreux brevet, il croyait qu'il lui donnait le droit d'attacher à sa boutonnière, le ruban de l'ordre qui est de la même couleur que celui de la Légion d'honneur, hélas! il n'en est rien.

Ces deux individus qui ne marchent jamais l'un sans l'autre, se trouvèrent un jour très-sanglés (c'est l'expression dont ils se servent), tous les deux, c'est-à-dire qu'ils avaient un très-pressant besoin d'argent. Le plus âgé dit alors au plus jeune:

—Ecoute j'ai trouvé cette nuit une mine d'or, ou plutôt, ce qui vaut mieux, une mine de billets de banque.

—Comment, lui répondit son ami, tu veux fabriquer de faux billets de banque? Cela ne me va pas. Je me moque de la police correctionnelle, mais je respecte beaucoup la cour d'Assises.

—Et qui diable te parle de fabriquer quoi que ce soit? n'est-il donc plus possible de se procurer de bons véritables billets de banque?

—Pour s'en procurer un nombre raisonnable, je ne connais que deux moyens: les faire soi-même ou voler la banque de France; et je te l'avoue, l'une ou l'autre de ces deux actions m'épouvante; tu sais que je suis honnête homme, et que l'idée seule de commettre une mauvaise action me donne des crispations.

—Mais il ne s'agit, je te l'assure, ni de voler ni de rien de semblable; il ne faut que savoir saisir adroitement un portefeuille bien plein de cet agréable et soyeux papier.

—S'il ne s'agit que de s'emparer avec adresse d'un portefeuille, je consens à t'aider; mais avant tout je désire que tu m'expliques ton plan.

—Mon plan est simple, et si demain il fait aussi beau temps qu'aujourd'hui, je suis certain du succès.

—Tu me fais mourir d'impatience avec tes réticences! dis-moi de suite de quoi il s'agit, je suis tout oreilles: parle!

—Tu as remarqué l'autre jour l'embonpoint du portefeuille de mon banquier?

—Oui, je l'ai vu et convoité. Mais ce portefeuille est comme l'arche sainte, personne ne peut y toucher.

—Cependant si demain le soleil se lève radieux, et si tu veux me seconder, demain nous en serons propriétaires.

—Je crois, mon cher, que tu es devenu fou. Il nous serait plus facile de prendre la lune avec nos dents que de nous approprier le portefeuille de ce brave usurier.

—Demain, s'il fait beau (c'est la condition sine quâ non), tu te promèneras sous les fenêtres de l'usurier en question, et si le portefeuille tombe à tes pieds, tu le ramasseras et tu disparaîtras: voilà tout ce que j'exige de toi, entends-tu?

—Oui, j'entends, mais je ne comprends pas.

—Consens-tu, oui ou non, à faire ce que j'exige de toi?

—Eh bien! oui!

—C'est bien. Alors prie Dieu que la journée de demain soit belle, et s'il exauce tes prières, avant qu'il soit midi nous serons tous deux de la fête.

—En ce cas nous nous retrouverons demain matin à sept heures au Palais-Royal, vis-à-vis de la Rotonde.

Le lendemain les deux amis se rencontrèrent au lieu et à l'heure indiqués. Le ciel était pur, le soleil brillait, tout annonçait un jour exempt d'orage. L'empressement était égal de part et d'autre, ils se dirigèrent ensemble vers le domicile de l'usurier, et le plus âgé dit à son ami:

—Avant d'entrer dans la maison, sois attentif et la fortune te tombera sur la tête.

Le comte palatin du saint-empire romain, se promenait sur le trottoir, attendant avec impatience le bienheureux aérolithe qui devait lui tomber dessus. Enfin, après une heure d'attente qui lui parut aussi longue qu'une journée passée au violon, sans argent, le portefeuille qu'il attendait tomba; il le ramassa et disparut: personne n'avait remarqué ce qui venait de se passer.

Voici ce qui était arrivé dans le cabinet de l'usurier dont, ainsi que l'avait prévu notre escroc, une des fenêtres était ouverte à cause du beau temps. Le plus âgé des deux, qui lui faisait escompter souvent certains billets qui étaient toujours bien payés à leur échéance, lui en avait présenté deux de mille francs chaque, à quatre mois de date. Le compte fait, il revenait à notre homme quinze cent et soixante francs: le brave usurier ne donnait pas ses coquilles. Le portefeuille fut retiré de la caisse, et trois billets de cinq cents francs en furent extraits, tournés et retournés dix fois et remis enfin, accompagnés d'un long soupir; cela fait, l'usurier comme il en avait l'habitude, plaça le portefeuille à côté de lui enfin de puiser dans sa caisse les soixante francs qui devaient compléter la somme qu'il devait remettre à son client, à ce moment l'escroc saisit le portefeuille qu'il jeta par la fenêtre, qui fut fermée aussitôt.

L'usurier avait été si surpris, qu'il resta au moins une minute sans pouvoir dire un mot; enfin il reprit ses sens et poussa des cris perçants, on accourut; l'escroc était assis dans un des coins de la pièce, son bordereau d'escompte et les trois billets de banque qu'il avait reçus, à la main. «Je crois, dit-il aux personnes accourues aux cris de l'usurier, que ce respectable monsieur est subitement devenu fou». Le commissaire de police, mandé d'après les ordres du banquier, arriva enfin; notre héros est fouillé, on ne trouve rien sur lui, il explique par A plus B sa présence chez l'usurier, qui, seulement alors, se rappelle que le portefeuille a été jeté par la fenêtre; tout le monde remarque qu'elle est hermétiquement fermée et que celui qu'on accuse, est placé à une extrémité opposée; de son côté, il assure qu'elle était dans cet état lorsqu'il est entré. Le malheureux usurier qui devine que son argent, ce qu'il a de plus cher au monde, est à jamais, perdu pour lui, se livre à tous les transports du plus furieux désespoir; ses excès font croire qu'il a perdu l'esprit. Cependant, on interroge celui qu'il inculpe. Son air patelin, la vue de ses décorations convainquirent tout le monde de son innocence. On fut chez lui, où il obtint d'excellents renseignements, il fut enfin relaxé.

Comme vous le pensez bien, il craignait d'être suivi, aussi il prit des précautions pour aller rejoindre son ami, enfin, vers six heures du soir, ils se rencontrèrent au café qui fait le coin du boulevard et de la rue Montmartre; ils se saluèrent comme des connaissances qui ont été quelque temps sans se voir, puis ils allèrent dîner chez Véfour.

Entre la poire et le fromage; le plus vieux dit à son ami:

—Eh bien! combien as-tu trouvé? l'usurier prétend qu'il contenait 50,000 francs.

—Que dis-tu? 50,000 francs, comment, où?

—Mais dans le portefeuille de ce matin.

—De quoi me parles-tu, ma parole d'honneur je ne te comprends pas.

—C'est assez plaisanter, combien y avait-il, voilà le principal?

—Mais tu es donc devenu imbécile?

—Tu es un brave camarade, n'est-ce pas?

—Sans doute.

—Eh bien, ne me tiens pas plus longtemps dans l'incertitude, partageons et que tout soit dit.

—Eh! de par tous les diables, est-ce pour me faire tourner en bourrique que tu me payes à dîner, explique-toi, de grâce.

Il s'expliqua. Lorsqu'il eut achevé son discours, le comte palatin, après de nombreux éclats de rire, lui répondit qu'il ne savait ce qu'il voulait dire, alors, mais alors seulement, le plus âgé des deux larrons vit que son camarade voulait s'approprier le contenu du portefeuille, il se leva et lui dit d'une voix solennelle: J'avais cru jusqu'à ce jour que tu étais un honnête homme, je me suis trompé. Adieu; Dieu te punira[221].

Une petite actrice assez gentille d'un petit théâtre du boulevard du Temple, avait un amant. Il n'y a rien là qui doive vous étonner; mais ce qu'il y a d'extraordinaire c'est que cette jeune actrice aimait son amant. Un beau matin l'actrice et son amant furent arrêtés au saut du lit. Le jeune homme était accusé d'un crime assez grave et l'on était assez peu galant pour accuser la jeune prêtresse de Thalie d'être sa complice; mais dame Thémis ayant reconnu son erreur, elle fut rendue aux habitués de son théâtre. La jeune actrice n'était pas de ces gens qui oublient leurs amis lorsqu'ils sont dans l'infortune. Son amant était resté sous les verroux, il fallait essayer de le tirer d'embarras; elle alla trouver l'homme qui est assis à côté des deux larrons dont je viens de vous parler. Cet homme, qui fut longtemps l'une des colonnes du parti légitimiste, exerçait en province la profession d'avocat lorsqu'il fut envoyé à la chambre élective. Il tranquillisa la jeune beauté qui venait de s'adresser à lui, et empocha une somme de 1,500 francs; cela fait, l'avocat député ne s'occupa pas plus de son client que s'il n'avait jamais existé; il avait vraiment bien d'autres choses à faire en ce moment; mais la jeune femme, qui ne voulait pas supporter plus longtemps les cruels tourments de l'absence, se plaignit à la chambre des avocats; des explications furent demandées par le bâtonnier de l'ordre. Le député légitimiste, ne pouvant pas, à ce qu'il faut croire, les donner satisfaisantes, pria ses collègues de l'une et de l'autre chambre de vouloir bien accepter sa démission pure et simple.

Il cause en ce moment avec un de ces littérateurs auxquels on peut appliquer les vers de Voltaire contre l'abbé Desfontaines:

Au peu d'esprit que le bonhomme avait,
L'esprit d'autrui par complément servait.
Il compilait, compilait, compilait.

Voulez-vous l'histoire de n'importe quelle nation ou de n'importe quel grand homme; voulez-vous un roman de mœurs, un roman maritime ou un roman intime, des contes bruns, roses, noirs, de toutes les couleurs; la physiologie de n'importe quoi, la biographie de n'importe qui, un traité de physique, d'histoire naturelle ou de métaphysique, demandez et vous serez servis, cet illustre inconnu s'armera des grands ciseaux qui sont en permanence sur son bureau, et au jour et à l'heure indiqués, il vous livrera ce que vous lui aurez commandé, à moins cependant que vous ne l'ayez payé d'avance.

—Je vois que nous allons dîner avec tout ce que Paris renferme d'hommes tarés, ajouta Salvador.

—Détrompez-vous, mon cher compatriote; à part quelques rares exceptions, tous les hommes qui sont ici sont des personnages très-recommandables; les uns sont riches ou paraissent l'être, les autres exercent des professions honorables, quelques-uns occupent des places qui ne sont ordinairement accordées qu'à des hommes vertueux, ce n'est que tout bas que l'on dit ce que je viens de raconter et lorsque l'on rencontre ces gens-là dans un salon, on leur fait bon visage.

—Eh! bonjour donc, monsieur de Courtivon, dit un beau jeune homme qui tendait à de Pourrières une main parfaitement gantée que celui-ci serra dans la sienne. Le jeune homme, après avoir échangé quelques paroles avec l'Amphytrion, alla se mêler aux groupes déjà nombreux qui se formaient dans la salle.

—Est-il possible de refuser la main qui vous est tendue lorsqu'elle est aussi bien gantée que celle de ce beau jeune homme? dit de Pourrières en souriant.

—Cela serait en effet difficile, lui répondit Salvador, si surtout cet individu est un peu moins coquin que tous ceux dont vous venez de nous raconter l'histoire.

—Ce jeune homme est un assez habile médecin, mais quelle que soit la science qu'il ait acquise sur les bancs de l'école, son savoir sera toujours au-dessous de son savoir-faire, aussi sa clientèle est-elle une des plus distinguées et des plus lucratives.

Une femme dont le mari est absent, et qui redoute les suites d'une conversation quelque peu criminelle avec le neveu, le caissier ou l'intendant de son mari, fait venir le docteur Delamarre, qui se charge de dissiper ses craintes. Les jeunes personnes de nobles familles qui ne veulent pas que leur écusson soit taché; les lorettes, qui veulent esquiver les conséquences d'un souper à la Maison-d'Or, les grisettes qui ne veulent pas laisser de traces d'une soirée orageuse à l'Ile d'Amour, trouvent chez lui assistance et délivrance lorsqu'elles ont de l'argent.

Voulez-vous un héritier, cet habile docteur saura vous en procurer un; si vous en avez un de trop il vous en débarrassera; en un mot ce galant homme est la providence de toutes les vertus douteuses et de toutes les ambitions. Pour achever de vous faire connaître ce personnage, je vais vous raconter un des traits les moins saillants de sa vie.

Un septuagénaire de ses amis, qui voulait mystifier ses neveux et qui probablement avait oublié le refrain de la romance populaire,

Jeunes femmes et vieux maris,
Feront toujours mauvais ménage.

se leva un matin avec l'idée de prendre femme. Il jeta alors les yeux sur une jeune fille aussi belle qu'elle était innocente, et ce n'est pas peu dire, car elle est bien belle; jugez-en, sa taille est svelte et bien prise, ses yeux bleus fendus en amande et ombragés de longs cils promettaient de lancer des éclairs, ses cheveux, du plus beau blond cendré et légèrement ondulés, rappellent les vierges de Léonard de Vinci; sa peau, légèrement rosée, est d'une blancheur éblouissante; sa bouche est peut-être un peu grande, mais lorsqu'elle s'ouvre pour sourire, elle laisse apercevoir trente-deux petites dents bien rangées, qui font naître l'envie de se laisser mordre par elles.

Cette jeune fille avait été élevée par des religieuses, et depuis six mois elle avait quitté le village pour venir habiter près d'une tante qui cachait sous les apparences d'une sévérité exagérée, l'espérance qu'elle avait conçue depuis longtemps d'exploiter à son profit les attraits de sa nièce; aussi lorsque le vieux podagre demanda la main de la jeune houri en question, elle lui répondit que sa recherche lui faisait beaucoup d'honneur, et que sa nièce serait charmée d'épouser un aussi galant homme.

Le mariage fut conclu, mais il ne fut pas consommé. Le lendemain des noces, le malheureux septuagénaire vint trouver son ami; sa mine allongée et son regard terne annonçaient un homme dont les espérances ont été déçues.

—Eh bien? lui dit le docteur.

—Impossible! mon cher, impossible!

—Diable! mais je ne puis augmenter la dose sans risquer de vous envoyer dans l'autre monde.

—Mais je ne veux pas laisser ma fortune à mes neveux, s'écria le vieillard.

—Il y a bien un moyen, répondit le complaisant docteur.

Il dit quelques mots à l'oreille du vieillard.

—Cela me va, et vous aurez les 5,000 fr. que vous me demandez si la chose réussit, mais vous m'assurez qu'après ce sera plus facile.

—Sans doute.

—Eh bien, mon cher, essayez.

—Donnez-moi carte blanche et tout ira bien, je vous réponds du succès.

Le médecin communiqua son plan à la vieille tante, qui, moyennant finance, voulut bien prêter les mains à la plus infâme de toutes les immoralités; elle fit croire à sa nièce que dans le cas où elle se trouvait, le médecin avait mission de consommer le mariage par procuration.

La jeune fille, il est permis de le croire, trouva le fondé de pouvoir plus agréable que son mari, le docteur, de son côté, était charmé d'avoir rencontré une aussi bonne aubaine; enfin il est né de ce joli commerce deux beaux enfants, qui font la joie du bonhomme en question et le désespoir de ses neveux.

L'air respectable et les manières distinguées quoique sans prétentions de ce monsieur, vous l'ont sans doute fait prendre pour un négociant de premier ordre, c'est un faiseur. Savez-vous ce que c'est qu'un faiseur?

—Non, répondirent en même temps Salvador et Roman.

Eh bien! les faiseurs sont des individus qui se donnent la qualité de banquiers, de négociants ou de commissionnaires en marchandises, pour usurper la confiance des véritables commerçants.

Les faiseurs peuvent être divisés en deux classes: la première n'est composée que des hommes capables de la corporation, de ceux qui opèrent en grand; ces pauvres diables que vous pourrez voir dans l'allée du Palais-Royal qui fait face au café de Foi composent la seconde. A chaque renouvellement d'année, on les voit reparaître sur l'horizon, pâles et décharnés, les yeux mornes et vitreux; cassés quoique jeunes encore, toujours vêtus du même costume, toujours tristes et soucieux, ils ne font que peu ou point d'affaires; leur unique métier est de vendre leur signature à leurs confrères du grand genre.

Ceux-là, et monsieur Roulin est un des plus distingués de la corporation, procèdent à peu près de cette manière:

Ils louent dans un beau quartier un vaste local qu'ils ont soin de meubler avec un luxe propre à inspirer de la confiance aux plus défiants; leur caissier porte souvent un ruban rouge à sa boutonnière, et les allants et venants peuvent remarquer dans leurs bureaux des commis qui paraissent ne pas manquer de besogne, et des ballots de marchandises qui semblent prêts à être expédiés dans toutes les villes du monde.

Après quelques jours d'établissement, la maison adresse des lettres et des circulaires à tous ceux avec lesquels elle désire se mettre en relation. Jamais le nombre de ces lettres n'épouvante un de ces prétendus négociants. M. Roulin, notamment, mit le même jour six cents lettres à la poste.

En réponse aux offres de service du faiseur, on lui adresse des valeurs à recouvrer; à son tour aussi, il en envoie sur de bonnes maisons parmi lesquelles il glisse quelques billets de bricole, les bons font passer les mauvais, et comme ces derniers aussi bien que les premiers sont payés à l'échéance par des confrères, apostés ad hoc, des noms inconnus acquièrent bientôt une certaine valeur dans le monde commercial.

Le faiseur qui ne veut point paraître avoir besoin d'argent, ne demande point ses fonds de suite, il les laisse quelque temps entre les mains de ses correspondants.

Lorsque le faiseur a reçu une certaine quantité de valeurs, il les encaisse ou les négocie, et, en échange, il retourne des lettres de change tirées souvent sur des êtres imaginaires, des individus qui jamais n'ont entendu parler de lui, et des billets sans valeur.

L'unique industrie d'autres faiseurs qui ne sont pas encore arrivés à la hauteur de M. Roulin, est d'acheter des marchandises qu'ils ne payeront jamais, ceux-là s'associent trois ou quatre, placent quelques fonds chez un banquier, et fondent plusieurs maisons de commerce sous diverses raison sociales. L'une sera la maison Pierre et compagnie; l'autre, la maison Jacques et compagnie, et ainsi de suite; de sorte qu'il en existe bientôt sur la place quatre ou cinq qui agissent de concert, et se renseignent l'une et l'autre.

Lorsqu'ils ne peuvent plus marcher, les plus adroits déposent leur bilan et s'arrangent avec leurs créanciers, qui souvent s'estiment très-heureux de recevoir dix ou quinze pour cent; les autres disparaissent en laissant la clé sur la porte d'un appartement vide.

Vous nommer toutes les sociétés en commandites qui sont mortes entre les mains de cet individu, continua de Pourrières en montrant à Salvador et à Roman un homme gros et court, à la physionomie joyeuse, qui cachait sous des besicles d'or, des petits yeux clignotants, et qu'il était facile de reconnaître pour un enfant d'Israël, ce serait vouloir faire une chose impossible; cet homme aurait inventé la commandite si elle n'avait pas existé; entre ses mains l'actionnaire devient une pâte molle qu'il pétrit à son gré, à laquelle il fait prendre toutes les formes et toutes les couleurs; cet homme est un grand génie, il a inventé les intérêts garantis, les primes mirobolantes et les dividendes prélevés sur le capital. Il a tout exploité, mines de houille, mines de fer, d'or et d'argent, bitumes de toutes les espèces et de toutes les couleurs; chemins de fer et bateaux remorqueurs; journaux catholiques, politiques, commerciaux, artistiques, littéraires, des femmes et de la jeunesse: la caisse de chacune des entreprises n'est que rarement ouverte pour payer les intérêts et les dividendes échus; mais en revanche, le caissier est toujours à son poste lorsqu'il s'agit de recevoir les fonds des nouveaux actionnaires; les bénéfices d'une affaire servent à réparer les pertes de l'autre; lorsque toutes les caisses sont vides, ce qui arrive plus souvent que ne le voudrait cet honnête industriel; des annonces, et qu'elles annonces! sont lancées dans tous les journaux, et de tous les coins de la France surgissent de nouveaux actionnaires empressés de prendre leur place au banquet de la commandite; somme toute, cet homme est un très-grand homme.

Tout ceux qui devaient prendre part au festin étaient arrivés; de Pourrières allait faire connaître à ses amis un petit vieillard assez pauvrement vêtu, que tout le monde saluait avec les marques du plus profond respect; lorsque le vicomte de Lussan s'approcha de lui:

—Je crois, dit-il, après avoir salué Salvador et Roman, que tous vos convives sont arrivés; ne ferions-nous pas bien en attendant les dames, qui sans doute ne se feront pas attendre longtemps, de passer dans un petit salon dans lequel nous trouverons, à ce que vient de m'assurer Lemardelay, toutes les liqueurs apéritives possibles.

—C'est une excellente idée que vous avez là, monsieur le vicomte, répondit le marquis.

Toute la compagnie, conduite par de Pourrières, entra dans un petit salon, voisin de celui où avait été dressé le couvert. Sur une table ronde d'acajou, on avait placé plusieurs flacons et des verres à pattes en cristal taillé; l'absinthe aux reflets d'émeraude, le vermout, le stougthon-madère, furent servis aux convives avec une généreuse profusion.

Les femmes arrivèrent.

La première se nommait Mina, c'était une belle et forte femme, ses cheveux noirs et luisants, se déroulaient en longs anneaux sur des épaules d'une blancheur éblouissante, ses grands yeux noirs brillaient d'un vif éclat, ses lèvres un peu épaisses peut-être, mais d'un rouge aussi vif que celui d'une grenade, laissaient apercevoir des dents blanches et bien rangées; bien que cette femme fût douée d'une taille élevée, tous ses mouvements étaient souples et harmonieux et elle avait adopté des ajustements qui ajoutaient de nouveaux charmes à sa merveilleuse beauté. Un robe de pou-de-soie cerise garnie de dentelles en points d'Angleterre, emprisonnait des formes aussi pures que celles de la Diane chasseresse, ses cheveux étaient tenus par un cercle d'or, et un collier formé d'une magnifique opale et d'un triple rang de perles de moyenne grosseur, ornait son cou dont les muscles saillants annonçaient une grande force.

Elle était accompagnée d'une femme qui formait avec elle le plus parfait contraste, celle-ci qui se faisait appeler Félicité Beaupertuis, était aussi frêle, aussi mignonne que son amie était forte et puissante; envisagés séparément, ses traits n'étaient pas irréprochables; mais ils composaient un ensemble qui plaisait au premier coup d'œil. L'expression sereine de sa physionomie, la placidité de ses regards indiquaient un excellent naturel, ses mains et ses pieds étaient d'une élégance et d'une petitesse vraiment remarquables; son costume était simple, mais élégant; Mina était admirable, Félicité était jolie; laissons à nos lectrices le soin de décider de la valeur respective de ces deux éminentes qualités.

L'entrée de ces deux femmes dans le petit salon où se trouvaient réunis les convives de Pourrières, fut saluée par d'unanimes acclamations. Tous, jeunes et vieux, s'empressaient autour d'elles, et elles recevaient les hommages avec autant d'aisance qu'une belle reine reçoit ceux de ses plus dévoués courtisans; cependant une légère rougeur venait animer les joues un peu pâles de Félicité. Lorsque l'admiration qu'on lui témoignait s'exprimait en termes trop énergiques.

—Voilà, dit Salvador à de Pourrières, une petite personne très-séduisante.

—N'est-ce pas? répondit-il, eh bien, cette jeune fille est aussi bonne quelle est jolie, et peut-être que si elle s'était trouvée placée dans d'autres circonstances, elle serait l'ornement des salons du meilleur monde..... Mais quelle est la nouvelle divinité qui nous arrive? eh! parbleu, c'est la danseuse de monsieur le vicomte de Lussan.

Le vicomte en effet était allé au-devant d'une jeune femme d'une parfaite beauté; ses traits fatigués, le léger cercle noir qui entourait ses yeux bruns, la nonchalance des habitudes de son corps, la faisaient ressembler à un beau lis qui s'incline vers la terre après avoir supporté longtemps les efforts de l'orage.

D'autre femmes suivirent, toutes jeunes, jolies et richement parées; chacune en entrant, était abordée par ceux de convives qu'elle connaissait. Une seule demeurait solitaire dans le coin le plus obscur du salon sans que personne songeât à s'occuper d'elle; cette femme, il est vrai, était vieille, laide, et plus que modestement vêtue; l'isolement dans lequel on la laissait, paraissait contrarier beaucoup le petit vieillard dont de Pourrières allait parler à ses deux amis lorsque de Lussan l'avait abordé; il se remuait en tous sens, il ôtait et remettait le tricorne qui se balançait sur son chef dénudé.

Une si bonne femme! disait-il entre ses dents, ils n'ont des yeux que pour ces poupées bien habillées, enfin il alla prendre par la main dans le coin qu'elle occupait, la vieille femme dont nous venons de parler, et il l'amena au milieu du cercle:

—Messieurs et mesdames, dit-il, j'ai l'honneur de vous présenter mon épouse, madame Juste.

Salvador et Roman croyaient que l'aspect hétéroclite de ce couple allait exciter des éclats de rire universels; leur attente fut trompée, à leur grand surprise, la plupart de ceux qui s'empressaient autour des femmes jeunes et jolies dont nous venons de parler, les quittèrent pour venir offrir leurs hommages à la vieille madame Juste.

—Il ne faut pas que cela vous étonne, leur dit de Pourrières, monsieur Juste est un très-riche usurier, et il prête de l'argent à la plupart des jeunes gens de famille qui sont ici.

—Nous avons donc ici des jeunes gens de famille?

—Sans doute, croyez-vous par hasard que c'est par moi qu'ont été invités les fripons dont je viens de vous parler?

—S'il n'en est pas ainsi, comment donc se trouvent-ils ici?

—Tous ces gens-là tripotent des affaires, aussi ils cherchent à se lier avec tous les jeunes gens qui débutent dans la vie, et ils réussissent souvent; car on n'est pas ordinairement très-difficile sur le choix de ses liaisons, lorsque l'on ne possède pas encore cette expérience qui ne s'acquiert qu'avec les années; je suis moi-même une preuve vivante de la vérité de ce que j'avance, ne vous ai-je pas dit que durant les premières années de ma vie, je m'étais lié avec Ronquetti?

Huit heures sonnèrent à la magnifique pendule de bronze doré qui ornait la cheminée du salon.

—A table! s'écrièrent tout d'une voix les convives... à table!...

De Pourrières prit la main de Félicité Beaupertuis, l'avocat député franco-russe offrit la sienne à madame Juste, et l'on passa dans la salle du festin.

Lemardelay avait mis à contribution toutes les contrées de la France et de l'étranger. L'air, la mer, les fleuves, les forêts, et les jardins avaient fourni tout ce qu'ils produisent de plus beau et de plus recherché, le pluvier, au plumage doré, le noble faisan, les cailles en caisse, le rouget de la Méditerranée, le saumon de la Loire, l'éperlan délicat, l'esturgeon, le sterlet du Volga, le chevreuil, le lièvre, la hure du sanglier des Ardennes, les pattes de l'ours blanc du Groenland, devaient figurer sur la table.

FIN DU PREMIER VOLUME.

LES VRAIS MYSTÈRES DE PARIS.

LES

VRAIS MYSTÈRES

DE PARIS,

PAR VIDOCQ.

TOME DEUXIÈME.

colophon

BRUXELLES,

ALPH. LEBÈGUE ET SACRÉ FILS,

IMPRIMEURS-ÉDITEURS.

1844

LES VRAIS

Mystères de Paris

bar

I.—Histoire de Felicité Beaupertuis.

Le premier service d'un grand repas est habituellement très-silencieux, les convives charmés de pouvoir enfin satisfaire un vigoureux appétit, sont trop agréablement occupés pour perdre le temps en discours inutiles; c'est à peine si quelques paroles sont échangées pour louer la saveur d'un excellent potage aux bisques d'écrevisses ou à la Crécy, ou le fumet odorant d'un délicieux rosbif. Au second service, comme ce n'est plus tout à fait pour satisfaire le plus impérieux des besoins de la nature que l'on mange, chacun alors commence à s'occuper de son voisin, et des digressions politiques et littéraires, des lamentations sur le dernier cours des fonds publics, l'éloge de la danseuse à la mode, viennent se mêler aux acclamations admiratives arrachées aux convives par l'apparition inattendue d'une respectable poularde du Mans, raisonnablement bourrée de ces précieux tubercules récoltés dans le Périgord, ou d'une succulente carpe du Rhin. Mais au dessert, lorsque les vins généreux de la Bourgogne et du Bordelais n'ont pas été épargnés pendant les deux premiers services, la conversation devient générale, alors si les convives sont des gens de joyeuse humeur et pas trop collets montés, c'est un feu roulant d'épigrammes et de gais propos, d'éclats de rire et de refrains recommencés sans cesse et jamais achevés, auquel se mêle la détonation des bouchons qui vont frapper le plafond et le pétillement dans ces verres de cristal de si gracieuse forme de la divine liqueur champenoise.

Le banquet offert par de Pourrières devait se passer comme toutes les fêtes de semblable nature. Le premier et le second services se passèrent très-convenablement, et si durant le temps que l'on mit à les faire disparaître, un étranger était entré dans le salon, la physionomie respectable de quelques-uns des convives, l'air de bonne compagnie et la tenue parfaite de tous, auraient pu lui faire croire qu'il se trouvait au milieu d'une réunion de pairs de France ou de députés. Faisons cependant observer en passant que quelques physionomies, notamment celle de l'usurier, de sa femme et du comte palatin du saint empire romain, faisaient ombre au tableau.

L'apport sur la table du plus beau dessert qui se puisse imaginer, excita de la part des convives des cris unanimes d'admiration. En effet, Lemardelay s'était surpassé, et ce n'est pas peu dire, il avait voulu satisfaire à la fois presque tous les sens des convives; l'odeur parfumée des limons de Barbarie, des oranges de Sétubal et de l'ananas des tropiques, saisissait agréablement l'odorat; les vives couleurs de la cerise de Montmorency, et de la fraise des bois, flattaient les regards. On devait certainement éprouver un bien vif plaisir à enlever aux magnifiques pêches de Montreuil et aux chasselas de Fontainebleau, le duvet velouté qu'ils n'avaient pas encore perdu. Des pâtisseries, petits chefs-d'œuvre de l'illustre Félix, des conserves et des fruits secs de toutes les espèces, des confitures de Bar, des fromages de tous les pays, parmi lesquels le vénérable fromage de Brie, qui, grâce à monsieur de Talleyrand, fit triompher la France au congrès de Vienne, occupait la place d'honneur; des pièces montées, si brillantes d'aspect, si élégantes de formes, que ce n'est pas sans éprouver un vif sentiment de regret que l'on se détermine à les détruire, furent en même temps déposés sur la table.

Des flacons couverts d'une vénérable poussière; les uns, assez allongés, au col légèrement renflé, d'un verre mince, de teinte presque jaune, annonçaient le Joannisberg venu directement du clos de monsieur de Metternich, accompagné de son certificat d'origine; d'autres, délicatement enveloppés de petits joncs tressés avec art qui devaient, lorsque l'on aurait brisé le cachet de cire verte sur lequel on pouvait lire en caractères persans une sentence de l'Alcoran, laisser s'échapper cette liqueur si chère aux sectateurs du prophète, connue sous le nom de vin de Schiras, accompagnaient ce mirifique dessert.

—Messieurs, dit de Préval, je propose la santé de notre Amphytrion, à monsieur de Courtivon!

—A monsieur de Courtivon! s'écrièrent tous les convives en levant leurs verres; à monsieur de Courtivon!

—Nous ne serons pas assez injustes pour oublier l'habile traducteur de ses intentions, ajouta le vicomte de Lussan. Messieurs, je bois à Lemardelay!

Ce toast comme le premier, fut accueilli par d'unanimes acclamations, et l'estimable artiste fut forcé de venir dans le salon recevoir les hommages de ces chaleureux admirateurs de ses talents culinaires.

Jusque-là, tout s'était passé très-convenablement; mais à ce moment, le fumet des vins capiteux servis avec profusion aux convives, leur étant monté à la tête, et le café et les liqueurs françaises et des îles ayant achevé une besogne si bien commencée, la conversation prit tout à coup des allures très-décolletées. Ainsi que cela arrive presque toujours, ce furent les femmes qui donnèrent le signal des propos hasardés et des épigrammes licencieuses.

—Eh bien! M. de Courtivon, dit la danseuse, vous êtes donc déterminé à quitter le monde?

—Hélas! oui, madame, répondit de Pourrières, je renonce à Satan, à ses pompes et à ses œuvres.

—C'est très-édifiant, reprit Mina.

—Et tout à fait pastoral, ajouta la danseuse.

—Tiendrez-vous à la main, lorsque vous serez aux champs, une houlette enjolivée de petits rubans roses?

—Mais certainement, j'aurai une houlette, une pannetière, un troupeau de jolis moutons, et peut-être bien une Philis, si j'en puis trouver une.

—Oh! M. de Courtivon, emmenez-moi, je vous prie, dit une femme qui n'avait pas encore parlé; je vous assure que je vous serai fidèle, et que je ne me laisserai pas séduire par les bergers d'alentour.

—Je ne veux pas priver le quartier Notre-Dame-de-Lorette de son plus bel ornement.

—Vous n'êtes pas très-galant, mon cher.

—Assez de phébus comme cela, dit le docteur Delamarre... A boire!

—A boire! s'écrièrent tous les convives, et que l'on nous apporte d'autres verres que ceux-ci.

Des verres d'une capacité monstrueuse furent apportés, remplis jusqu'aux bords de vin de Champagne, et religieusement vidés. Le docteur remplit son verre une seconde fois, et avala d'un trait, sans en laisser une seule goutte, la liqueur qu'il contenait; sa face était horriblement injectée, ses yeux paraissaient hagards, il ne sortait plus de sa poitrine que des sons rauques et inarticulés.

—Ce pauvre Delamarre est déjà ivre, dit le vicomte de Lussan, il n'en fait jamais d'autres. Delamarre, lui cria-t-il aux oreilles, est-ce parce que les fantômes de tous ceux que tu as envoyés dans les limbes viennent de t'apparaître, que tu es si triste et si morose?

—A boire, répondit le docteur qui tomba la tête sur la table.

—Cela commence bien, dit Salvador à de Pourrières.

—Ce n'est rien, répondit celui-ci; puis il fit un signe aux garçons de service qui quittèrent discrètement le salon.

L'ivresse prématurée du docteur avait produit sur les convives un effet à peu près semblable à celui que produisait sur les jeunes Lacédémoniens, la vue des malheureux Ilotes, que l'on exposait à leurs yeux après leur avoir fait boire outre mesure; du vin de Syracuse; personne ne paraissait disposé à achever dignement une fête si bien commencée.

—Est-ce parce que ce pauvre diable qui ne sait pas ménager le peu de force qu'il possède, est tombé avant d'avoir combattu, que nous paraissons redouter le combat? dit le vicomte de Lussan. De Préval, viens m'aider à transporter dans un coin ce malappris dont la vue nous attriste.

De Préval s'empressa de faire ce que désirait le vicomte de Lussan; le docteur fut transporté dans l'embrasure d'une fenêtre, et l'on laissa retomber sur lui les draperies de lampas rouge dont elle était ornée.

—Maintenant que nous sommes chez nous, dit l'abbé, et que monsieur le vicomte a bien voulu nous débarrasser de la vue de cet ivrogne, j'aurai l'honneur, messieurs, de vous proposer la santé des dames.

—Vive monsieur l'abbé! et buvons à ces dames, répondit le député patriote; je vois avec plaisir, mon cher monsieur, que votre dévotion n'est pas intolérante.

—Monsieur l'abbé est un très-aimable homme, reprit la danseuse, et ce n'est jamais à lui, je vous l'assure, que l'on chantera la fameuse chanson:

Où allez-vous, monsieur l'abbé,
Vous allez vous casser le nez.

—Monsieur l'abbé est très-indulgent.

—Il est tolérant.

—Il excuse, parce qu'il les pratique, toutes les faiblesses de la pauvre humanité.

—L'esprit est prompt et la chair est faible.

—Hé l'abbé! quand serez-vous nommé curé de l'une des paroisses de Paris? dit le député patriote.

—Quand vous reprendrez votre place à la chambre élective, répondit l'abbé, qui venait de s'apercevoir que l'on se moquait de lui.

—Bien répondu, s'écrièrent tous les convives, bien répondu; à boire!

De nouvelles rasades furent versées et vidées à la ronde.

—Pas de personnalités, messieurs, ou notre festin finira aussi tristement que celui des Lapithes, dit le comte palatin du saint-empire romain.

—Monsieur le comte a raison; ne nous cherchons pas des poux à la tête.

—Ah! quelle ignoble comparaison, s'écria la majestueuse Mina. On voit bien, mon cher, que vous êtes devenu tout à fait limonadier! Ne pouviez-vous employer une expression plus convenable!

—Garçon, une demi-tasse.

—Une bouteille de bière.

—Un petit verre.

Le limonadier à moustaches grises qui se trouvait au nombre des convives, paraissait en proie à une violente colère; son visage ordinairement très-pâle, était successivement passé du blanc au rouge, du rouge au bleu, et du bleu au vert.

—Eh! eh! monsieur, si vous vous mettez en colère, je vais raconter à ces messieurs l'anecdote du lingot, dit le vicomte de Lussan.

—C'est ça, racontez-nous l'anecdote du lingot; cela nous aidera à passer le temps.

—Faut-il? demanda Lussan au malheureux limonadier.

Celui-ci fit un signe négatif.

—Prions plutôt ces dames de nous raconter leur histoire, dit un jeune homme dont les regards langoureux, les longs cheveux blonds, toutes les allures annonçaient un poëte incompris.

—Ce monsieur a besoin d'un sujet de vaudeville, répondit la lorette.

—De roman, ajouta la danseuse.

—Vous brûlez toutes du désir de nous raconter votre histoire, dit l'avocat; et de notre coté, nous brûlons du désir de vous entendre; n'est-il pas vrai, messieurs.

—Sans doute, répondirent en même temps de Pourrières, Salvador et Roman.

—Qu'entendrons-nous d'abord, continua l'avocat, le vaudeville ou le roman?

—Le vaudeville, dit l'abbé.

—Le roman, dit Salvador.

—Les avis sont partagés, ajouta Mina; si, pour mettre tout le monde d'accord, nous écoutions un drame?

—Va pour le drame; mais qui nous le racontera? dit Roman.

—Eh parbleu! Félicité Beaupertuis, répondit Mina; son histoire, j'en suis sûre, est très-attendrissante.

—Voyons! Félicité, exécute-toi, ma chère, ajouta la danseuse.

Félicité hésita quelques minutes avant de se déterminer à prendre la parole; mais Salvador lui ayant versé un verre de vin de Champagne qu'elle but lentement:

—C'est une bien bonne chose que le vin de Champagne, dit-elle; lorsque l'on a bu quelques rasades de ce vin généreux, tous les événements de la vie nous apparaissent couleur de rose.

—Vide encore un verre et commence ton histoire, dit la danseuse.

Félicité repoussa de la main le verre qu'on lui présentait.

—Je n'ai plus soif, dit-elle.

Puis s'étant affermie sur son siége, elle commença ainsi:

—Vous voulez que je vous raconte mon histoire, je vais vous satisfaire; ne faut-il pas que je paye le dîner que vous venez de me donner?

—Félicité, vous êtes méchante ce soir, dit le vicomte de Lussan.

—C'est vrai, j'ai tort.

—On te pardonne, ma fille; mais l'histoire, l'histoire.

—Je suis née à Dijon...

—Ville renommée pour son excellente moutarde, dit un jeune homme qui paraissait très-fier de ses joues colorées, de ses belles dents, de ses deux gros yeux bêtes à fleur de tête, et qui parut très-étonné de ne pas voir ce qu'il regardait comme une excellente plaisanterie exciter des éclats de rire universels.

Félicité, tout interdite, s'était arrêtée:

—Continue, lui dit Mina; si ce jeune monsieur recommence ses facéties, nous le prierons d'aller jouer au loto.

«Je suis née à Dijon, reprit Félicité, sur la place de l'hôtel de ville, en face de l'ancien palais des ducs de Bourgogne; il y a une jolie petite maison, dont les contrevents sont peints en vert et dont les murailles sont cachées par des touffes épaisses de capucines, et de pois de senteur qui courent sur un treillage de fil d'archal; cette maison est celle de ma famille; j'ai passé là les plus belles années de ma vie. A quinze ans j'étais aussi heureuse que peut l'être une innocente jeune fille, que les événements de la vie ne sont pas encore venus désillusionner; lorsque j'allais me coucher, après une journée bien employée et que mon père avait déposé sur mon front un bon gros baiser, presque toujours des songes couleur de rose venaient caresser mon sommeil.

»J'avais atteint ma seizième année, lorsqu'un jour mon bon père, après m'avoir embrassée encore plus tendrement que de coutume, me demanda si je serais bien aise de me marier.

»Ce mot de mariage, qui cause ordinairement tant et de si douces émotions aux jeunes filles, je dois vous l'avouer, ne me causa que de l'épouvante. La première pensée qui me vint à l'esprit fut, que lorsque je serais mariée, je serais forcée de quitter mon père que j'aimais tant, les jolis oiseaux de ma volière dont les chants joyeux m'éveillaient chaque matin, et les belles fleurs de mon petit parterre que je cultivais avec tant de plaisir. Aussi je fondis en larmes et je me jetai sur le sein de mon père, en le priant de me garder auprès de lui.

»Le bon vieillard m'embrassa en souriant:

—»Il ne faut pas, me dit-il, que ce que je te dis te cause le plus léger chagrin, tu ne seras peut-être pas forcée de me quitter, et ce n'est que de ton plein gré que tu épouseras celui que je te destine. Je voulais que mon père me promît de ne plus me parler de mariage; mais il me fit observer qu'il était déjà vieux, que les blessures qu'il avait reçues et ses nombreuses infirmités, ne lui permettaient pas d'espérer une bien longue existence; que mon frère (j'avais un frère alors), forcé de suivre partout le régiment auquel il appartenait, en qualité de lieutenant, ne pouvait pas me servir de protecteur, et que lui, ne mourrait pas tranquille s'il devait quitter la vie en me laissant seule au monde.

»Celui qui avait demandé ma main, me fut enfin présenté par mon père; c'était le chirurgien-major d'un régiment, alors en garnison dans notre ville; c'était un beau jeune homme, de trente ans environ, les manières et le langage d'un homme de bonne compagnie; son père avait été l'ami du mien; quoique jeune il avait déjà fait plusieurs campagnes, et le signe de l'honneur brillait sur sa poitrine. Après qu'il m'eût parlé trois ou quatre fois, je commençai à croire que je l'épouserais sans peine. Un mois ne s'était pas écoulé que je l'aimais de toutes les puissances de mon âme, toutes ses paroles trouvaient un écho dans mon cœur, lorsqu'il n'était pas auprès de moi je désirais son retour, lorsque j'entendais le bruit de ses pas retentir sur le seuil de notre porte, une sueur froide inondait tout mon corps et mon front devenait brûlant. Eh bien! savez-vous ce qui arriva? cet homme, que ses camarades estimaient, car il est brave, à ce qu'ils assurent; cet homme, auquel mon père avait accordé une place à son foyer, parce qu'il avait cru, le pauvre vieux soldat, que la croix qu'il portait sur sa poitrine était la meilleure garantie de probité qu'il pût exiger; cet homme dont il serrait chaque matin la main dans les siennes, eh bien! cet homme employa tout ce qu'il possédait de facultés pour égarer le cœur et les sens d'une pauvre jeune fille; il l'entraîna loin du foyer paternel, et lorsqu'il en eut obtenu tout ce qu'elle pouvait lui donner, il la quitta sans s'inquiéter de ce qu'elle allait devenir.

»J'avais donc suivi mon amant, et je dois l'avouer, ce ne fut que lorsqu'il m'eût quittée, que je pensai à mon père, que la disparition de sa fille chérie, devait avoir plongé dans le désespoir.

»Mon amant m'avait abandonnée dans un hôtel garni, au moment où j'allais devenir mère. A partir de cette époque, huit jours, pendant lesquels je ne sais ce qui m'arriva, doivent être retranchés de ma vie. Lorsque je repris mes sens j'étais couchée dans une des salles de l'hospice de la maternité; les faits qui venaient de se passer étaient confus dans ma mémoire. Je voulus absolument qu'on me les rappelât. Ce fut alors seulement que j'appris qu'après avoir lu la lettre de mon amant, par laquelle il m'annonçait son départ et m'engageait à former, pour me distraire, disait-il, une autre liaison, j'étais tombée sur le carreau, froide et inanimée; pendant deux jours on m'avait gardée à l'hôtel que j'habitais; mais le médecin qui me soignait, voyant que je ne reprenais pas mes sens et que je manquais de tout, avait voulu qu'on me transportât à l'hospice. Tout à coup un souvenir me revint à l'esprit... «Et mon enfant?» m'écriai-je. Je compris au silence que l'on garda, et aux tristes regards que l'on jeta sur moi qu'il était mort avant d'avoir vu le jour.»

—Pauvre fille! dit la lorette.

—Oh! ce n'est rien, reprit Félicité; donnez-moi à boire, ajouta-t-elle en tendant son verre au vicomte de Lussan.

«La jeunesse et une excellente constitution furent plus forts que le mal; je guéris; et avec la santé je recouvrai la paix de l'âme. Je ne regrettais plus, je n'aimais plus celui qui m'avait séduite; je n'éprouvais plus pour lui que le mépris que devait inspirer son indigne conduite.

»Lorsque l'on me mit à la porte de l'hospice, j'étais encore un peu pâle, je n'avais pas recouvré toutes mes forces, et je fus contrainte de m'arrêter plus d'une fois pour me reposer avant d'arriver à l'hôtel garni que j'habitais avant mon entrée à l'hôpital. La maîtresse de cette maison parut charmée de me voir rétablie. Je la priai de me conduire à la petite chambre qui avait été la mienne, elle me demanda de l'argent, et me fit clairement comprendre qu'elle ne me remettrait le peu de hardes que j'avais laissées chez elle que lorsque je lui aurais payé la petite somme qu'elle me réclamait. Comme je versais des larmes amères, elle me fit observer que j'avais tort de me désoler, et qu'à Paris une jeune et jolie fille ne devait pas être embarrassée de sa personne.

»Je sortis de chez mon hôtesse sans savoir où j'allais porter mes pas; j'errai toute la journée dans les rues de Paris; la nuit vint. Il faisait froid, mes dents claquaient les unes contre les autres, je n'avais rien pris depuis la veille. Je m'arrêtai près d'une borne, dans une rue que je ne connaissais pas, et je pleurai; la pluie tombait sur moi sans que j'y fisse attention. Une vieille femme, abritée sous un mauvais parapluie vert, s'approcha de moi.

»Elle me demanda le sujet qui faisait couler mes larmes, et pourquoi je restais exposée à la pluie. Je ne sais ce que je lui répondis, mais elle m'emmena chez un marchand de vin et me fit asseoir près d'un poêle dans lequel brûlait un bon feu. Lorsque, grâce à une douce chaleur, le sang circula de nouveau dans mes veines, elle se fit apporter une tasse de vin chaud sucré et quelques biscuits. Un demi-verre de vin et un biscuit me ranimèrent un peu, et je pus raconter à la vieille tout ce qui m'était arrivé. Lorsque je lui eus dit que je ne savais où passer la nuit, elle me répondit de ne pas m'inquiéter, qu'elle allait me conduire dans son domicile, et que le lendemain elle me placerait comme ouvrière dans une maison où je me trouverais très-bien.

»Le lendemain en effet, elle me conduisit dans une maison d'assez belle apparence, et me présenta à une dame qui, après m'avoir examinée avec la plus scrupuleuse attention, lui dit qu'elle m'acceptait, puis elle donna quelques pièces d'argent à la vieille, qui me recommanda de faire tout ce que l'on exigerait, si je voulais que l'on continuât de s'intéresser à moi. Je lui promis tout ce qu'elle voulut. La vieille et la dame à laquelle elle venait de me présenter, parurent charmées de ma docilité, la vieille, avant de me quitter, voulut absolument m'embrasser.

—»Vous êtes bien jeune, me dit-elle, mais soyez tranquille, on vous formera: vous êtes ici à bonne école.

»Je ne comprenais pas alors l'horrible sens qu'elle attachait à ses paroles.

»J'étais en effet à bonne école. Cependant durant les quelques premiers jours que je passai dans la maison de madame Dinville, je me trouvais assez heureuse. Cette femme m'avait retiré les vêtements plus que simples que je portais lorsque j'étais entrée dans sa maison, et elle m'avait donné en place des ajustements qui me paraissaient au-dessus de la condition d'une pauvre ouvrière. Elle me faisait servir dans ma chambre les mets les plus délicats et les vins les plus exquis, et elle me prodiguait les soins les plus empressés.

»Presque toujours elle me tenait compagnie, lorsque je prenais mes repas; alors, elle m'excitait à boire, et lorsque les fumées du vin commençaient à me monter au cerveau, elle me tenait les discours les plus singuliers.

»J'étais depuis huit jours chez cette femme, lorsqu'un matin, elle me dit de m'habiller et de la suivre; je m'empressai de lui obéir.

»Une voiture nous attendait à la porte. Madame Dinville me conduisit dans plusieurs magasins où elle fit quelques acquisitions; elle n'achetait pas un bijou, on une pièce d'étoffe, sans me consulter; et elle me fit observer qu'elle me destinait plusieurs des objets qu'elle venait de choisir; et comme je me récriais, elle me dit en m'embrassant: taisez-vous, petite friponne, vous, êtes jolie comme un ange, vous me ferez regagner tout cela.

»La voiture nous déposa dans une petite rue sombre et étroite, devant une maison d'assez pauvre apparence, dans laquelle on entrait par une longue allée. Lorsque je m'y engageai, à la suite de ma conductrice, des hommes de mauvaise mine étaient arrêtés devant la porte d'un marchand de vin voisin; l'un d'eux dit à un de ses camarades:

—»Elle n'est pas mouche[222], la débutante. C'est ça qui ferait une chouette marmitte[223].

»Et cet homme me lança un regard qui me fit baisser les yeux.

»Quelques secondes après ce petit événement, j'étais avec madame Dinville dans une assez grande salle où se trouvaient déjà plusieurs femmes qui paraissaient attendre qu'on les introduisit dans une autre pièce, où elles restaient quelques instants; après quoi, elles se hâtaient de quitter celle dans laquelle nous faisions antichambre. Ces femmes étaient aussi différentes de physionomies que de costumes. Les unes étaient jeunes et jolies; les autres déjà sur le retour, étaient aussi laides qu'il est possible de l'être. Les unes étaient couvertes de soie et de velours, coiffées d'élégants chapeaux et drapées dans de magnifiques cachemires. Les autres étaient à peine vêtues de quelques mauvaises guenilles; cependant, elles paraissaient toutes se connaître, et causaient entre elles du ton le plus amical. Quelquefois, une de ces femmes, qui était entrée en riant dans la mystérieuse petite pièce, en sortait tout en larmes, accompagnée d'un garde municipal.

»Je n'étais pas à mon aise dans ce lieu; j'éprouvais de la crainte sans savoir pourquoi; je le dis à madame Dinville, qui me répondit que j'étais une enfant, et qu'il ne fallait pas que je m'épouvantasse de ce que je voyais.

»Un vieillard, assez ignoble d'aspect, auquel madame Dinville en entrant avait donné son nom et le mien, nous appela; introduites à notre tour, dans la petite pièce, nous y trouvâmes un homme, assis devant un bureau de bois noir, et courbé sur un gros registre; il ne leva pas seulement les yeux pour nous regarder. Il me demanda mon nom, mon âge, le lieu de ma naissance. Je lui répondis machinalement. J'étais tellement étonnée de tout ce que je voyais, que je n'avais plus la conscience de mes actions;

»Numéro 3797, murmura l'homme qui achevait de transcrire sur son gros registre, mes réponses à ses questions.

»Ce ne fut pas tout: on me conduisit dans un cabinet où je trouvai plusieurs hommes dont l'aspect et la physionomie annonçaient d'honnêtes gens, c'étaient des médecins. Comme je restais devant eux les yeux baissés et la contenance embarrassée, l'un d'eux fit observer à ma conductrice qu'ils n'avaient pas le temps d'attendre mon bon plaisir. Lorsqu'elle m'eut expliqué ce que l'on exigeait, je m'évanouis, le voile qui couvrait mes yeux venait enfin de se déchirer.

»Lorsque je repris mes sens, j'étais dans la voiture qui nous avait amenées; madame Dinville était auprès de moi. Elle ne me dit pas un mot, elle comprenait, l'infâme mégère, qu'elle devait laisser à la douleur si vive que j'éprouvais le temps de se calmer. Lorsque nous fûmes arrivées chez elle, je voulais qu'elle me rendit mes pauvres vêtements et qu'elle me laissât sortir de la maison.

»Elle me dit que j'étais une folle, que je refusais mon bonheur; elle me fit une peinture effroyable de la misère qui allait me saisir aussitôt que j'aurais passé le seuil de sa porte. Comme je ne voulais absolument rien entendre, elle m'apprit enfin que je ne m'appartenais plus, que j'étais devenue, sous le numéro 3797, la propriété de la police, qu'il fallait, en un mot, mourir d'inanition ou rester attachée à la glèbe de la prostitution.

»Madame Dinville parut sensible aux reproches amers que je lui fis; elle me dit qu'elle n'aurait pas agi ainsi si la vieille qui m'avait amenée ne l'avait pas trompée. Enfin, elle me proposa de rester, mais seulement en qualité d'ouvrière. Que pouvais-je faire, quel parti pouvais-je prendre, si ce n'est celui de mourir? Et mourir lorsque l'on est aussi jeune que je l'étais alors, cela paraît bien dur, je restai.

»Les pensionnaires de madame Dinville n'étaient plus alors cachées à mes yeux, et ces femmes, sans doute pour plaire à leur maîtresse, ne cessaient de me vanter les charmes de leur métier. Madame Dinville, de son côté, n'avait pas cessé de m'accabler de petits soins.

»Elle m'avait mis entre les mains des livres infâmes que j'avais d'abord jetés loin de moi avec horreur, et qu'ensuite j'avais lus, poussée par cette irrésistible envie de tout savoir qui tourmente toutes les jeunes filles. Ces lectures, les propos de mes compagnes, le régime alimentaire auquel m'avait soumise madame Dinville, produisirent enfin l'effet qu'elle en attendait; un mois ne s'était pas écoulé, que je n'étais plus reconnaissable; je riais et je pleurais sans sujet, toutes mes nuits étaient remplies par des songes érotiques; j'étais à moitié folle. Enfin, un soir madame Dinville me fit boire je ne sais quelle infernale drogue, elle me couvrit de riches ajustements, et, au lieu de m'enfermer dans ma chambre, ainsi qu'elle en avait l'habitude, elle me fit rester dans le salon, où se tenaient, tant que durait la soirée, celles qui étaient devenues mes compagnes. Des hommes vinrent, qui nous firent boire du vin de Champagne, et le lendemain j'étais tout à fait perdue.

»A partir de ce moment, ma vie ne fut plus qu'une suite continuelle de folles journées, suivies de nuits plus folles encore.

»Un soir madame Dinville introduisit plusieurs officiers dans le salon où nous nous tenions; il fut convenu que chacun de ces officiers passerait la nuit avec l'une de nous. Comme j'étais la plus jeune de toutes les pensionnaires de madame Dinville, je fus choisie par le plus jeune de ces officiers, c'était un capitaine des chasseurs d'Afrique. Il était doué de la plus aimable physionomie; ses grands yeux noirs, qui laissaient tomber sur moi des regards de commisération, étaient empreints d'une remarquable expression de mélancolie. Sans pouvoir me rendre compte du sentiment auquel j'obéissais, moi qui n'acceptais jamais sans me faire violence les amants du hasard auxquels j'étais condamnée, j'attendais avec une certaine impatience le moment où il me serait permis de me retirer avec ce jeune officier. Et cependant, j'en atteste le ciel, aucune des pensées que vous me supposez sans doute, ne m'étaient venues à l'esprit.

»Enfin, après avoir bu beaucoup de vin de Champagne et vidé une quantité raisonnable de bols de punch glacé, l'heure de la retraite arriva; toutes mes compagnes étaient plus ou moins émues, et ce n'était pas sans peine que leurs cavaliers pouvaient se tenir sur leurs jambes; contre mon habitude, je n'avais pas voulu prendre part à ces libations, j'avais remarqué que le jeune officier trempait seulement ses lèvres dans son verre chaque fois que ses camarades avalaient de copieuses rasades, et j'avais voulu l'imiter.

»Le lendemain matin lorsque je m'éveillai, le jeune officier qui avait passé la nuit auprès de moi, l'était sans doute depuis longtemps, car le cigare qu'il fumait était plus d'à moitié consumé; il me regardait avec le même regard mélancolique que j'avais remarqué la veille, je ne sais comment cela se fit, mais je devinai ses pensées, je cachai mon visage sur sa poitrine et je versai des larmes amères.

»Il m'embrassa sur le front:—Pauvre, pauvre fille, dit-il.

»J'avais enfin trouvé quelqu'un qui me plaignait, j'appartenais donc encore à l'humanité. Cette pensée me fit du bien; je continuai de pleurer, mais les larmes que je répandais étaient douces, elles ne ressemblaient pas à celles que j'avais déjà répandues et qui me retombaient sur le cœur après avoir brûlé mes paupières.

»Le jeune officier qui n'avait pas cessé de me regarder, employait toutes ses forces pour se contenir; cependant une larme s'échappa de ses paupières, elle s'arrêta une seconde dans le profond sillon que le yatagan d'un arabe avait tracé sur son visage, puis elle glissa le long de sa joue et resta suspendue comme une brillante goutte de rosée à l'extrémité de ses moustaches. Oh! j'aurais bien voulu sécher, sous un chaste baiser, cette précieuse larme; je ne l'osai pas.

»Comment s'établit entre deux êtres qui ne se sont jamais vus, cette mystérieuse communauté de sensations qui fait qu'ils se comprennent sans avoir besoin de se parler: c'est une énigme dont nous ne trouverons jamais le mot.

»J'éprouvais un irrésistible désir de raconter à cet homme les événements qui m'avaient amenée dans le lieu où je me trouvais; je ne voulais pas qu'il me quittât en emportant l'idée que je me plaisais chez madame Dinville, je lui dis tout ce que je viens de vous dire.

»A mesure que j'avançais dans mon récit, les traits de l'officier se couvraient d'une affreuse pâleur.

—»Où êtes-vous née? quel est votre nom? me dit-il lorsque j'eus terminé; et comme j'hésitais:

—»Répondez-moi, s'écria-t-il, il faut que vous me répondiez!

»Je lui dis le nom de mon père; un sourd gémissement sortit de sa poitrine, il se cacha le visage dans ses deux mains et il demeura quelques instants sans me répondre.

—»C'était mon frère!!...

»Elevé dans une école militaire, il avait quitté la maison paternelle lorsque je n'étais encore qu'une enfant, et depuis, les nécessités de sa profession l'en avaient toujours tenu éloigné; mais les lettres qu'il avait reçues de notre père, lui avaient appris les circonstances de ma fuite avec le chirurgien-major que je devais épouser, et c'était la similitude de faits qu'il avait remarquée entre ce qui était arrivé à sa sœur et à la fille publique qui lui racontait son histoire, qui l'avait engagé à me demander mon nom.

»Je n'essayerai pas de vous peindre l'affreux désespoir qui me saisit lorsque je fis cette horrible découverte; mes sanglots éclatèrent avec une telle force, qu'ils attirèrent dans ma chambre mes compagnes et les camarades de mon frère; nous fûmes alors forcés de jouer une ignoble comédie, il nous fallut supposer une brouille provoquée par une de ces vulgaires circonstances, de nature à être comprise de ceux qui nous interrogeaient.

»Ils nous laissèrent seuls afin que nous puissions faire la paix.»

Après quelques instants de silence, Félicité Beauperthuis continua le récit qu'elle avait commencé:

«Lorsque nous fûmes seuls, dit-elle, mon frère me fit observer que nous ne pouvions rien contre des faits accomplis, et que nous avions le droit d'espérer que Dieu nous pardonnerait le crime que nous venions de commettre, car nous étions, en réalité, plus malheureux que coupables. Il ne faut pas, ajouta-t-il, nous laisser abattre par le désespoir; il faut d'abord que vous puissiez quitter cette infâme maison, et je vais de suite m'occuper de vous en procurer les moyens.

»Mon frère sortit avec ses camarades après m'avoir promis de revenir avant la fin de la journée. J'eus beaucoup à souffrir pendant son absence; madame Dinville et ses pensionnaires, qui avaient remarqué sur mon visage les traces des larmes que j'avais versées, ne cessaient de m'interroger, et comme je refusais de leur répondre, elles se mirent à faire des conjectures à perte de vue sur ce qui s'était passé entre moi et le jeune capitaine. Chacune de leurs suppositions, chacune de leurs paroles me paraissait, je ne sais pourquoi, une sanglante insulte; et je devais tout entendre sans me plaindre!...

»Mon frère revint; enfin il manifesta à madame Dinville le désir de me conduire au théâtre; comme il offrait de lui payer très-généreusement le droit de m'emmener, elle ne crut pas devoir le refuser.

»Il me conduisit dans une petite chambre de l'hôtel qu'il habitait, et, à partir de ce moment, il employa toutes ses journées à chercher pour moi une honnête maison dans laquelle on voulût bien me recevoir; le sort qui n'était pas las de me poursuivre ne voulut pas que ses démarches fussent couronnées de succès.

»La permission qu'il avait obtenue était sur le point d'expirer, il allait donc être forcé de partir avant d'avoir pu assurer mon sort d'une manière convenable; cette pensée le désolait, et tous les jours son front devenait plus sombre.

»J'avais beaucoup réfléchi, depuis environ un mois, que je vivais presque seule, et j'avais pris une détermination que je voulus communiquer à mon frère. Je le fis donc un soir prier d'entrer chez moi (il n'y venait que lorsque la nécessité l'y forçait); je lui dis alors qu'après ce qui s'était passé, je ne devais plus vouloir rentrer dans le monde, et que le parti le plus sage que je pouvais prendre était celui d'aller achever ma vie dans un couvent. Mon frère n'essaya pas de me faire changer de résolution, il comprenait qu'elle ne m'était inspirée que par les nécessités de ma position; aussi sans perdre de temps, il fit toutes les démarches nécessaires, et la veille de son départ pour l'Afrique, il put me conduire au couvent des sœurs de Saint-Vincent de Paul.

»J'étais employée depuis environ huit mois dans un des hôpitaux de Paris, et je m'étais toujours acquittée de tous les devoirs qui m'étaient imposés avec assez de soin et d'exactitude pour mériter les éloges de mes supérieures. Les lettres que je recevais de mon frère me permettaient d'espérer qu'à une époque très-rapprochée, il me serait permis d'aller embrasser mon père; enfin, si je n'étais pas complétement heureuse, j'avais du moins recouvré la paix de l'âme.

»Toutes mes espérances furent détruites en un moment, et je me trouvai tout à coup replongée dans une plus affreuse position que celle où je me trouvais lorsque je fis la rencontre de la femme à laquelle je devais tous mes malheurs. Une des pensionnaires de la Dinville, qui était affligée d'une affreuse maladie, fut placée dans une des salles de mon service. Cette femme, malgré le costume que je portais et les changements qu'avait fait subir à ma physionomie une vie à la fois calme et active, me reconnut; je la suppliai de ne pas me trahir, elle me le promit; mais deux jours ne s'étaient pas écoulés que tout le monde savait qu'avant d'appartenir à Dieu j'avais appartenu à la police. Un matin, la mère supérieure me fit demander dans son cabinet, et lorsque nous fûmes seules, elle me dit qu'elle devait reconnaître que depuis que j'étais placée sous ses ordres, elle n'avait pas trouvé l'occasion de m'adresser un reproche, mais que mes antécédents s'opposaient à ce que je restasse plus longtemps parmi les saintes filles dont je portais l'habit.

»Je n'essayai pas d'attendrir cette religieuse; ses regards ternes et froids, sa parole brève et sèche, me disaient trop que toutes les supplications seraient inutiles, je me résignai.

»Je quittai mes habits de religieuse qui furent remplacés par des vêtements simples, mais propres, que me fit donner la mère supérieure.

»Comme je passais pour me retirer devant le lit occupé par la femme qui m'avait trahie: Au revoir, me dit-elle. Ces paroles et le sourire sardonique qui les accompagna m'affectèrent plus que l'affront que je venais de subir; elles venaient de m'apprendre que le malheur avait tracé autour de moi un cercle infranchissable, et qu'il n'existe pas ici-bas de voies ouvertes au repentir.

»Je pris à ce moment la résolution de faire mentir cet oracle.

»Au moment où j'allais franchir le seuil de l'hospice, le concierge me remit deux lettres; cet homme, auquel j'avais prodigué les soins les plus affectueux pendant tout le temps qu'avait duré une maladie qu'il venait de faire, trouva le moyen de rendre encore plus douloureuse la blessure qui me faisait souffrir. Donnez-moi votre adresse, ma sœur, me dit-il, j'irai peut-être vous voir. Et il accompagna ces ignobles paroles d'un sourire plus ignoble encore.

»Arrivée sur le quai, je m'arrêtai afin de lire les deux lettres que je venais de recevoir; alors seulement je remarquai qu'elles étaient toutes deux cachetées de noir. Je fus saisie d'un tremblement convulsif: l'une de ces lettres m'apprit que mon père était mort après une longue et douloureuse maladie, l'autre que mon frère avait été tué en Afrique en chargeant à la tête de sa compagnie un goum de Bédouins; je ne jetai pas un cri, je ne versai pas une larme, je regardai tristement la Seine, dont les eaux coulaient calmes et limpides, je me dis que j'avais assez souffert pour qu'il me fût permis de chercher un refuge dans la mort, et je restai longtemps appuyée sur le parapet.

»Je fus arrachée aux sombres réflexions qui m'accablaient par la voix d'une vieille femme qui me demandait ce que je faisais là. J'attends, répondis-je, que la nuit soit venue afin de me jeter dans la rivière; cette réponse était la continuation des pensées qui occupaient mon esprit.

»La vieille me saisit le bras, alors seulement je reconnus une femme de ménage que j'avais eue à mon service peu de temps auparavant.

—»Etes-vous folle, ma sœur, me dit-elle, et que vous est-il donc arrivé?

»En m'adressant cette question, elle me regardait d'un air affectueux. Toutes les glaces dont j'avais cuirassé mon cœur se fondirent devant les doux regards de cette pauvre femme. Je pleurai. Déjà les oisifs s'arrêtaient autour de nous:

—»Venez chez moi, me dit la vieille, nous serons plus à notre aise pour causer.

»Elle n'avait pas quitté mon bras qu'elle avait passé sous le sien, je la suivis sans opposer de résistance dans la plus pauvre mansarde d'une pauvre maison de la rue des Rats.

—»Restez là, me dit-elle, remettez-vous; j'ai besoin de sortir, mais je ne resterai pas longtemps dehors. Lorsque je serai de retour, vous me raconterez ce qui vous est arrivé, et peut-être que je pourrai vous être utile; je suis bien pauvre, c'est vrai, mais quand on a de la bonne volonté il est toujours possible de faire un peu de bien.

»La vieille rentra après une heure environ d'absence, elle prépara avec une activité au-dessus de son âge, un léger repas dont elle m'engagea à prendre ma part. J'avais le cœur trop gros pour essayer de la satisfaire, cependant pour ne pas la désobliger, j'acceptai une tasse de bouillon dont j'avalai quelques gorgées.

»La vieille avait achevé son modeste repas.

—»Eh bien? mon enfant, me dit-elle.

»Je lui dis tout ce qui m'était arrivé, et je lui fis lire les deux lettres que je venais de recevoir.

—»Vous êtes bien malheureuse, me dit-elle; vous avez déjà supporté de bien cruelles épreuves, et peut-être que l'avenir vous en réserve de plus cruelles encore; mais cela-ne vous donne pas le droit de disposer de votre vie; c'est de Dieu que vous tenez l'existence, mon enfant, et vous devez attendre pour mourir, l'instant où il lui plaira de vous reprendre ce qu'il vous a donné. En quittant la maison de votre père pour suivre votre amant, vous avez commis une grande faute, acceptez donc comme une expiation toutes les souffrances qui vous sont envoyées.

»Je regardais avec étonnement cette pauvre femme, qui appartenait évidemment aux dernières classes de la société, et qui trouvait, pour consoler une affligée, des paroles éloquentes.

—»Mais il faudra donc, m'écriai-je, que je retourne dans l'abominable maison de madame Dinville.

—»Non, mon enfant, me répondit la bonne vieille, vous ne retournerez pas dans la maison de cette femme; ce n'est pas en vain que Dieu m'a conduite sur votre chemin au moment où vous alliez commettre un crime. Je vous l'ai déjà dit, avec de la bonne volonté, on peut faire beaucoup de choses. Ainsi, ne vous désespérez pas, je chercherai, et il est probable que je trouverai ce qui vous convient; en attendant, restez ici, et priez Dieu de vous donner assez de courage pour supporter les peines de cette vie.

»Ainsi qu'elle me l'avait promis, ma respectable hôtesse se mit en campagne, et, après quelques jours, elle m'annonça qu'elle avait enfin trouvé une place pour moi, et elle me mena chez un vieillard et sa femme, qui voulurent bien, sur sa recommandation, me recevoir chez eux.

»J'étais depuis environ un mois dans cette maison, lorsqu'un jour je fus accostée dans la rue par deux individus d'assez mauvaise mine, qui m'abordèrent en me demandant si je ne me nommais pas Louise Durand. Comme ces noms ne m'appartenaient pas, je leur répondis qu'ils se trompaient; ils insistèrent. Impatientée à la fin, de ce qu'ils ne voulaient pas me laisser tranquille, je finis par leur dire mon véritable nom. Je ne m'étais donc pas trompé, dit l'un d'eux, en changeant subitement de ton et de langage; eh bien, puisque vous êtes la demoiselle ***, vous allez avoir la bonté de venir avec nous; vous pouvez, ma princesse, vous vanter de nous avoir joliment fait trimer. Ces deux hommes étaient deux agents de cette division de la police à laquelle on a donné le nom d'attribution des mœurs. Ils me conduisirent dans un corps de garde, où ils rédigèrent le procès-verbal de mon arrestation. Cela fait, ils me menèrent à la préfecture de police, et je fus jetée au milieu d'une cinquantaine de femmes qui ne paraissaient pas très affligées de leur sort.

»Les vêtements noirs que je portais, à cause de la mort de mon père et de mon frère, et que j'avais achetés avec le peu d'argent que la supérieure m'avait remis avant de me congédier, m'attirèrent d'abord quelques brocards; mais, voyant que je ne répondais rien à leurs sottes plaisanteries, et que je ne bougeais pas du coin dans lequel je m'étais réfugiée en entrant dans la salle, ces femmes finirent par me laisser tranquille.

»Le lendemain matin, mon nom retentit dans les couloirs de la prison et un geôlier me remit entre les mains du garde municipal chargé de me conduire devant mon juge. Je fus forcée de traverser toutes les cours de la préfecture, accompagnée de mon guide, pour arriver à la maison où j'étais déjà venue avec madame Dinville. Les passants s'arrêtaient pour me regarder, et ils paraissaient étonnés, de ce que je cachais mon visage sous mon mouchoir.

»Je fus introduite dans le cabinet d'un commissaire interrogateur; je n'essayai pas de l'apitoyer sur mon sort; je savais trop bien que cela serait inutile; je me bornai seulement à répondre, par oui, et par non, aux questions qu'il m'adressa, et je l'attendis, sans éprouver beaucoup d'émotion, me condamner à trois mois de prison.

»On me conduisit à la prison de Saint-Lazare. Je retrouvai dans cette maison, qui doit ressembler à toutes les autres prisons, plusieurs femmes que j'avais eu occasion de connaître pendant le temps que j'avais passé chez madame Dinville. Ces femmes me plaignirent, elles blâmèrent beaucoup celle qui, en me trahissant, m'avait fait perdre la position que j'occupais à l'hospice.

»—Si seulement, me dit l'une d'elles, tu n'avais été rencontrée par les agents qu'un mois plus tard, tu aurais pu rester chez les braves gens où t'avait placée cette bonne vieille femme! car après un an, tu aurais été rayée d'office.

»Cette femme disait vrai: un mois de plus, et la police à laquelle j'appartenais encore corps et âme, consentait à lâcher sa proie.

»—Que veux-tu ma pauvre amie? c'est comme cela, me disait souvent cette femme avec laquelle je m'étais liée parce qu'elle me paraissait un peu moins dévergondée que toutes mes autre compagnes de captivé, une fois que notre nom est inscrit sur le Livre rouge[224], il faut qu'il y reste, et le parti le plus sage que nous puissions prendre, c'est de bien employer notre jeunesse, et d'attendre, pour nous désoler, que nous soyons vieilles et laides.

»Je commençais à croire qu'elle pouvait bien avoir raison. J'avais en effet usé toutes mes forces dans la terrible lutte que je soutenais depuis si longtemps, et tous mes efforts avaient été inutiles; j'étais lasse de souffrir, et je ne voulais plus mourir: je jetai, comme on dit, le manche après la cognée, et comme je ne recevais de secours de personne, j'écrivis à madame Dinville de m'en envoyer, et je lui promis de rentrer chez elle aussitôt que serais en liberté. Sa réponse ne se fit pas attendre; elle était plus affectueuse que je ne l'espérais, et accompagnée d'argent et de toutes les bagatelles qui pouvaient adoucir ma captivité.

»Ma vie, à partir du jour où je fus mise en liberté, a été celle de toutes les femmes de ma sorte; mais je puis le dire parce que c'est la vérité, souvent, pendant les ignobles orgies au milieu desquelles je jouais quelquefois le rôle le plus actif, je regrettais les jours que j'avais passés à soigner les malades de l'hospice; mais lorsque cela m'arrivait, je cherchais des consolations au fond d'un verre de vin de Champagne.»

—Verse-moi à boire, superbe vicomte de Lussan! dit ici Félicité Beauperthuis, en interrompant son récit.

Le vicomte s'empressa d'obéir.

—C'est vraiment une chose curieuse, continua-t-elle en élevant son verre au-dessus de sa tête, que de voir le dernier rejeton, à ce qu'on dit, d'une des plus illustres familles de la Bretagne, servir d'échanson à une courtisane. Messieurs, je bois à votre santé, vous ne valez pas mieux que moi.

—Bravo! Félicité, s'écrièrent toutes les femmes, c'est très bien! Mais achève ton histoire.

Félicité chancelait sur sa chaise, ses yeux regardaient sans voir, la pauvre fille commençait à ressentir les premières atteintes de l'ivresse.

—Ah! oui, dit-elle, il faut que j'achève mon histoire. Eh bien! moi aussi j'ai eu du bonheur, comme toi, Mina, comme vous toutes, mesdames ou mesdemoiselles, j'ai trouvé un homme qui paye ma marchande de modes, mon bijoutier et mes laquais; mais cet homme qui est vieux et laid, il ne m'aime pas, il m'a achetée comme il aurait acheté un cheval ou un chien de prix; je suis pour lui un objet de luxe, et il me quitterait demain si je cessais d'être à la mode... mais je suis à la mode! aussi je suis bien parée, j'ai des diamants et des laquais, et je dors sur la plume. Cela durera tant que dureront ma jeunesse et mes attraits... tant que je serai drôle, comme dit monsieur chose,... après, l'hôpital; c'est ce qui nous attend toutes... Lorsque j'y serai pour y mourir, on ne m'en chassera peut-être pas...

Félicité Beauperthuis prit le verre placé à côté d'elle, et, bien qu'il fût vide, elle essaya de le porter à ses lèvres, mais elle n'eut pas la force de le soutenir, elle le laissa tomber, et il se brisa sur le parquet; puis elle promena autour d'elle des regards étonnés, sa tête tomba sur sa poitrine, et elle s'endormit profondément.

Le récit qu'elle venait de faire avait diversement impressionné les convives; de Pourrières, quelques jeunes gens et les femmes étaient tous disposés à la croire et à la plaindre, les autres pensaient qu'elle avait voulu seulement se rendre intéressante.

—Je n'aime ni les romans ni les drames, dit le limonadier à moustaches grises, et si ces dames ne peuvent nous raconter que des histoires à peu près semblables à celle que nous venons d'écouter, elles feront mieux de se taire; c'était très-ennuyeux.

—Vous vous exprimez avec bien de la rudesse, mon cher, lui répondit la danseuse.

—Ce n'est pas de la rudesse mais de la bonne franchise militaire.

—Allons, allons, vous calomniez les militaires, ils sont en général très-polis, même ceux qui servent dans la grosse cavalerie.

—De Lussan, l'histoire du lingot, dit Mina?

—Je crains de mettre notre ami en colère, répondit le vicomte.

—Allons donc, il n'est pas aussi méchant que l'animal dont parle la chanson, quand on l'attaque, il ne se défend pas.

Le limonadier à moustaches grises quitta sans dire un mot le siége qu'il occupait, et sortit du salon en se glissant le long des murs, afin de ne pas être aperçu.

—Un individu d'une probité plus que douteuse, dit de Lussan lorsqu'il fut dehors, se dit un jour, que ce serait faire quelque chose de très-drôle, et qui ferait bien rire messire Satan, que de trouver les moyens de mettre dedans notre estimable ami; après avoir longtemps réfléchi, voici comment il s'y prit pour arriver à son but.

Il alla trouver cet honorable négociant, qu'il pria de lui accorder un entretien secret, et auquel, lorsqu'ils furent seuls, il tint à peu près ce langage:

—J'exerçais en province la profession de marchand bijoutier; par suite d'affaires malheureuses, j'ai été forcé de quitter le commerce; et il ne me reste plus de tout ce que j'ai possédé, qu'un lingot d'or qui peut valoir environ dix mille francs; la position dans laquelle je me trouve m'interdit la faculté de vendre ouvertement ce lingot, formé de bijoux que j'ai trouvé le moyen de soustraire à mes créanciers à l'époque de ma faillite; si vous voulez me l'acheter, je serai assez raisonnable pour vous laisser la possibilité de réaliser un joli bénéfice.»

Une semblable proposition devait être accueillie par notre ami, on prit jour pour conclure le marché.

Le propriétaire du lingot fit observer au limonadier à moustaches grises, qu'ils ne devaient pas traiter coram populo une affaire aussi délicate; notre ami comprit la justesse de cette observation et il s'empressa de louer une petite mansarde au sixième étage d'un très-modeste hôtel garni, dans laquelle il se trouva au moment indiqué.

—Avez-vous apporté tout ce qu'il faut pour essayer le titre de l'or, lui dit le possesseur du lingot.

—Ma foi, non.

—Comment faire, alors.

—C'est très-embarrassant.

—Eh! mais j'y pense, j'ai justement sur moi une petite scie, nous allons en détacher un morceau que vous irez faire essayer chez le premier bijoutier.

Le lingot fut tiré de son enveloppe et posé sur une table; notre ami se chargea de le tenir pendant que l'autre sciait, un morceau enlevé en quelques traits de scie, tomba à terre; le fripon se baissa, le ramassa, et le remit à notre digne ami qui l'examina quelques instants avant de sortir pour le faire essayer.

—C'est de l'or, et du meilleur, lui dit le bijoutier auquel il s'adressa.

Rien ne s'opposant plus à la conclusion du marché, notre ami compta six beaux billets de mille francs au fripon en question, qui se retira, aussi satisfait qu'un juif qui vient de tromper un chrétien.

Quelques jours après, le lingot était devenu la propriété d'un honnête banquier qui l'avait acheté de confiance; mais lorsqu'on voulut en faire usage, on s'aperçut que ce n'était que du cuivre première qualité; de là, procès: avoués et huissiers d'entrer en campagne, de sorte qu'en définitive notre ami fut forcé de restituer au banquier la somme qu'il en avait reçue et qu'il se trouva avoir payé six mille francs un morceau de cuivre pesant quelques livres.

Le malheureux marchand d'eau chaude ne s'était pas aperçu que le fripon, lorsqu'il s'était baissé, avait adroitement substitué un morceau de l'or le plus pur à celui qui avait été détaché du lingot.

—Ce limonadier se plaignit sans doute, et le voleur fut puni, dit le jeune poëte incompris.

Vous êtes dans l'erreur, mon cher monsieur, lui répondit de Préval, il ne se plaignit pas et le voleur ne fut pas puni; des gens qui se respectent ne mettent jamais la justice dans la confidence de leurs affaires. Si chaque fois que l'on a sujet de se plaindre d'un ami, on allait trouver le procureur du roi, nous ne verrions pas aujourd'hui Oreste et Pylade assis à la même table, l'un à côté de l'autre; Préval désignait le comte palatin du saint-empire romain et son inséparable ami.

—Le passé est un songe, répondit ce dernier.

—C'est vrai! dit Mina; occupons-nous seulement du présent, et prions cet ex-légitimiste de nous raconter l'histoire de sa conversion.

—Il est défendu de parler politique dans une réunion de plus de vingt personnes; répondit celui auquel Mina s'était adressée.

—Dites donc, mon honorable ami, reprit le député patriote, ne serez-vous pas un peu embarrassé, lorsqu'il faudra que vous rendiez vos comptes à vos commettants?

—Pas plus que vous, mon très-cher; car on dit dans le monde que depuis que l'on ne voit, chez vous, que des boiteux et des louches, tout y va de travers.

—Vous êtes un paltoquet.

—Vous en êtes un autre.

—La! la! messieurs! avez-vous oublié que ce n'est qu'en famille qu'il faut laver son linge sale? dit Roman.

—Vous nous devez une histoire, ajouta de Préval, en s'adressant à la danseuse; vous exécuterez-vous avec autant de bonne grâce que notre amie Félicité?

—Certainement, je suis toute prête à vous obéir, mais si vous le vouliez, monsieur de Préval, vous pourriez nous raconter une histoire beaucoup plus intéressante que tout ce que je pourrais vous dire.

—Et laquelle, bon Dieu?

—Mais la vôtre, parbleu! Croyez-vous, par hasard, que nous ne savons pas ce qui s'est passé aux îles d'Hyères, entre vous et cette jeune fille de la Légion d'honneur?

—Dis donc, de Préval, il paraît que c'était une maîtresse femme? dit de Lussan.

—Souffrez-vous encore du coup de couteau qu'elle vous a fait donner par un pêcheur provençal? reprit la danseuse.

—Non, je suis maintenant tout à fait guéri; mais ne parlons plus de cela, je vous prie.

—Est-il vrai que cette petite fille est devenue une admirable cantatrice, et que, sous le nom de Silvia, elle a obtenu à Marseille un succès colossal?

—Est-il vrai qu'elle soit la fille d'une femme nommée ou surnommée la mère Sans-Refus, qui tient une maison suspecte dans la rue de la Tannerie?

Ces nombreuses questions contrariaient infiniment le pauvre de Préval, qui essaya plusieurs fois, sans pouvoir y parvenir, de changer le sujet de cette conversation: cependant, lorsqu'on fut las de le taquiner, on rappela à la danseuse la promesse qu'elle venait de faire.

—Quels sont ceux d'entre vous qui se rappellent le bal de la Grande chaumière? dit-elle.

—Moi, moi, s'écrièrent tous ceux de la compagnie, qui appartenaient au barreau ou à la médecine.

—Eh bien! leur répondit la danseuse, convenez avec moi que c'est un lieu charmant. La Grande chaumière! A l'audition de ces mots, semblables au vieux coursier qui vient de sentir l'aiguillon, le grave magistrat qui allait s'endormir sur son siége, l'avocat, studieux qui lisait attentivement les pièces poudreuses d'un volumineux dossier, le docteur émérite qui cherchait la solution d'un problème médical, lèvent la tête et un sourire vient éclairer leurs physionomies si soucieuses il n'y a qu'un instant, et tous les événements de leur vie passée se déroulent devant eux; ce sont les luttes orageuses du parterre de l'Odéon, les rencontres sous les vieux marronniers du Luxembourg, les pipes culottées et la mansarde où l'on se trouvait si bien avec une jolie grisette.

«Nous avons le bonheur de posséder parmi nous deux des célébrités du barreau moderne et un honnête médecin dont le sommeil paraît très-agité. Eh bien! je suis certaine que ces graves personnages donneraient beaucoup de choses pour qu'il leur fût permis de boire encore quelques gouttes à la coupe qu'ils ont vidée tant de fois.

»La Grande chaumière, voyez-vous, c'est l'Eldorado des disciple de Cujas, de Barthole et d'Hippocrate, et de ces jolis oiseaux du quartier latin dont le nid est partout où il y a du vin de Chablis, des huîtres, des filets sautés et des cigarettes de Maryland. Chacun trouve là ce qui lui convient; les étudiants de jolies grisettes qui ne sont pas des Lucrèces, les grisettes des soins empressés, de la bière mousseuse et des échaudés tous les jours; des glaces et des soupers fins durant les premiers jours de chaque mois.

»J'étais une modeste petite ouvrière lorsque je fus conduite dans ce lieu de délices par une de mes compagnes d'atelier; je n'avais jamais rien vu de si beau, les sons mélodieux du flageolet et du cornet à piston, les soins empressés d'un beau jeune homme, qui me dit entre une valse et une contredanse qu'il mourrait si je ne consentais à prendre pitié de ses peines, me firent oublier l'heure à laquelle je devais rentrer chez nous. Mon père était un pauvre ouvrier dont l'éducation n'avait pas corrigé les défauts qu'il avait reçus de dame nature; aussi était-il rude, brutal même. Au lieu de me faire des observations que j'aurais écoutées avec respect, il me maltraita d'une manière horrible et me mit à la porte de la maison paternelle, en me disant de retourner d'où je venais. Ma mère, qui trop souvent déjà avait éprouvé les cruels effets des colères de mon père, pleurait dans un coin, sans oser me défendre.

»Outrée du châtiment que je venais de recevoir pour une faute en réalité assez légère, je quittai notre maison sans éprouver de bien vifs regrets, et j'allai passer la nuit chez l'amie qui m'avait menée à la Grande chaumière; elle me reçut bien et me dit que je pouvais demeurer avec elle tant que cela me ferait plaisir.

»L'amant de cette jeune fille était le plus intime ami de celui qui m'avait si vivement courtisée à la Grande chaumière; je revis ce jeune homme, il recommença ses poursuites; j'étais jeune, inexpérimentée, il ne me déplaisait pas: vous avez déjà deviné qu'il devint mon amant.

»J'apportai dans cette liaison une délicatesse de cœur et une pureté de sentiments que mon amant n'était pas capable de comprendre; aussi trois mois ne s'étaient pas écoulés lorsqu'il me quitta pour s'atteler au char d'un nouvel astre qui venait de se lever sur l'horizon du quartier latin.

Cet abandon que rien ne justifiait me blessa, mais comme je suis, Dieu merci, douée d'une dose de philosophie assez raisonnable, je ne pensai pas un seul instant à mourir; je jetai un coup d'œil en arrière afin d'examiner toute ma vie jusqu'au moment où j'étais arrivée, et voici ce que je me dis: Jusqu'à l'âge de dix-huit ans ma conduite a été irréprochable; j'étais douce, modeste, je travaillais avec ardeur et j'apportais religieusement mon salaire à la maison paternelle; cependant mes parents au lieu de m'aider à suivre la voie dans laquelle je paraissais vouloir m'engager, semblaient chercher tous les moyens possibles de m'ôter l'envie de bien faire, et parce qu'un jour j'ai passé quelques heures de plus que je ne le devais dans un bal public, mon père, au lieu des sages remontrances et des conseils affectueux que j'avais le droit d'attendre, m'a frappée et jetée hors de sa maison, au milieu de la nuit, sans s'inquiéter de ce que j'allais devenir. Il n'avait cependant pas le droit de se montrer aussi sévère, lui qui passe au cabaret la plus grande partie de ses journées et qui ne répond que par des mauvais traitements aux justes reproches que lui adresse sa compagne; un homme est venu, et m'a dit qu'il m'aimait, je l'ai cru, et cette homme, après avoir obtenu de moi tout ce que je pouvais lui donner, m'a quittée avec autant d'indifférence que l'on se débarrasse d'un vêtement dont on ne veut plus se servir. Serais-je toujours la dupe de mes bonnes qualités? non! je suis pauvre, il n'existe pas une personne au monde sur l'amitié de laquelle je puisse compter, mais je suis jeune, je suis belle, très-belle même, l'avenir est à moi; je ferai comme font toutes ces femmes qui, parce que je suis modestement vêtue, me regardent d'un air si dédaigneux lorsque je passe près d'elles; tant que dureront ma jeunesse et ma beauté, je mènerai bonne et joyeuse vie: lorsque mes beaux cheveux noirs seront devenus blancs, lorsque ma taille, à l'heure qu'il est si svelte si bien prise sera courbée, par l'âge, lorsque les trente-deux perles qui garnissent ma bouche seront devenues de misérables petits os jaunes tremblotants dans leurs alvéoles, je ne serai pas malheureuse, car je veux avoir le soin de faire chaque jour la part de l'avenir.

»Cette résolution prise au moment où je venais d'être lâchement abandonnée par celui que j'aimais, a été depuis lors la règle constante de toutes les actions de ma vie; j'ai senti que si je voulais réussir dans la carrière que j'ai choisie, je devais me laisser aimer par tous ceux à qui cela pourrait faire plaisir, et ne jamais aimer personne; je me suis rappelée les courtisanes célèbres qui sont mortes à l'hôpital après s'être roulée sur des monceaux d'or; aussi je n'ai jamais aimé personne, pas même vous, monsieur le vicomte de Lussan, qui êtes en ce moment l'heureux possesseur de mes charmes, et j'ai converti en bonnes inscriptions sur le trésor la plus grande partie de ce que m'ont rapporté mes sourires, mes œillades et mes douces paroles.

»Vous allez peut-être trouver que je suis une créature bien ignoble, bien égoïste; qu'est-ce que cela me fait? n'avez-vous pas dit tous avec je ne sais plus quel poëte, que la vertu sans argent était un meuble inutile, et toutes vos actions ne sont elles pas la conséquence de cette maxime; pourquoi donc ne me serait-il pas permis de faire ce que vous faites.

«On dit que des ministres vendent leur pays, que des députés vendent leur conscience, que les électeurs vendent leurs votes, que des généraux vendent leurs armées à l'ennemi; le pape, à ce que l'on assure, vend des indulgences, des dispenses et la croix de l'Eperon d'or; monsieur l'abbé vendait l'absolution à ses ouailles; on dit que des juges vénals, vendent des acquittements et des condamnations, que des hommes influents vendent les places, les grades et les priviléges dont ils peuvent disposer; des avocats, des avoués et des huissiers vendent leurs clients; les portiers et les domestiques vendent leurs maîtres, j'ai acheté des éloges à cet illustre littérateur; j'achèterais des sonnets à ce jeune poëte chevelu si ses vers valaient quelque chose; le docteur Delamarre vend aux femmes trompées des conseils qui le conduiront tôt ou tard devant la cour d'assises, cet Anglais, qui tout à l'heure va tomber sous la table, et cet ex-marchand de bonnets de coton, vendent de la graine de niais aux badauds; cet honnête gérant de commandite, vend à ses actionnaires la poudre qu'il leur jette aux yeux; des maris vendent leurs femmes, des mères vendent leurs filles; monsieur Juste vend au poids de l'or de l'argent aux jeunes gens de famille; il paraît enfin que dans notre moderne Babylone, la moitié du monde vend l'autre moité. Je vends des sourires, des œillades et des doux propos, que ceux d'entre vous qui ne trouvent pas la marchandise de bonne qualité le disent, et on leur rendra leur argent.»

—Bravo! Coralie, s'écria M. Roulin lorsque la danseuse eut achevé cette longue tirade, bravo! à chacun son compte, le diable n'y perdra rien.

—Vous êtes bien prompt à m'applaudir, est-ce parce que je vous ai oublié?...

—M. Roulin ne vend rien, il achète au contraire tout ce qui se présente, dit le comte palatin du saint-empire romain.

—Excepté votre croix de chevalier de l'Eperon d'or.

—Messieurs, dit Salvador, qu'elle est la conclusion qu'il faut tirer de tout ce que nous venons d'entendre.

—Voulez-vous que je vous réponde avec franchise? dit le député franco-russe.

—Vous me ferez plaisir.

—Eh bien! celui qui a dit que les sots étaient ici-bas pour nous menus plaisirs, celui-là a mis au jour une vérité qui est de tous les temps et de tous les pays.

Amen, dit l'ex-curé.

Il était tard, et les convives éprouvaient tous le besoin d'aller prendre quelques instants de repos. De Pourrières fit apporter un énorme bol de punch; chacun en prit sa part, et l'on se sépara.

—Nous vous raconterons notre histoire une autre fois, dirent en même temps Mina et la lorette, avant de quitter le marquis de Pourrières et ses deux amis.

II.—Deux meurtres.

Le surlendemain Salvador et Roman se rendirent chez leur Amphytrion. Bien qu'il fut déjà tard, de Pourrières qui avait fêté l'avant-veille Bacchus et Comus avec beaucoup d'ardeur, était encore couché, et se plaignait d'avoir la tête lourde et l'estomac embarrassé.

—Je suis tellement malade, dit-il à ses nouveaux amis, que je crois bien qu'il me sera impossible de me mettre en route demain, ainsi que j'en avais l'intention.

—C'est que vous nous avez donné un véritable festin de Balthazar, répondit Roman, et vous avez un peu prêché d'exemple pour encourager les convives.

—Je suis étonné, dit Salvador, de n'avoir pas vu apparaître sur les murs de la salle du festin, les trois mots qui annoncèrent aux convives de Balthazar la ruine de Babylone.

—Ce qui n'est pas arrivé hier, arrivera peut-être demain, ajouta Roman; mais occupons-nous d'autre chose: le ciel est serein, le soleil brille, si vous le voulez, monsieur le marquis, nous irons tous ensemble déjeuner à la provençale chez un de nos compatriotes qui habite Villemomble, un joli petit village à deux lieues de Paris.

De Pourrières qui était véritablement indisposé, ne voulait pas d'abord accepter l'invitation qui lui était faite, mais Salvador et Roman ayant redoublé leurs instances, et lui ayant fait observer qu'une promenade à la campagne dissiperait les nuages qui obscurcissaient son cerveau et lui rendrait toute sa vigueur, il se détermina à les suivre.

Salvador et Roman, depuis qu'ils avaient fait la rencontre du marquis de Pourrières, n'avaient pas laissé se passer un seul jour sans aller lui rendre visite, et de simples connaissances ils étaient devenus ses plus intimes amis; Roman surtout que sa qualité de compatriote rendait cher au jeune homme, avait conquis toute sa confiance, et ce dernier avait pris l'habitude de le consulter sur tout ce qu'il voulait faire.

Il lui avait fait lire toute sa correspondance avec le juif Josué et la femme de Genève qui était chargée d'élever son fils, ainsi que la copie du testament de son père, et les divers codicilles qui l'accompagnaient. La lecture de ces pièces avait prouvé à Roman que l'idée de substituer Salvador au marquis de Pourrières, en faisant disparaître ce dernier, était très-réalisable. En effet, le choléra avait enlevé les plus proches parents du marquis et tous les vieux serviteurs de la famille, à l'exception d'un seul que son grand âge devait rendre facile à tromper.

Roman et Salvador avaient amené avec eux un cabriolet de louage, qu'un commissionnaire avait été chargé de garder pendant le temps qu'ils avaient passé chez leur ami.

—Nous serons peut-être un peu gênés, dit Roman à de Pourrières avant de monter en voiture, mais à la guerre comme à la guerre, le cabriolet nous mènera bien jusqu'à Bondy où nous le laisserons, et nous traverserons à pied le parc du Raincy. Cette course nous donnera de l'appétit, en même temps qu'elle vous fera connaître une des plus agréables promenades des environs de Paris, un beau château et une superbe avenue.

Salvador, le marquis et Roman prirent place dans le cabriolet qui se trouva assez grand pour les recevoir tous trois sans qu'ils éprouvassent trop de gêne. Salvador qui s'était placé au milieu, prit les rênes et l'on partit.

Le cheval qui paraissait assez vigoureux pour fournir une course beaucoup plus longue que celle que l'on exigeait de lui, trottait à ravir, et l'espace qui sépare la rue Joubert du joli village de Bondy, fut franchi avec rapidité.

Après avoir traversé ce village, les voyageurs, ainsi que cela avait été convenu, descendirent de voiture, et après avoir pris chacun un verre de genièvre chez l'aubergiste du Cheval rouge, auquel ils confièrent le cheval et le cabriolet, ils se mirent en route pour Villemomble.

C'était par une belle matinée de juillet, le ciel était bleu et semé de petits nuages argentés, le soleil qui s'était levé radieux dorait la cime des arbres sur lesquels tremblotaient encore les perles étincelantes de la rosée du matin; les pinsons, les linots gazouillaient sous la feuillée en voltigeant de branche en branche, et chaque bouffée de vent apportait avec elle les senteurs parfumées des fleurs des champs.

Lorsque l'on vient de quitter une ville aussi tumultueuse que Paris, l'aspect de la campagne quand elle est revêtue de sa belle parure et que tout semble sourire dans la nature, impressionne toujours vivement: on se sent plus léger qu'on ne l'était un instant auparavant, on hume l'air de toute la force de ses poumons, et l'on est tout disposé à croire que l'on vient de faire un nouveau bail avec la vie.

Telle était la disposition d'esprit d'Alexis de Pourrières qui marchait devant Salvador et Roman, en fumant un cigare de la Havane.

Il s'arrêta tout à coup.

—Vraiment, dit-il, je vous suis obligé d'être venus me chercher ce matin, et surtout d'avoir insisté pour m'emmener; si je ne vous avais pas suivi, je serais encore dans mon lit, aussi malade qu'il est possible de l'être après une forte débauche, tandis que maintenant je suis gai, dispos, et tout prêt à trouver excellents les mets simples que notre compatriote va nous servir.

—J'aimerais mieux être forcé de combattre seul dix gendarmes pour reconquérir ma liberté, dit Salvador à voix basse, que d'assassiner cet homme aussi lâchement que nous l'allons faire.

—Des scrupules! lui répondit Roman sur le même ton; vraiment, le moment est bien choisi; as-tu donc oublié que nous n'avons plus d'argent, et qu'il faut absolument que nous nous tenions tranquilles pendant quelque temps si nous ne voulons pas retourner là-bas.

—Notre position est embarrassante, c'est vrai; mais cet homme nous témoigne tant de confiance...

—Eh! qui diable te prie de mettre la main à la pâte. Lorsque arrivera le moment d'agir, tu tourneras la tête, ce sera absolument comme si tu n'étais pas là.

—De quoi parlez-vous donc, dit de Pourrières qui marchait toujours en avant.

—Oh! de choses très-peu intéressantes, répondit Roman, de la pluie et du beau temps. Tu peux, si tu le veux, rester en arrière, continua-t-il en s'adressant à son compagnon, dans cinq minutes l'affaire sera faite.

Ils étaient arrivés dans la partie la plus obscure et la moins fréquentée du parc.

—Par ici, monsieur le marquis, dit Roman à de Pourrières qui avait traversé la route pour courir après un papillon dont les ailes diaprées étincelaient au soleil comme une mosaïque de pierres précieuses, par ici, en suivant ce sentier, nous arrivons un quart d'heure plus tôt à Villemomble.

De Pourrières revint sur ses pas, et Roman le laissa passer le premier dans l'étroit sentier qu'il lui désignait.

—J'ai une faim de diable, dit-il après avoir fait quelques pas.

Roman avait promené ses regards autour de lui. Tout était calme, le ciel était serein; la fauvette et le chardonneret chantaient leurs amours sous le feuillage des vieux chênes.

Sa main caressait, dans une des poches de son paletot, un instrument de mort de dix à onze pouces de long, formé de cinq à six brins de baleine réunies ensemble, et terminé aux extrémités par deux boules de plomb de la grosseur d'un œuf, pesant chacune une livre et recouvertes ainsi que la branche qui les unissait l'une à l'autre par un tissu de cuir tressé avec art.

Il s'était rapproché du marquis.

—Va déjeuner chez Satan, dit-il.

De Pourrières tomba comme s'il avait été frappé de la foudre.

A ce moment, le cri d'un oiseau de proie, qui fendait les airs pour s'abattre sur deux innocents ramiers, retentit aux oreilles de l'assassin; et par un de ces changements de temps si communs pendant les jours caniculaires, le ciel devint sombre et gris, l'éclair sillonna la nue, le tonnerre gronda dans le lointain, et une pluie battante et continue eut bientôt changé en une scène de désolation le paysage, il n'y a qu'un instant si riant et si animé.

Salvador s'était rapproché de Roman et regardait avec des yeux effrayés le cadavre du marquis de Pourrières étendu sur le sol.

—Cet orage si subit ne nous présage rien de bon, dit-il après quelques minutes de silence.

—Cet orage est au contraire un événement très-heureux pour nous, répondit Roman qui avait repris tout son sang-froid; il nous donne la certitude que nous ne serons pas interrompus; mais hâtons-nous, il ne nous reste pas trop de temps pour tout ce que nous avons à faire.

Roman tira de dessous un amas de branches mortes et de feuilles sèches amoncelées au pied d'un vieil orme, une de ces grosses cruches de grès, auxquelles on a donné le nom de dame-jeanne; et lorsque Salvador eut pris le portefeuille et tout ce qui se trouvait dans les poches du marquis de Pourrières, il en vida le contenu sur le cadavre, en ayant soin d'en bien imbiber tous les vêtements.

—C'est de l'essence de térébenthine, dit-il. Cinq minutes après que nous y aurons mis le feu, il ne restera plus de ce cadavre que des lambeaux informes, auxquels il sera impossible de donner un nom.

Que l'on ne nous accuse pas de broyer du noir dans le seul but d'effrayer nos lecteurs; nous l'avons déjà dit et nous le répétons, la plupart des événements que nous rapportons dans ce livre sont vrais, rigoureusement vrais, et si nous n'avions pas la crainte d'augmenter les notes déjà si nombreuses de notre ouvrage, nous pourrions presque toujours citer une autorité à l'appui de ce que nous avançons[225].

Salvador et Roman, après que ce dernier eut mis le feu au tas de ramées qu'il avait réunies autour et au-dessus du cadavre se hâtèrent de quitter le théâtre du crime qu'ils venaient de commettre et regagnèrent à pas pressés l'auberge de Bondy dans laquelle ils avaient laissé leur voiture.

Salvador était toujours extrêmement pâle, Roman le laissa sur le seuil de l'auberge et alla seul reprendre le cabriolet auquel, suivant l'ordre qu'il avait donné, le cheval était encore attelé.

—Vous avez été surpris par l'orage, et cela a dérangé votre promenade, lui dit l'hôtelier du Cheval rouge.

—C'est un malheur dont nous nous consolerons facilement, répondit Roman.—Il avait amené la voiture devant la porte charretière sous laquelle Salvador s'était tenu.—Allons, messieurs, dit-il de manière à être entendu, montez. Adieu, notre hôte.

—Bon voyage, messieurs, répondit l'aubergiste sans seulement tourner la tête.

—Si nous devons un jour rendre compte aux hommes de la mort du marquis de Pourrières, dit-il à son complice, celui-là ne pourra pas déposer contre nous, il n'a pas remarqué que nous sommes arrivés trois, et que nous ne sommes que deux au départ.

La maison dans laquelle se trouvait l'appartement habité par de Pourrières, était composée de deux corps de logis, l'un sur la rue, l'autre sur un jardin qui les séparait; l'appartement du marquis était situé au troisième étage du premier, et la loge du concierge était à l'entre-sol du deuxième; il était donc très-facile de s'introduire, sans être vu, dans cet appartement.

Salvador et Roman qui, ainsi que nous l'avons dit, avaient pris dans les poches du marquis son portefeuille et ses clés, s'introduisirent chez lui à la tombée de la nuit, après avoir ramené la voiture chez le loueur de carrosse de la rue Basse-du-Rempart où ils l'avaient prise.

Ils s'emparèrent de tout l'argent et des billets de banque, des divers bijoux, et de tous les papiers, lettres et passe-ports qu'ils trouvèrent, et ils furent assez heureux pour ne rencontrer personne lorsqu'ils se retirèrent.

Après cette expédition, les deux complices qui étaient brisés de fatigue, se hâtèrent de rentrer chez eux. Salvador était aussi pâle qu'un cadavre, et des mouvements convulsifs qu'il ne pouvait comprimer, annonçaient qu'il était en proie à une fièvre ardente, Roman, au contraire, était aussi tranquille et aussi gai que de coutume.

—Mon cher élève, dit-il à Salvador lorsqu'ils furent rentrés dans leur petite chambre, il faut tâcher de changer de physionomie; si les sergents de ville devant lesquels nous sommes passés pour nous rendre ici avaient remarqué ta figure, ils auraient sans doute deviné que tu venais de faire un mauvais coup.

—Oh! répondit Salvador, j'aurais toujours devant les yeux l'image de ce malheureux.

—Si c'était ton premier coup d'escarpe[226], je comprendrais que tu ne fus pas très à ton aise, ces sortes d'affaires chiffonnent toujours un peu la première fois; mais il n'en est pas ainsi. As-tu donc oublié le domestique du banquier Carmagnola, et le brigadier de la gendarmerie du Beausset?

—Oh! ce n'est pas la même chose! ceux-là, si je les ai frappés c'était pour me défendre; mais cet homme, Roman, cet homme que nous avons tué lorsqu'il nous croyait ses amis!...

—N'en parlons plus, ce sera beaucoup plus sage, et occupons-nous de nos petites affaires. Te voilà maintenant, à peu près certain d'hériter du nom et de la fortune du marquis de Pourrières, auras-tu assez de courage et de présence d'esprit pour marcher en avant.

—J'espère que tu n'en doutes pas?

—Tu es plus jeune que le défunt, mais cela n'y fait rien: tu as toujours paru un peu plus âgé que tu ne l'étais; tu ne lui ressembles pas positivement, mais tes traits et ta taille, ont de l'analogie avec les siens: tu es blond, mais grâce aux prodiges récents de la chimie, il sera facile de faire de toi le plus beau brun du monde. Tes yeux sont bleus et les siens étaient noirs; mais cette différence échappera d'autant plus facilement à tous les regards, que personne ne songera à contester ton identité.

—Mais il reste à ce qu'il paraît un vieux domestique de la famille.

—C'est vrai, mais l'âge doit avoir affaibli toutes les facultés de cet homme que nous ferons disparaître, si cela devient absolument nécessaire.

—Nous serons aussi forcés de voir le juif Josué.

—Je me présenterai chez lui comme ton fondé de pouvoirs, je ne me montrerai pas trop sévère lorsqu'il s'agira de régler le chapitre des intérêts et ce juif n'en demandera pas davantage; l'enfant du défunt et de Jazetta n'est pas un obstacle sérieux, il devient ton fils à dater d'aujourd'hui; nous verrons plus tard ce que nous pourrons en faire.

—Allons, allons, tout est pour le mieux, me voilà marquis de Pourrières et possesseur d'au moins soixante mille francs de rente, s'écria Salvador qui avait repris toute sa gaieté.

—Tu veux dire, reprit Roman, que nous voilà marquis de Pourrières et possesseurs de soixante mille francs de rente.

—Cela coule de source; nous ne pouvons plus nous séparer maintenant.

Le premier soin de Roman et de Salvador, fut de quitter, pour se loger plus convenablement, l'hôtel qu'ils habitaient sous des noms d'emprunt depuis leur arrivée à Paris. Ils ne craignaient pas du reste le résultat des recherches provoquées par la découverte que l'on avait faite du cadavre de leur victime, certains qu'ils étaient qu'on ne pourrait appliquer un nom à ces restes informes.

Ils étaient retournés souvent au café dans lequel ils avaient rencontré pour la première fois l'infortuné de Pourrières, personne ne s'enquit auprès d'eux de celui qui n'était connu que sous le nom de Courtivon, et qui du reste avait annoncé son prochain départ à tous ceux qui le connaissaient.

Après avoir bien étudié leur rôle et lorsque Salvador, qui possédait un très-grand talent de faussaire, fut parvenu à imiter parfaitement l'écriture du défunt, ils partirent pour Aix.

Ils avaient pris la poste pour arriver dans cette ville, Salvador avait tous les papiers du marquis de Pourrières qui étaient parfaitement en règle, il avait fait teindre ses cheveux avec le plus grand soin, et cette opération avait tout à fait changé l'expression de sa physionomie; Roman avait pris le nom de Lebrun et se faisait passer pour son intendant.

Il fut décidé que Salvador resterait à Aix, et que Roman, chargé d'une lettre dont l'écriture imitait à s'y méprendre celle du marquis, se rendrait seul chez le notaire dépositaire du testament, afin de prendre connaissance des affaires de la succession; il devait trouver bien et donner son approbation à tout ce qui avait été fait, tout en ayant soin de se montrer défenseur soigneux des intérêts de son maître.

Le notaire qui du reste était un très-honnête homme, le reçut très-bien, et huit jours ne s'étaient pas écoulés qu'il avait accordé toute son estime à M. Lebrun; il était en effet difficile de rencontrer un intendant à la fois plus honnête homme et moins méticuleux.

Le notaire, oncle et tuteur de Roman, était mort depuis longtemps, et comme le compagnon de Salvador n'était venu quinze ans auparavant que deux ou trois fois au village de Pourrières, il ne craignait pas d'être reconnu, il était donc parfaitement tranquille et il employait tous les instants qu'il ne passait pas avec le notaire, à recueillir à Pourrières et dans les environs, tous les renseignements de nature à faciliter l'entrée de son compagnon sur la scène; il apprit avec plaisir que le choléra avait fait dans cette partie de la Provence de tels ravages, que la moitié au moins de la population était descendue dans la tombe.

Lors de sa première visite au château de Pourrières, il était accompagné du notaire; c'était en quelque sorte une démarche officielle, mais voulant, à ce qu'il disait, faire plus ample connaissance avec ceux qui allaient devenir ses camarades; il y revint seul plusieurs fois. Les domestiques, tous nouveaux serviteurs, craignaient que le jeune marquis ne les gardât pas à son service, encouragés par l'air bonhomme et la jovialité de M. l'intendant, ils osèrent lui faire part de leurs craintes; Roman les rassura: son maître, disait-il, ne voulait causer de peine à personne, il saurait au contraire récompenser les services de ceux que le défunt marquis aurait oubliés dans son testament; quant à vous, disait-il souvent au vieil Ambroise, vous n'aurez pas à vous plaindre; M. le marquis m'a fait part de ses intentions à votre égard, et comme vous n'êtes pas de ce pays, si vous désirez vous retirer dans votre village, il ajoutera douze cents francs de rente à ce que vous a laissé feu monsieur son père.

—Mon jeune maître est bien bon, M. Lebrun, répondait toujours Ambroise à cette insinuation qu'il ne considérait cependant que comme un témoignage d'intérêt, mais j'habite la Provence depuis mon enfance et j'ai l'intention d'y terminer mes jours; à mon âge, voyez-vous, on a besoin de soleil.

—S'il t'arrive malheur, c'est que tu l'auras voulu, vieux belître, se disait alors Roman.

Roman puisait dans les longs entretiens qu'il avait souvent avec Ambroise, une foule de renseignements utiles qu'il transmettait journellement à Salvador, afin de lui donner le temps de les graver dans sa mémoire; Ambroise qui avait voué à la maison de Pourrières un attachement semblable à celui qu'éprouvait le vieux Caleb pour la maison des Rawensvood, aimait beaucoup à raconter; aussi était-il charmé lorsque M. l'intendant l'ayant fait demander dans sa chambre, dans laquelle il était toujours sûr de trouver une vieille bouteille de vin cuit, le mettait sur le chapitre de la famille; c'était en éprouvant le plus vif plaisir qu'il racontait les prouesses de son vieux maître à l'armée des princes et les premières fredaines du jeune marquis, et ses yeux étaient humides lorsqu'il parlait des chagrins qu'avait causé au vieux gentilhomme qu'il avait servi si longtemps l'absence prolongée de son fils.

Ambroise, tout vieux qu'il était, paraissait avoir une excellente mémoire; il se rappelait très-bien son jeune maître, qu'il avait, disait-il souvent, fait sauter plus d'une fois sur ses genoux.

—Je crois bien que je le reconnaîtrai; cependant il doit être bien changé: cette phrase terminait ordinairement ses discours.

Ambroise était un obstacle sans doute, mais cet obstacle n'était pas de nature à faire renoncer à leur entreprise des hommes aussi audacieux que l'étaient Salvador et Roman; il fut donc décidé que le premier qui avait eu le temps de bien étudier le rôle qu'il devait jouer, ne ferait pas attendre plus longtemps à ses vassaux, le marquis Alexis de Pourrières.

Salvador partit d'Aix, assez tard pour n'arriver à Pourrières qu'à la naissance de la nuit. Il se rendit de suite chez le notaire, et lorsqu'il se fut nommé, l'officier ministériel qui cependant avait vu souvent Alexis de Pourrières lorsqu'il était déjà âgé de plus de dix ans, s'empressa de le reconnaître, afin de faire preuve de perspicacité.

Rassuré par l'heureux résultat de cette première démarche, Salvador, qui d'abord avait été quelque peu embarrassé, se sentit assez d'aplomb pour ne plus rien craindre. Après avoir approuvé à son tour tout ce que Roman avait trouvé bien, il parla au notaire de ses voyages, des égarements de sa jeunesse, et des regrets que lui inspirait la mort de son père, dont il aurait voulu fermer les yeux; puis il lui demanda des nouvelles d'Ambroise, de ce vieux et loyal serviteur de la famille, qu'il espérait, disait-il, retrouver encore plein de verdeur malgré son âge avancé.

Le notaire, pour faire sa cour au nouveau seigneur de Pourrières, lui proposa d'envoyer chercher ce vieux domestique, et comme Salvador s'était empressé d'acquiescer à la proposition qui lui était faite, un clerc fut dépêché à l'instant même, après avoir reçu l'ordre de ne point revenir sans amener Ambroise avec lui.

Le premier soin de ce jeune homme, qui avait entendu tout ce que venaient de dire le notaire et Salvador, fut de rapporter au vieux domestique, que son patron qui n'avait vu le marquis de Pourrières que lorsqu'il était âgé de dix ans, l'avait cependant reconnu de suite et que cela avait paru singulièrement flatter monsieur le marquis.

Ambroise parut charmé du retour de son jeune maître.

—Si votre patron l'a reconnu de suite, dit-il au jeune clerc, je suis bien sûr de le reconnaître aussi.

Ambroise, aussitôt son arrivée, fut introduit dans le cabinet du notaire.

—Te voilà donc, mon vieil ami? lui dit Salvador; il y a bien longtemps que nous ne nous sommes vus; allons, viens m'embrasser!...

Salvador qui était vêtu d'un costume complet de deuil, paraissait vivement ému. Ambroise à qui sa présence rappelait une foule de vieux souvenirs, se jeta dans les bras de son jeune maître, qui le tint longtemps serré contre sa poitrine.

A ce moment on annonça M. Lebrun. Roman, après avoir salué son maître avec beaucoup de respect, prit part à la conversation et fit un éloge pompeux du vieux domestique, qui paraissait charmé de l'accueil qui lui était fait, et dont la satisfaction fut portée è son comble, lorsque le notaire ayant prié le marquis de partager le souper impromptu qu'il venait de faire servir: il accepta, à la condition qu'Ambroise prendrait à table sa part de ce repas.

Pendant tout le temps que dura le souper, Salvador ne cessa de prodiguer à Ambroise les témoignages de son attachement, et lorsque l'heure de la retraite étant arrivée, il se retira avec Roman, le vieux domestique était aussi satisfait qu'il est possible de l'être.

Les affaires de la succession n'étaient pas difficiles à régler; on devait au juif à peu près six cent mille francs; mais le vieux marquis qui dépensait au plus la moitié de son revenu, avait laissé, en argent comptant une somme très-considérable. Roman se chargea d'aller régler avec ce juif, qu'il trouva dans sa masure du quartier Saint-Jean, occupé, comme toujours, à compter l'or qu'il avait extorqué à quelques malheureuses dupes, de sorte que Josué désintéressé, il devait rester au marquis de Pourrières, environ cinquante mille francs de rentes en biens-fonds.

Je croyais, dit Josué, lorsque Roman eut décliné son nom et sa qualité, que j'aurais l'honneur de voir M. le marquis de Pourrières; au reste, puisque vous êtes son intendant, nous pourrons probablement nous entendre, ajouta-t-il en souriant.

Les prévisions du juif ne furent pas trompées; monsieur l'intendant se montra si coulant en affaires, que Josué, qui ne pouvait deviner le motif qui le faisait agir, en conclut qu'il ne savait pas son métier.

—Dites bien à M. de Pourrières que je suis tout à son service, dit le juif lorsqu'il reçut la somme qui lui était due; mon plus vif plaisir est celui d'obliger les jeunes gens de noble famille.

—Je vous crois, répondit Roman en prenant congé de lui, si vous obligez toujours au même prix, vous ne devez pas laisser échapper les occasions qui se présentent de vous procurer ce plaisir.

Salvador qui, après sa visite au notaire, était retourné à Aix pour y terminer, à ce qu'il disait, quelques affaires importantes, vint habiter le château de Pourrières, aussitôt que son ami lui eut fait savoir qu'il avait terminé avec Josué.

—Ce vieux coquin, disait Roman dans la lettre qu'il envoyait à son compagnon, nous a tiré une fameuse plume de l'aile, mais il n'a pas conçu le plus léger soupçon.

Le vieux manoir habité par un jeune et brillant cavalier prit tout à coup un aspect plus riant et plus animé, les vieilles tapisseries furent remplacées par des tentures à la mode; des meubles du plus nouveau goût vinrent prendre la place des lourdes chaises et des gothiques bahuts qui furent relégués au grenier, de beaux chevaux, une calèche et des livrées élégantes complétèrent un ensemble tout à fait confortable.

Des gentilshommes du voisinage avaient invité plusieurs fois Salvador à des parties de chasse et à des réunions qu'il s'était empressé de rendre, et toujours il avait obtenu les succès les plus flatteurs.

On a naturellement beaucoup d'indulgence pour les gens chez lesquels on s'amuse; aussi les voisins du château de Pourrières, qui était devenu le centre de tous les plaisirs de la contrée, ressentaient beaucoup d'amitié pour son propriétaire: les hommes trouvaient que c'était un joyeux compagnon, les femmes admiraient la grâce aristocratique et la parfaite élégance de ses manières.

Quelques-uns des petits-cousins qu'Alexis de Pourrières n'avait fait qu'entrevoir lors du séjour qu'il avait fait à Marseille avant de commencer ses voyages en Europe, vinrent le visiter. Salvador les reçut si gracieusement, il leur fit avec tant de politesse les honneurs de sa demeure, qu'il parvint à leur faire oublier qu'ils avaient espéré se partager la fortune qu'il possédait.

Salvador et Roman auraient été parfaitement tranquilles s'ils n'avaient pas remarqué que depuis quelque temps le caractère d'Ambroise était totalement changé; le vieux domestique, d'ordinaire dispos et toujours prêt à rire, était devenu sombre et taciturne, il paraissait dominé par quelques pensées importunes, et souvent on l'avait surpris hochant la tête négativement après avoir regardé son maître.

Roman, qui possédait toute la confiance d'Ambroise, l'avait plusieurs fois interrogé avec adresse: Faites-moi connaître, lui disait-il, les causes de la tristesse qui vous accable, et si cela est possible, monsieur le marquis fera tout pour les faire cesser. Ambroise avait longtemps évité de répondre à ces questions, mais un jour Roman ayant été beaucoup plus pressant que de coutume, Ambroise se détermina à le prendre pour confident.

«Je suis peut-être fou, mon cher monsieur Lebrun, mais je souffre tant, que vous aurez pitié de moi. Figurez-vous qu'il y a un mois j'ai fait un rêve dont je ne puis chasser le souvenir de ma mémoire. Je rêvais que je m'étais assis au pied du vieux mûrier que défunt monsieur le marquis a fait planter dans le parc le jour de la naissance de son fils. J'étais là depuis quelques instants, lorsque tout à coup j'entendis des cris de détresse; je me levai précipitamment et je vis mon jeune maître tel qu'il était lorsqu'il quitta le château pour commencer ses voyages, étendu sur le sol; le sang sortait à gros bouillons d'une profonde blessure qu'il avait à la poitrine. J'allais courir à lui pour le secourir, mais je fus arrêté par un homme qui me dit en posant sa main sur mon épaule: arrête, c'est moi qui suis ton maître. Les traits de cet homme sont sortis de ma mémoire; je me rappelle seulement qu'il avait de grands yeux bleus.»

J'aurais certainement oublié ce songe, si je n'avais pas remarqué par hasard, que les yeux de M. le marquis sont bleus, tandis que je me rappelle fort bien qu'il les avait du plus beau noir lorsqu'il a quitté le château. Je suis bien malheureux, M. Lebrun; ce songe me poursuit partout, et quelquefois il fait naître dans mon esprit de singulières pensées.

Ambroise se pencha vers Roman et lui dit à voix basse:

—Etes-vous bien sûr que notre maître est réellement le marquis Alexis de Pourrières?

—Vous me faites là une singulière question, répondit Roman. Depuis cinq ans que je suis au service de M. le marquis, je l'ai toujours entendu nommer ainsi par les personnes recommandables avec lesquelles il était en relation, et je dois croire que le nom qu'il porte lui appartient, puisque vous-même, ainsi que le notaire, vous l'avez reconnu lors de son arrivée ici.

—C'est vrai, c'est vrai, répondit Ambroise en secouant tristement la tête; je suis fou; il ne faut pas croire aux songes; quelquefois, cependant, les songes sont des avertissements donnés par la Providence.

Roman employa toute sa rhétorique pour rassurer Ambroise, qu'il ne quitta pour aller trouver Salvador que lorsqu'il le vit un peu plus calmé.

—Il faut absolument que nous trouvions le moyen de nous défaire de cet homme, dit Salvador, lorsque Roman lui eut rapporté la conversation qu'il venait d'avoir avec Ambroise.

—Ah! si Mathéo n'avait pas envoyé dans l'autre monde nos amis de la forêt de Cuges...

—Nous ne nous servirions pas d'eux, répondit Salvador, pourquoi laisser faire par d'autres l'ouvrage que l'on peut faire soi-même?

—Sans doute; mais il faut, pour éviter de donner naissance à des soupçons, dont les résultats pourraient être désagréables, que la mort d'Ambroise paraisse naturelle.

—Le poison!

—Le poison laisse des traces.

Les deux amis cherchèrent longtemps un moyen d'arriver au but qu'ils voulaient atteindre, sans pouvoir rien trouver qui leur parût convenable.

—Mais il faut absolument que cet homme périsse, dit Salvador; s'il ne meurt pas, nous sommes perdus.

Roman, depuis quelques instants, paraissait réfléchir.

—C'est cela, s'écria-t-il tout à coup en se frappant le front, c'est cela. Mon ami, dans trois ou quatre jours au plus tard, nous n'aurons plus rien à redouter.

—Quel est ton projet?

—Tu le connaîtras lorsqu'il sera réalisé.

—Mais encore faut-il que je sache?

—Eh bon Dieu! monsieur le marquis, laissez, je vous en prie, agir à sa guise, votre dévoué serviteur; vous savez qu'il est homme de ressources et qu'il n'a pas froid aux yeux.

Roman, à quelques jours de là, invitait au nom de son maître, les châtelains les plus voisins et le notaire que nous connaissons déjà, à passer la journée au manoir de Pourrières. Tous les invités se montrèrent exacts; on savait que le marquis savait faire les honneurs de sa table.

—Je vous ai réunis, messieurs, dit Salvador à ses convives au moment où l'on allait se mettre à table, pour déguster quelques flacons d'excellent Tokay, et quelques nouveautés gastronomiques que je viens de recevoir de Paris.

Le déjeuner fut servi avec ce luxe et ce confort qui ajoutent une nouvelle saveur à la délicatesse des mets et à l'excellence des vins. Comme toujours, Salvador se montra aimable et gracieux. Cependant un examen attentif eût permis de saisir sur sa physionomie l'expression d'une vive préoccupation. On resta longtemps à table, Salvador après avoir fait servir à ses convives le café et les liqueurs, leur proposa une partie de boules; on joue beaucoup aux boules dans les contrées méridionales de la France, et particulièrement en Provence. La proposition fut acceptée avec enthousiasme, et les convives s'empressèrent de se rendre sur une pelouse située devant l'entrée principale du château.

On allait engager les parties, lorsque Ambroise botté et éperonné, et conduisant une jument par la bride, s'approcha de Salvador et lui demanda s'il avait quelques commissions pour Aix. Celui-ci qui avait reçu de Roman les instructions nécessaires, lui remit un bon de cent francs qu'il le chargea de remettre au libraire Aubin, qui faisait ses abonnements aux journaux et aux Revues de la capitale.

—Le père Ambroise est encore fort et vigoureux, dit le marquis en s'adressant à ses convives, et malgré son grand âge, il est aussi bon cavalier que le premier postillon du pays. Mais c'est égal, je défendrai à Lebrun de vous faire faire d'aussi longues courses.

—Monsieur le marquis est bien bon, répondit Ambroise; mais comme j'ai encore bon pied, bon œil, il faut que je me rende utile.

—C'est bien, Ambroise, c'est bien, partez, mon ami, et que Dieu vous conduise.

Ambroise était en selle, il piqua légèrement sa bête et partit au petit trot.

—Il est bien bon pour moi, se disait-il en laissant flotter les rênes sur le col de sa monture, tout le monde le reconnaît: le notaire; qui causait avec lui tout à l'heure; les neveux de feu madame la marquise; mais ses yeux sont bleus, dit-il à haute voix, et j'en suis bien sûr, ceux d'Alexis étaient noirs... Oh! mon songe, mon songe!...

Tandis que la monture d'Ambroise trottait dans un petit sentier qui conduisait à la route d'Aix, les parties de boules continuaient devant l'entrée du château.

Elles se prolongèrent jusqu'à l'heure du dîner, auquel assistèrent toutes les personnes qui avaient pris part au repas du matin. Vers huit heures du soir, Salvador ayant demandé une clé dont il prétendait avoir besoin, Roman lui répondit devant ses convives qu'Ambroise avait emporté cette clé et qu'il n'était pas encore rentré. On pensa naturellement que le vieillard s'étant trouvé fatigué, s'était déterminé à coucher à Aix, et qu'il ne reviendrait que le lendemain.

Le château de Pourrières était entouré de vastes dépendances en terres labourées, bois, vignes, plantations de mûriers et d'oliviers, qu'il fallait traverser pour gagner le village où se trouvait un embranchement qui conduisait à la route d'Aix; ce chemin était celui que prenaient toutes les personnes qui venaient de la ville; mais les habitants du château que leurs affaires appelaient à Aix, en avaient adopté un autre qui diminuait le trajet d'au moins une demi-lieue.

Le parc du château de Pourrières, d'une très-vaste étendue et planté d'arbres de haute futaie, est traversé à son extrémité par un ruisseau qui prend sa source dans les montagnes qui couronnent la vallée où est bâti ce château. Ce ruisseau coule lentement entre deux rochers d'une hauteur d'environ trente-cinq mètres, au sommet desquels on arrive par deux pentes douces ménagées exprès des deux côtés du parc; ces deux rochers et le ruisseau qu'ils enserrent dans leur sein forment à la partie du parc qui avoisine le manoir une ceinture naturelle qui deviendrait impossible de franchir si un pont n'avait pas été établi sur les deux crêtes les moins élevées des rochers.

La largeur du ruisseau n'étant pas très-considérable, on a tout simplement, pour établir ce pont, jeté de forts madriers sur les rochers, et sur ces madriers qui sont tenus en place par de forts crampons en fer, on a fixé des planches assez épaisses. Lorsqu'on a traversé ce pont primitif, on suit un petit sentier qui conduit, après quelques détours, sur la grand'route d'Aix à Marseille.

Salvador et ses convives allaient se lever de table, lorsqu'un domestique, dont la physionomie renversée et les yeux hagards annonçaient qu'il était porteur d'une mauvaise nouvelle, entra dans la salle à manger.

—Oh! monsieur le marquis! s'écria-t-il, quel malheur! quel affreux malheur!... Ambroise! le pauvre Ambroise!

—Eh bien! dit Salvador, qu'est-il donc arrivé à Ambroise.

—Il est mort! monsieur le marquis; je viens de retrouver son corps dans le ruisseau du parc. Le pont s'est rompu, sans doute au moment où il passait dessus avec sa jument.

Et le domestique, sans attendre la réponse de son maître, le quitta pour aller apprendre la triste nouvelle aux autres habitants du château.

Tous les convives s'étaient levés de table lorsque le domestique était venu annoncer le fatal événement qui avait causé la mort du pauvre Ambroise, et Salvador s'était élancé sur ses traces en affectant tous les signes d'une profonde douleur. Les convives avaient suivi ses pas, et lorsqu'on arriva au lieu où gisait le cadavre, Roman, qui s'était mêlé parmi les amis de son maître, affichait une douleur que tout le monde s'empressa de consoler.

Le cadavre du vieux serviteur fut relevé avec toutes les marques du plus profond respect et transporté au château. Les convives de Salvador, respectant la douleur qu'il paraissait éprouver, se retirèrent après lui avoir témoigné toute la part qu'ils prenaient au triste événement qui venait d'arriver.

Le lendemain matin, Salvador et Roman se promenaient dans la partie réservée du parc. Roman, qui paraissait très-satisfait, se frottait joyeusement les mains.

Le hasard nous a servis, dit Salvador, que Roman n'avait pas tout à fait mis dans la confidence de son projet, et qui depuis la veille n'avait pas trouvé un instant pour interroger son digne ami.

—Oui, dit Roman, mais c'est moi qui ai fait naître ce hasard.

—Comment cela?

—Je savais que chaque fois qu'Ambroise se rendait à Aix, il prenait la route du parc qui abrége beaucoup le chemin. Hier, je lui ordonnai de se rendre dans la ville, et je l'envoyai te demander tes commissions devant tes convives qui avaient été invités à dessein, afin qu'il fût bien établi qu'il partait de son plein gré.

—Mais cela ne me dit pas comment il se fait que le pont se soit rompu, justement au moment où il passait dessus.

—Eh! mon cher, rien de plus simple. Depuis quelques jours, je versais chaque matin de l'acide sulfurique sur les parties des madriers qui avaient le plus souffert des outrages du temps, de sorte qu'ils devaient nécessairement se rompre et emporter avec eux tout l'édifice au moment où ils auraient à supporter le poids d'un homme et d'un cheval; et les parties de rochers sur lesquelles était établi ce pont formant l'entonnoir, il était certain qu'Ambroise serait mort avant d'être arrivé au fond du précipice.

—Roman, je suis content de vous, dit Salvador en tendant la main à son digne compagnon; vous vous êtes acquis des droits éternels à ma reconnaissance et à la moitié de la fortune de la famille de Pourrières. A propos, quand partageons-nous?

—A quoi bon partager? tu le sais, j'ai de l'amitié pour toi; aussi, je désire que nous ne nous séparions jamais. Je suis ennemi du faste et des grandeurs, la position que j'occupe ici ne me déplaît pas; je ne parais être, il est vrai, que le premier de tes domestiques, mais cela ne me fait rien; cette comédie perpétuelle m'amuse.

Roman, en sa qualité d'intendant, fit faire des funérailles magnifiques à Ambroise. Salvador assista au service funèbre et au convoi, et tous les habitants du village de Pourrières remarquèrent son air affligé lorsque l'on couvrit de terre la dépouille mortelle du vieux serviteur. Par ses soins, un modeste monument, surmonté d'une croix de fer, fut élevé à sa mémoire, près du caveau destiné à servir de sépulture aux membres de la famille de Pourrières.

Roman recevait le prix des fermages et tous les autres revenus. Lorsque Salvador avait besoin d'argent, il en demandait à son compagnon qui lui en donnait sans compter. Un jour, désirant envoyer à Paris une somme assez forte à son carrossier, il la demanda comme de coutume à Roman.

—Je suis bien fâché de ne pouvoir te satisfaire, mais il faut que tu attendes les prochaines rentrées; ma caisse est vide.

Salvador, qui savait que Roman avait touché, deux jours auparavant, environ quinze mille francs de divers fermiers en retard, lui en fit l'observation.

—Les quinze mille francs? s'écria Roman, ils sont loin s'ils courent toujours. J'ai joué au baccarat, et je les ai perdus; mais je les regagnerai.

—Tu ferais beaucoup mieux de ne plus jouer, lui répondit Salvador, que ce contre-temps paraissait vivement contrarier.

—Eh! pourquoi me priverais-je de jouer, si j'y trouve du plaisir? est-ce que je trouve mauvais que tu achètes des chevaux et des équipages?

—On se ruine vite lorsque l'on a la passion du jeu.

—Lorsque nous serons ruinés, nous reprendrons notre ancien métier; nous sommes encore trop jeunes pour nous retirer des affaires.

Cette petite altercation n'eut pas de suite; la chaîne qui attachait ces deux hommes l'un à l'autre était beaucoup trop forte pour se rompre au premier choc.

Le récit des faits qui précèdent l'époque à laquelle nous sommes arrivés n'a pas dû donner à nos lecteurs une opinion exacte du caractère de Salvador. En effet, ils ne l'ont vu jusqu'à présent agir qu'à la suite de Roman; ils ont donc pu croire que c'était une de ces natures sans individualité, bonnes tout au plus à suivre l'impulsion qui leur est donnée: il n'en était rien cependant. Salvador, au contraire, possédait autant si ce n'est plus de résolution que son compagnon, il savait examiner les choses de haut, qualité qui manquait à Roman; et il n'eût pas été impossible à un habile phrénologiste de trouver sur son crâne les bosses de l'organisation et de la prévision. Nous avons déjà dit quels étaient les agréments extérieurs de sa personne et de son esprit. Roman, qui avait guidé les premiers pas de Salvador dans la carrière du crime, devait exercer et exerçait en effet une certaine influence sur son esprit; mais son pouvoir devait cesser le jour où son élève s'apercevrait qu'il était assez fort pour voler de ses propres ailes.

Salvador se dit un jour que, porteur d'un beau nom, possesseur d'une belle fortune, et doué d'assez de capacités pour occuper une place importante dans la société, il devait tout faire pour conquérir cette place. Le voleur voulait voir le signe de l'honneur briller sur sa poitrine; l'assassin ne se serait pas trouvé déplacé sur le siége du législateur: l'ambition venait de le mordre au cœur.

—Tu veux devenir quelque chose, lui disait souvent Roman, auquel il avait confié ses rêves d'avenir; à ton aise, chacun prend son plaisir où il le trouve; mais, prends garde, c'est en voulant monter trop haut que l'on tombe.

—Tomber de haut ou de bas, répondait Salvador, lorsque la mort doit être le résultat de la chute, qu'importe!

—Que tu sois député ou pair de France, ou que tu restes tout simplement le marquis de Pourrières, cela m'est égal, pourvu que nous puissions avoir bonne table, bons vins et de quoi jouer au baccarat.

—Sois raisonnable, ne perds pas plus de la moitié de notre revenu.

—Sois tranquille, je suis en veine maintenant.

Le marquis de Pourrières, qui, jusqu'à ce jour avait fréquenté seulement les gentilshommes de son bord, rendit des visites aux fonctionnaires publics de son arrondissement. Ces avances furent accueillies avec le plus vif empressement, on était flatté de voir se rallier au nouvel ordre de choses un gentilhomme du nom le plus ancien et le plus vénéré de la province. Salvador fit entendre qu'il ne serait pas fâché d'obtenir un emploi en harmonie avec son nom et sa fortune; on lui répondit que le désir qu'il éprouvait de servir l'Etat était trop digne de louange pour qu'on ne s'empressât pas de le satisfaire à la première occasion.

Sur ces entrefaites, l'époque de l'élection des officiers de la garde nationale étant arrivée, monsieur le marquis de Pourrières se mit sur les rangs. Il fut nommé sans opposition commandant du bataillon de son canton. Roman, pour faire plaisir à son ami, avait bien voulu accepter le modeste grade de sergent.

Bientôt on remarqua dans les rangs de la garde nationale de l'arrondissement de Brignoles, la bonne tenue du bataillon commandé par monsieur le marquis de Pourrières, les hommes qui le composaient étaient tous vêtus uniformément, leurs armes étaient en bon état, il savaient même emboîter le pas. Monsieur le marquis avait fait habiller à ses frais les plus nécessiteux, et il avait doté son bataillon d'une musique dont l'harmonie aurait pu paraître satisfaisante à des oreilles plus difficiles que celles des bons habitants du village de Pourrières et des lieux circonvoisins.

Lorsque arriva l'époque des élections, monsieur le marquis qui avait trop de tact pour se mettre lui-même sur les rangs, intrigua tant et si bien qu'il fit nommer d'emblée le candidat du gouvernement.

De semblables services devaient être récompensés, aussi le premier jour de mai, après les élections, il fut nommé chevalier de la Légion d'honneur.

III.—Fortuné et Silvia.

Parmi les nombreux papiers dont s'étaient emparés Salvador et Roman, après l'assassinat du marquis, se trouvait une volumineuse correspondance entre la victime et la dame Moulin de Genève, qui avait été chargée d'élever l'enfant naturel d'Alexis et de Jazatta, toutes les lettres de cette femme portaient seulement pour suscription ces deux initiales A de P., et étaient toutes adressées, poste restante, dans les différentes villes où le marquis avait séjourné.

La lettre la plus récente remontait déjà à un peu plus d'un an lors de la mort de celui à qui elle était adressée, et accusait réception d'une somme de quatre mille deux cents francs qui devaient servir au payement, pendant trois ans, de la pension allouée par son père au jeune Fortuné.

Salvador habitait le château depuis environ deux années et il se disposait à faire un voyage à Lyon, lorsqu'il se rappela qu'il était temps qu'il envoyât une nouvelle somme à Genève.

—Dans quelques années, dit-il à Roman, en pliant la lettre qu'il venait d'écrire et dans laquelle il avait placé trois billets de banque de mille francs, dans quelques années cet adolescent qui est âgé de dix-sept ans sera tout à fait un homme, que ferons-nous alors?

—Nous lui donnerons une petite somme et nous l'enverrons dans une de ces colonies d'où l'on ne revient pas.

—Mais voudra-t-il partir?

—Nous le verrons bien. Au reste nous avons encore trois ans au moins devant nous, et j'ai pour habitude de ne m'occuper d'une affaire qu'au moment de la terminer.

Peu de jours après, Salvador reçut, au lieu de la réponse de la femme Moulin, une lettre du premier magistrat municipal de la ville de Genève, lettre à peu près conçue en ces termes:

«La femme Moulin ayant quitté notre ville depuis déjà plus de trois ans sans laisser d'indication du lieu qu'elle a choisi pour y fixer sa résidence, la lettre que vous lui avez écrite nous a été remise; espérant y trouver des renseignements de nature à nous mettre sur les traces de cette femme qui a trompé plusieurs personnes recommandables de notre ville, nous avons cru devoir la décacheter.

»Nous avons vu avec peine que vous aussi vous aviez été trompé par cette intrigante, et nous regrettons bien sincèrement d'être forcé de vous apprendre des faits qui doivent nécessairement vous causer un grand chagrin.

»La femme Moulin habitait Genève depuis environ cinq ans, lorsque vous fûtes forcé de lui confier votre fils; et les personnes qui vous ont donné sur son compte les plus favorables renseignements étaient de bonne foi: elle jouissait à cette époque de la meilleure réputation.

»Cette malheureuse fit croire à tout le monde que votre fils appartenait à une de ses nièces qui venait de mourir sans laisser de fortune, et qu'elle s'était chargée d'élever cet enfant afin d'éviter qu'il ne fût placé dans un hospice. Cette intrigante qui recevait de vous plus d'argent qu'il n'en fallait pour élever et faire instruire convenablement le jeune Fortuné, gardait, à ce qu'il paraît, pour elle l'argent destiné à l'éducation de votre fils; car elle se contenta de l'envoyer à l'école primaire, de sorte qu'à plus de neuf ans il n'était pas plus instruit que celui d'un ouvrier de notre ville, et puisque d'après la lettre que nous avons sous les yeux, vous paraissez satisfait de ses progrès, il faut croire que les lettres qui vous ont été adressées comme provenant de lui ont été fabriquées dans le seul but de vous tromper.

»Le jeune Fortuné était doux, complaisant; il paraissait doué d'une certaine intelligence, aussi était-il très-aimé de tous les voisins de sa prétendue tante, et l'on regrettait généralement que la fortune de madame Moulin ne lui permît pas de faire donner à son neveu une éducation plus complète que celle qu'il recevait.

»Votre fils venait d'atteindre sa quinzième année, lorsqu'un jour la femme Moulin le chargea d'aller à Versoix, village situé à deux lieues de Genève, remettre au sieur G. Piachaut, entrepreneur de roulage, une lettre dont il devait rapporter la réponse. Lorsqu'il arriva, M. G. Piachaut était absent; il fut donc forcé d'attendre, de sorte qu'il ne fut de retour à Genève que vers sept heures du soir. La porte de la maison habitée par la femme Moulin était fermée, il attendit jusqu'à neuf heures celle qu'il nommait sa tante, elle ne revint pas; enfin il s'en alla tout en larmes trouver le père Humbert, brave homme qui occupait depuis plus de vingt-cinq ans la place de commissionnaire à l'hôtel de l'Ecu de Genève. Cet homme lui apprit que sa tante était venue le chercher afin de lui faire porter ses malles chez Vissel, entrepreneur de voitures, et qu'elle était partie pour Paris.—Comme je m'étonnais de ne pas te voir avec elle, continua le père Humbert, en s'adressant à Fortuné, elle me dit que tu devais l'attendre hors de la ville avec un de tes parents.—Les pleurs de Fortuné redoublèrent lorsqu'il eut entendu le père Humbert. Le bonhomme, touché de ses larmes, l'accompagna à la demeure de la femme Moulin, espérant qu'il pourrait y recueillir quelques renseignements utiles. Les voisins lui apprirent que la femme Moulin avait vendu tous ses meubles quelques heures seulement avant celle de son départ, qu'elle n'avait du reste annoncé à personne. Il devenait donc évident que c'était de son plein gré qu'elle avait abandonné son neveu, que la commission dont elle l'avait chargé n'était qu'un prétexte pour se débarrasser de lui, et que le pauvre enfant ne devait plus compter sur elle.

»Nous n'essayerons pas de vous dépeindre la douleur de ce malheureux enfant qui venait de perdre son unique parente, et qui se trouvait, tout à coup et à un âge aussi tendre, sans asile et sans pain. Le père Humbert eut pitié de lui. Ecoute, lui dit-il, reste avec moi, il y a de l'ouvrage et du pain pour deux, à l'hôtel de l'Ecu de Genève; tu seras logé, nourri et habillé comme moi, et quand je serai trop vieux pour travailler, tu me succéderas. Fortuné accepta avec empressement et reconnaissance l'offre qui lui était faite, et, dès le lendemain, le pauvre jeune homme était en fonctions.

»Le père Humbert, pour obliger son jeune protégé, fit toutes les démarches possibles pour arriver à découvrir la retraite de la femme Moulin; mais elles demeurèrent sans résultats satisfaisants; on sut, seulement, que cette femme était d'origine française et qu'elle avait quitté notre ville, probablement, pour se soustraire aux poursuites qu'allaient exercer contre elle plusieurs négociants auxquels elle avait escroqué des sommes assez considérables.

»Votre fils, monsieur le marquis, dut se résigner; il était laborieux, attentif; il secondait, autant que ses forces le lui permettaient, le généreux vieillard qui l'avait accueilli et qui lui témoignait beaucoup d'intérêt.

»Une année se passa ainsi, et Fortuné, qui se faisait toujours remarquer par sa bonne conduite, avait déjà mis quelques centaines de francs en réserve, et sa petite garde-robe était assez bien montée. Enfin, il était à peu près heureux, et aujourd'hui il aurait trouvé son père, si un événement, que nous vous rapporterons sans l'accompagner de commentaires, n'était pas venu tout à coup le précipiter dans un abîme sans fond et jeter l'épouvante dans notre cité, ordinairement si paisible.

»Fortuné, arrivait toujours le premier à l'hôtel de l'Ecu de Genève, le père Humbert ne se rendait à son poste que plus tard. Le 20 mai de l'année dernière, jour de la naissance de son père adoptif, Fortuné, après lui avoir fait agréer ses hommages à cette occasion, sortit à l'heure ordinaire.

»A dix heures et demie, Humbert, qui devait venir le prendre pour l'emmener déjeuner à Carouges, n'était pas encore arrivé.

»A onze heures, le jeune homme, impatient d'attendre, envoya un de ses camarades chez le vieillard, afin de l'inviter à se presser.

»Quelques minutes après, le messager revenait, pâle et hors de lui, annoncer aux habitants de l'hôtel de l'Ecu, que le père Humbert venait d'être assassiné.

»Fortuné ne voulut pas d'abord croire à un aussi effroyable malheur; mais lorsqu'il ne lui fut plus permis de douter, il tomba dans un abattement voisin de la folie; la justice informa sur-le-champ et Fortuné, amené sur le théâtre du crime, ne put supporter la vue du cadavre; il s'évanouit et demeura longtemps privé de l'usage de ses sens.

»On savait que deux jours auparavant, le père Humbert avait retiré de chez M. Lombard Odier, banquier, une somme de dix-sept mille cinq cents francs, qu'il devait remettre à M. Fazy Pasteur, président du tribunal de commerce et propriétaire d'une petite ferme qu'il venait d'acquérir.

»Cette somme avait été enlevée d'un mauvais meuble dans lequel elle avait été déposée. Ce meuble cependant était beaucoup moins remarquable que plusieurs autres qui garnissaient l'appartement et qui avaient été respectés. Cette circonstance dut faire croire que l'assassin connaissait parfaitement les lieux, et les habitudes de la victime. Les voisins entendus déclarèrent tous qu'aucune personne étrangère n'était sortie de la maison.

»On retrouva l'instrument qui avait servi à commettre le crime. C'était un couteau qui fut reconnu pour appartenir à Fortuné. On trouva encore, dans le modeste logement, une paire de gros souliers à l'usage de ce dernier. Ces objets étaient couverts de sang. Les semelles des souliers en étaient imprégnées et elles avaient laissé des empreintes très-visibles sur la mare de sang coagulé qui entourait le cadavre. Toutes ces circonstances firent planer sur Fortuné les plus graves soupçons. Tout semblait se réunir pour accuser ce jeune homme. Il fut arrêté et mis en secret le plus absolu.

»Une maladie très-grave dont il fut subitement attaqué et qui dura trois mois, retarda l'instruction de son affaire; mais grâce au soins qui lui furent prodigués par notre estimable M. Prunier, médecin en chef des hôpitaux de cette ville, il recouvra la santé.

»Il possédait toute sa raison, qu'il avait été sur le point de perdre à la suite de la maladie à laquelle il venait d'échapper, lorsque l'instruction de son affaire fut reprise.

»Il fut interrogé avec la plus grande sévérité. On lui représenta le couteau et les souliers. On lui fit observer qu'il était au moins extraordinaire que ce couteau, qu'il portait habituellement attaché à sa veste par une lanière en cuir de Hongrie, eût servi à la perpétration du crime. Sa réponse, à toutes les questions qui lui furent adressées, fut constamment la même. «Tout semble, disait-il, prouver que je suis coupable; cependant, je suis innocent; et plus affligé que qui que ce soit, de la mort de celui qui me servait de père.

»Fortuné, après une longue détention préventive, fut traduit devant le tribunal criminel extraordinaire; il aurait infailliblement été condamné, si l'avocat chargé d'office de présenter sa défense, n'eût pas invoqué en sa faveur un alibi qui fut prouvé jusqu'à l'évidence. Il fut donc acquitté; mais à sa sortie de prison, il se trouva sans pain, sans asile, et presque nu; et malheureusement par suite du sentiment de répulsion qu'inspirent aux personnes honnêtes tous ceux qui à tort ou à raison ont eu quelque démêlé avec la justice, toutes les portes se fermèrent devant lui. Il prit alors le parti de quitter notre ville, et depuis lors, nous n'en avons plus entendu parler.

»Nous sommes d'autant plus fâché, M. le marquis, de ce qui est arrivé à votre infortuné fils, que depuis son départ, nous avons acquis la preuve convaincante de son innocence, puisque nous tenons sous les verroux de la prison de notre ville, le véritable auteur de l'assassinat commis sur la personne du bon père Humbert.»

—Eh bien! dit Roman, lorsque Salvador eût achevé la lecture de la lettre qu'il venait de recevoir, un seul individu dans le monde pouvait nous demander compte de la fortune que nous avons acquise, et le ciel, ou plutôt le diable nous en débarrasse; nous sommes vraiment des coquins bien heureux.

—Dis-moi, Roman, te souviens-tu de l'histoire de ce roi de l'Asie Mineure, nommé, je crois, Crésus?

—Sais-tu, ce qu'un plaisant du parterre cria à une jeune actrice qui venait de manquer de mémoire au moment où son interlocuteur lui adressait cette question:

Vous souvient-il, ma sœur, du feu roi notre père?

—Vraiment! non.

—Eh bien, voici ce que répondit ce plaisant, et sa réponse pourra me servir:

Ma foi, s'il m'en souvient, il ne m'en souvient guère.

Et qu'est-il arrivé à ce Crésus?

—«Ce monarque avait été constamment heureux dans toutes ses entreprises; il se promenait un jour sur le bord de la mer, accompagné de ses courtisans, qui disaient tous, que leur souverain était le mortel le plus chéri des dieux, et que jamais la fortune ne se lasserait de l'accabler de ses dons. Crésus tira de son doigt une bague magnifique et la jeta à la mer.—Si je retrouve cette bague, dit-il, je croirai tout ce que vous venez de me dire.

»A quelques jours de là, on servit, sur la table du roi Crésus, un admirable esturgeon, et dans le ventre de ce poisson, il retrouva sa bague.—Vous ne vous trompiez pas, dit-il alors à ses courtisans; je suis véritablement le plus heureux des mortels. Un sage, qui par hasard, se trouvait parmi les convives, lui fit observer que l'on n'était jamais aussi prêt de tomber dans l'abîme, que lorsque l'on était arrivé au comble de la prospérité, tout le monde se moqua de ce sage.»

—Et tout le monde eut raison; pourquoi cet oiseau de mauvais augure, venait-il mêler ses croassements, aux joyeux propos qui, sans doute, assaisonnaient le banquet.

—Tout le monde eut tort, mon cher Roman; car voici ce qui arriva:

«—Quelque temps après, le grand Cyrus vint attaquer les Etats du roi Crésus; celui-ci essaya vainement de résister au vainqueur; il perdit toutes les batailles qu'il livra. Enfin, il tomba entre les mains de son ennemi, qui après l'avoir abreuvé d'outrages, le fit écorcher vif.»

—Et quelle est la moralité de cette histoire, ou plutôt de cette fable?

—C'est qu'il ne faut pas trop compter sur notre destinée, et que le plus petit événement peut survenir et renverser tout à coup l'échafaudage sur lequel nous sommes montés.

—Vous êtes fou, monsieur le marquis; notre édifice est trop solide pour tomber au premier souffle de l'orage; et s'il plaît au diable, nous mourrons dans notre lit, et marquis de Pourrières.

—Je le souhaite et je l'espère; mais pouvons-nous savoir ce que l'avenir nous réserve.

La conversation finit là.

Peu de jours après, Salvador quitta le château, où il laissa Roman, pour aller à Lyon, opérer le recouvrement de quelques sommes importantes, dues à la succession du vieux marquis de Pourrières, et déposées en l'étude de maître Coste, notaire. Les démarches qu'il fut forcé de faire, le mirent en relations avec les personnes qui composaient, à cette époque, la société la plus distinguée de la ville.

A la suite d'un dîner, auquel il avait été invité, quelques jeunes gens, qu'il voyait assez habituellement, lui firent la proposition de les accompagner au grand théâtre. Salvador, après s'être fait un peu prier, pour satisfaire aux exigences du bon ton, se détermina à les suivre. Ces messieurs, en entrant dans leur loge, firent assez de bruit pour troubler le spectacle; et grâce au sans-gêne de leurs manières et à l'excentricité de leur toilette, ils étaient devenus après quelques minutes le point de mire toutes les lorgnettes. Les lions de la province imitent, hélas! tous les travers des lions parisiens.

Ces messieurs étaient tous armés d'un de ces télescopes, auxquels on a conservé le nom de lorgnettes. Après avoir mis en état ces formidables instruments, ils examinèrent à leur tour, et lorsqu'ils rencontraient une physionomie originale, ou un joli minois derrière leur objectif, des observations pleines de malignité, ou des exclamations admiratives, partaient de leur loge avec la rapidité des fusées d'un feu d'artifice, et souvent elles allaient frapper les oreilles de ceux qu'elles intéressaient.

Salvador, depuis quelques minutes, ne pouvait détacher ses yeux d'une femme qui venait d'entrer dans une loge, située en face de celle qu'il occupait avec ses amis, et dont la brillante toilette et la merveilleuse beauté attiraient tous les regards.

L'attention soutenue de Salvador, parut à la fin blesser cette femme, qui à son tour, regarda notre héros avec tant d'assurance et de fixité, qu'elle lui fit presque baisser les yeux.

Tron de l'air, dit-il à un de ses amis en lui désignant l'objet de son admiration; cette femme est au moins aussi effrontée qu'elle est belle; quel regard, il est aussi acéré que la pointe d'un poignard malais.

—Ah! vous avez remarqué cette belle personne; lui dit le jeune homme auquel il s'était adressé; elle est très-désirable, n'est-ce pas.

—Certes, répondit Salvador, et si je n'avais pas la crainte de vous rencontrer tous sur mon chemin, je tâcherais de conquérir ses bonnes grâces.

—Si ce n'est que la crainte d'avoir l'un de nous pour rival, vous pouvez, sans crainte, tenter l'aventure; mais je crois que vous ne réussirez pas.

—Vous m'étonnez; cette femme est-elle donc douée d'une vertu à toute épreuve?

—Vous êtes quelque peu présomptueux, monsieur le marquis; n'accordez-vous qu'aux Lucrèces le pouvoir de vous résister?

—Oh! vous ne m'avez pas compris, mais répondez-moi sérieusement, je vous en prie, cette femme est-elle si vertueuse que ce soit faire une folie que d'essayer de s'en faire aimer?

—Avez-vous lu, monsieur le marquis, un excellent roman du plus fécond de nos romanciers: la Peau de chagrin?

—Sans doute.

—Vous vous rappelez alors une certaine comtesse Fœdora?

—Quel rapport...?

—Eh bien! si cette femme était un peu plus âgée, nous croirions tous qu'elle servait de modèle à M. de Balzac lorsqu'il traçait le portrait de la comtesse Fœdora.

—Ainsi, selon vous, cette femme est?...

—Une femme sans cœur, cher marquis, et nous sommes trop de vos amis pour ne pas chercher à vous détourner du défilé dans lequel vous paraissez vouloir vous engager.

—Merci de vos bons avis, messieurs, mais, en vérité, il est bien difficile de les suivre lorsque l'on a devant les yeux une créature aussi séduisante que celle-ci.

—Il faudrait avoir la puissance du dieu qui anima la Galathée du sculpteur Pygmalion si l'on devait devenir amoureux de toutes les belles statues que l'on peut rencontrer sur son chemin.

—Si j'étais un palatin moins aventureux, je quitterais la lice avant d'avoir combattu, car vos discours ne sont pas de nature à m'encourager; mais ne me direz-vous pas le nom de cette femme et ce qui vous autorise à parler d'elle en des termes si défavorables?

—Nous vous apprendrons volontiers tout ce que vous désirez savoir.

—Je vous écoute.

—Madame la marquise de Roselly n'a pas probablement l'intention de se fixer dans notre ville, car elle n'a pas monté sa maison et se contente depuis qu'elle est ici du plus bel appartement de l'hôtel des Ambassadeurs: cependant ses équipages, qu'elle a fait venir de Paris, excitent à la fois l'admiration et l'envie de toutes nos merveilleuses.

Le caractère assez extraordinaire, les habitudes originales de cette marquise (elle fume, fait des armes comme le meilleur élève de Mathieu Coulon, et est aussi bonne écuyère que Baucher) auraient suffi pour que toutes les portes se fermassent devant elle, si la renommée aux cent voix n'avait pas pris le soin de nous apprendre son histoire.

La marquise de Roselly venait on ne sait d'où lorsqu'elle débuta au grand théâtre de Marseille sous le nom de Silvia.

—Silvia! s'écria Salvador en interrompant le narrateur; Silvia!

—Vous connaissez la marquise de Roselly?

—Pas précisément, mais j'ai beaucoup entendu parler de la cantatrice Silvia.—C'est singulier, se disait Salvador qui se rappelait ce que lui avait raconté Servigny pendant son séjour au bagne de Toulon, et ce qu'il avait entendu au dîner donné à Paris par le marquis Alexis de Pourrières.

—Continuez, je vous en prie, dit-il après quelques instants de silence.

—«Je vous disais donc, continua le narrateur, que Silvia venait on ne sait d'où lorsqu'elle débuta au grand théâtre de Marseille. Comme elle est douée d'un talent incontestable et d'une beauté que vous êtes à même de juger, elle obtint les plus brillants succès, et bientôt elle compta autant d'adorateurs qu'il y avait à Marseille de jeunes gens riches et bien tournés. Après une liaison avec un jeune homme de Paris dont le nom m'échappe, liaison dont les suites furent fatales à ce malheureux, qui paya de sa liberté et de son honneur le bonheur bien fugitif d'avoir serré une femme jolie entre ses bras, elle fit la connaissance du marquis de Roselly, noble seigneur vénitien; cet Italien, à ce qu'il paraît, n'avait point de cervelle, car trois mois ne s'étaient pas écoulés qu'au grand étonnement de tous les oisifs de Marseille, Silvia, après avoir payé un énorme dédit à son directeur, quitta le théâtre et annonça à tout le monde qu'elle allait épouser son adorateur.

»On crut d'abord que les espérances de la jeune actrice ne se réaliseraient pas; on ne pouvait croire qu'un aussi noble gentilhomme que le marquis de Roselly se déterminerait à épouser une fille de théâtre dont la réputation était plus qu'équivoque, cependant au jour indiqué, le mariage fut célébré avec beaucoup de pompe.

»Silvia, devenue marquise, ne changea ni de caractère, ni de conduite, et son mari s'étant noyé à la suite d'une promenade sur l'eau, elle ne parut pas trop affligée de la perte qu'elle venait de faire, et après un voyage qu'elle fit en Italie pour recueillir ce qui lui revenait des biens du marquis de Roselly, elle reparut à Marseille, et, sans attendre que l'année de son deuil fût expirée, elle remonta sur les planches du grand théâtre; une insensibilité si ouvertement affichée révolta tout le monde, et au lieu des bravos et des transports d'admiration qui avaient accueilli ses débuts, elle ne récolta cette fois que des huées et des sifflets. Les quelques amis qui lui restaient, une femme jolie, quels que soient ses vices, en a toujours quelques-uns, affirmèrent, que la succession de son mari étant composée en grande partie de biens domaniaux qui, suivant les lois qui régissent le royaume Lombard-Vénitien, retournant à l'Etat à défaut d'héritier du sang, c'était la nécessité qui la forçait à suivre de nouveau la carrière dramatique, mais ce fut en vain, elle fut forcée de quitter Marseille. Ce fut alors qu'elle vint ici.

—Mais si vraiment elle n'a pas de fortune, dit Salvador à celui de ses nouveaux amis qui venait de lui apprendre ce qui précède, quels moyens emploie-t-elle pour suffire à l'entretien du luxe dont elle s'environne?

—Vous me demandez là, cher marquis, la solution d'un problème bien facile à résoudre: une femme ne trouve-t-elle pas tous les jours des ressources nouvelles?

—Ainsi, vous croyez?...

—Je crois que la belle marquise de Roselly serait à l'heure qu'il est, toute disposée à vous vendre très-cher ce que vous pouvez vous procurer à beaucoup meilleur compte, en vous adressant ailleurs.

—Oh! vous êtes véritablement trop méchant.

—Je suis de l'avis du philosophe de Genève; vous savez ce qu'il a dit de la courtisane du roi?...

—Assez, assez, ménagez un peu plus, cette pauvre marquise.

Silvia, on plutôt la marquise de Roselly, paraissait avoir deviné que Salvador et les jeunes merveilleux placés près de lui s'occupaient d'elle, car elle n'avait pas cessé de regarder la loge dans laquelle ils se trouvaient, en balançant nonchalamment le bouquet de violettes de Parme et de camélias qu'elle tenait à la main.

Après la seconde pièce elle sortit, non sans avoir jeté sur Salvador un de ces regards qui enveloppent de la tête aux pieds celui auquel ils sont adressés.

Salvador, pendant les quelques jours qui suivirent cette soirée, pensa plus d'une fois à Silvia; il n'était pas encore positivement amoureux de cette femme, dont la beauté avait impressionné vivement ses sens, mais il se sentait entraîné vers elle par un sentiment inexplicable et une curiosité irrésistible.

Salvador, comme tous les gens qui ont à se reprocher quelque grand crime, était excessivement superstitieux[227]. Il se figura que ce n'était pas le hasard qui avait amené devant lui cette femme dont plusieurs fois déjà il avait entendu prononcer le nom, et qu'il existait entre sa destinée et la sienne une mystérieuse relation.—Réussir à fixer cette femme qui ne s'est encore attachée à personne, et qui se débarrasse d'une manière si expéditive des gens qui lui déplaisent, se dit-il un jour, est une entreprise beaucoup plus difficile que de conquérir lorsque l'on ne recule pas devant l'emploi de certains moyens, un nom et une fortune! Eh bien! je tenterai l'aventure, et, si je réussis, ce sera un certain signe qu'aucun événement fâcheux ne doit plus m'arriver. Cette idée, accueillie d'abord comme une folie, germa cependant dans l'esprit de Salvador, qu'elle domina bientôt.

Salvador se présenta plusieurs fois à l'hôtel des Ambassadeurs sans pouvoir obtenir la faveur d'être admis auprès de Silvia; et, ainsi que cela arrive toujours, les obstacles qu'il rencontrait sur son chemin ne firent qu'ajouter de nouvelles forces au désir qu'il éprouvait.

Un valet de place assez intelligent était attaché depuis plusieurs années à l'hôtel des Ambassadeurs. Cet homme, que Salvador payait très-généreusement, lui avait appris que la marquise de Roselly se rendait presque tous les soirs sur la place Bellecourt, où la musique d'un régiment de ligne, alors en garnison dans la ville, attirait l'élite de la société lyonnaise.

Salvador alla donc un soir augmenter la foule, déjà si nombreuse, des adorateurs que la belle Silvia traînait partout après elle, et ce ne fut pas sans peine qu'il parvint à conquérir un siége à ses côtés. Silvia, qui connaissait déjà son nom, et qui savait qu'il occupait dans le monde une assez belle position, voulut bien se départir en sa faveur des rigueurs dont assez ordinairement elle accablait ceux qui portaient ses chaînes.

—Je crois, lui dit Salvador, après les préliminaires obligés de toute conversation que l'un des deux interlocuteurs veut amener sur un terrain plus intéressant que celui sur lequel elle s'agite, que j'ai eu le plaisir, il y a quelques jours déjà, de vous rencontrer au grand théâtre.

—C'est vrai, lui répondit Silvia, et vraiment, je dois vous le dire, vous n'auriez pas, je le crois, examiné avec plus d'attention un cheval de luxe que vous auriez en l'envie d'acheter.

—Ah! madame, vous punissez bien sévèrement une faute que tout le monde aurait commise à ma place. Lorsqu'une fois les yeux se sont fixés sur vous, croyez-vous qu'il soit possible qu'ils se détournent?

—Ecoutez, monsieur le marquis, dit Silvia après quelques instants de silence, si je suis sincère, me promettez-vous de répondre avec franchise aux quelques questions que je vais vous adresser?

—Oui, répondit Salvador.

Silvia jeta sur lui un regard qui semblait interroger les plus secrètes pensées de son âme.

—M'aimez-vous? dit-elle.

Salvador était venu sur le terrain avec le dessein d'attaquer, et c'était l'ennemi qui lui présentait la bataille. Cette interversion des rôles, qu'il n'avait pas prévue, le dérouta siége; aussi il hésita quelques instants avant de se déterminer à répondre.

—Eh! bien, reprit Silvia, m'aimez-vous?

—Je le crois, répondit Salvador.

—Je ne serai pas moins franche que vous, je n'ai encore aimé personne, pas même mon mari, ajouta-t-elle en souriant, et j'ai cru jusqu'à ce jour que ce serait toujours ainsi: il paraît que je me suis trompée.

—Ah! madame, est-ce un aveu et dois-je l'interpréter en ma faveur?

—Vous faites beaucoup trop de chemin en peu de temps, monsieur le marquis, je ne veux pas dire que je vous aime, mais seulement qu'il est possible que je finisse par vous aimer; mais si vous voulez me croire, nous en resterons là.

—Ah! madame, ce que vous me demandez est impossible.

—Je ne sais si je me trompe, monsieur le marquis, mais quelque chose me dit que d'une liaison entre vous et moi il ne doit rien résulter de bon.

—Croyez, madame, que si mes espérances se réalisent, de mon côté du moins, vos prévisions seront trompées.

La conversation continua quelques instants encore sur ce ton, et Salvador ne quitta la belle marquise de Roselly qu'après avoir obtenu la permission d'aller chez elle lui présenter ses hommages.

L'amour, ce sentiment si pur, par lequel deux âmes se fondent en une seule, peut-il donc être éprouvé par des créatures aussi perverses que celles qui nous occupent en ce moment; et le sentiment qui les engage à se rapprocher l'une de l'autre, est-il bien le même que celui dont nous avons tous plus ou moins ressenti les atteintes; hélas! oui, les tigres aussi bien que les colombes recherchent les individus de leur espèce, lorsqu'arrive la saison des amours.

L'amour, lorsqu'il a lié l'un à l'autre deux individus dont la vie a été une suite continuelle de débordements et de crimes, est peut-être plus violent, plus constant, plus capable de dévouement que celui qui a pris naissance dans le cœur d'un individu de trempe ordinaire; cette vérité une fois admise, les événements qui doivent être le résultat de la rencontre de Salvador et de Silvia, ne seront plus que les effets naturels d'une cause prévue.

Il nous eût été facile, pour justifier ceux des événements de ce livre qui peuvent au premier aspect paraître extraordinaire, de rapporter une foule de faits empruntés à la vie réelle; nous n'avons usé de cette faculté qu'avec une extrême réserve, car nous savions que ce n'est pas sans courir le risque d'ennuyer ses lecteurs, qu'un auteur étale les trésors de son érudition; cependant le nouvel aspect sous lequel nous sommes forcé de présenter Salvador et la fille de la mère Sans-Refus, nous engage à rappeler au souvenir de nos lecteurs, quelques faits récents qui se rattachent à un célèbre criminel.

Les malfaiteurs, quelle que soit la catégorie à laquelle ils appartiennent, voleurs ou assassins de profession (il existe des assassins de profession et nous aurons occasion de peindre quelques-unes de ces hideuses individualités), sont comme tous les autres hommes, plus peut-être que tous les autres hommes, dominés par l'amour-propre; mais comme ils ne peuvent se glorifier des vertus qu'ils ne possèdent pas, ils se glorifient de leurs crimes: ainsi que nous l'avons déjà dit, ils méprisent ceux d'entre eux qui ne volent que des bagatelles ou qui, après avoir volé, manifestent l'intention de se repentir; la publicité que les journaux donnent à leurs méfaits les flatte au lieu de les chagriner, et bien souvent ils arrivent au bagne ou dans la prison ayant dans leur poche le numéro de la feuille dans laquelle se trouve le compte-rendu des débats qui ont amené leur condamnation. Aussi, depuis que les journaux judiciaires élèvent un piédestal à chaque grand criminel, et que les dames du meilleur monde assistent parées comme pour le bal aux audiences de la cour d'assises, lorsque l'acte d'accusation promet des détails sanglants ou érotiques, tous ceux que l'on amène sur le banc des accusés, cherchent à prendre une attitude dramatique et pour eux, l'instant du triomphe est celui où l'auditoire paraît glacé d'épouvante.

Poulmann est peut-être de tous les assassins qui depuis quelques années ont comparu devant la cour d'assises de la Seine, celui qui a affiché le plus révoltant cynisme et la plus effroyable immoralité: Eh bien! cet homme qui énumérait avec une certaine complaisance toutes les phases de son crime, qui décrivait sans sourciller l'horrible agonie de sa victime, se rattachait cependant à l'humanité par l'affection qu'il portait à la femme Simonnet, surnommée Louise aux yeux de chat, qui, de son côté était folle de lui. Ces deux individus, pendant leur détention à la Conciergerie, se donnaient à chaque instant les preuves d'un attachement sans bornes. Poulmann, auquel Louise avait donné toute sa chevelure, la contemplait avec ravissement, à tous les instants du jour, et la portait constamment sur son cœur; il adressait à sa maîtresse des lettres dans lesquelles il lui peignait son amour en traits de feu, et lorsqu'il la rencontrait à l'avant-greffe, il la serrait entre ses bras avec une force extraordinaire. Louise aux yeux de chat, de son côté, avait renfermé dans on petit sachet qu'elle portait sur sa poitrine toutes les lettres qu'elle avait reçues de Poulmann. Elle les lisait dix fois par jour, et souvent l'auteur de ce livre lui entendit adresser à ses compagnes de captivité, ces singulières paroles: «Que je suis malheureuse: mon mari était un homme de mauvaises mœurs, qui me rendit la vie insupportable et me battait sans cesse; je le quitte, j'ai la chance de tomber entre les mains d'un honnête homme qui me rend le bonheur et la tranquillité, et il faut que l'on vienne l'arrêter: quelle fatalité!»

Ce qui précède a surabondamment prouvé, que les femmes les plus criminelles sont, aussi bien que les personnes les plus vertueuses, susceptibles d'attachement. Aussi nos lecteurs ne seront pas étonnés lorsque nous dirons que, moins d'un mois après s'être rencontrés pour la première fois, Salvador et Silvia éprouvaient l'un pour l'autre un amour (doit-il être permis de conserver ce nom à un sentiment éprouvé par des individus de semblable nature?) aussi violent que celui qui unissait Poulmann à la femme Simonnet.

Nous devons, avant d'aller plus loin, donner à ceux de nos lecteurs qui ont bien voulu nous suivre jusqu'ici quelques explications qu'ils voudront bien, nous l'espérons, accueillir avec indulgence.

Ce n'est point seulement pour satisfaire la vaine curiosité des gens du monde et des oisifs que nous nous sommes déterminé à écrire ce livre. Bien que nous ne soyons pas très-expert en matière littéraire, nous savons cependant qu'il ne suffit pas de grouper un certain nombre de personnages plus ou moins excentriques autour d'une donnée plus ou moins originale, et de saupoudrer le tout de quelques tableaux de mœurs plus ou moins exacts, pour avoir fait un livre utile; nous savons aussi que les livres utiles sont les seuls qui soient destinés à fournir une longue carrière.

Nous avons voulu faire un livre utile.

Nos forces ne sont peut-être pas en harmonie avec la tâche que nous nous sommes imposée; mais à défaut d'autre mérite, il nous restera celui de l'intention, mérite dont bien certainement les lecteurs de bonne foi voudront bien nous tenir compte.

On va peut-être nous demander pourquoi, de toutes les formes littéraires, nous avons adopté la plus frivole, celle du roman. A cette question nous ferons une réponse bien ingénue.

Nous avons voulu être lu.

Le public liseur (que l'on nous pardonne cette comparaison), ressemble un peu à ces enfants qui ne se déterminent à boire la potion qui doit leur sauver la vie que lorsque les bords du vase qui contient ont été préalablement enduits de miel... Cherchez d'abord les moyens de l'intéresser ou de l'amuser, vous pourrez ensuite l'instruire et le moraliser tout à votre aise.

Prouver que les fautes les plus légères ont presque toujours des suites déplorables; qu'il n'y a point de crime, quelque bien combiné qu'il soit, quelque épais que soient les voiles dont il s'enveloppe, qui échappe à la punition qui est due. Que souvent les crimes sont punis l'un par l'autre. Que les conséquences de toutes les liaisons qui ne sont pas fondées sur la vertu sont toujours déplorables. Qu'il n'est pas de chute dont on ne puisse se relever lorsque l'on a du courage. Qu'il est toujours possible de faire le bien lorsque l'on a de la bonne volonté. Telles sont les vérités morales que ce livre est destiné à mettre en relief. Nous croyons qu'elles résulteront suffisamment des faits qui doivent amener le dénoûment de notre ouvrage; aussi serons-nous aussi sobre que possible de réflexions.

Jusqu'à ce moment les personnages que nous avons mis en scène, Salvador, Céleste, Comtois et sa mère, Roman et tous les autres, à l'exception de la comtesse de Neuville, de son amie et de Servigny, qui ne sont restés qu'un instant sous les yeux du lecteur, sont des êtres essentiellement vicieux. Mais que l'on se rassure, nous aurons aussi quelques nobles caractères à peindre, et plus d'une belle action à raconter.

On a beaucoup écrit sur les mœurs des malfaiteurs, et ces mœurs cependant n'ont pas encore été décrites avec fidélité. La plupart des écrivains qui se sont occupés de cette matière ont voulu, avant tout, dramatiser leur sujet; aussi, les uns ont chargé leurs palettes de couleurs ou trop sombres ou trop riantes; les autres, dominés par leurs idées politiques, ont cherché à expliquer, par l'organisation de la société, tous les vices de la classe qu'ils ont voulu peindre; d'autres ne les ont vus que du haut de leur position officielle, et ne les ont observés que sous l'influence des préventions que la nature même de leurs fonctions devait nécessairement leur inspirer.

On viendra peut-être nous dire que des philanthropes ont visité dans leurs plus petits détails les lieux de détention, et qu'ils n'ont pris la plume qu'après avoir tout examiné consciencieusement; l'auteur de ce livre veut croire tout le bien possible de ces messieurs, quoique de nos jours on ait fait de la philanthropie un métier auquel on gagne de bonnes rentes et de beaux biens au soleil; mais en admettant que ces philanthropes se soient acquittés de leur mission avec toute la conscience possible, toujours est-il qu'ils n'ont jamais vu qu'en toilette les bagnes et les maisons centrales. Au jour de la visite, annoncée longtemps à l'avance, la soupe était presque passable, les gardiens étaient à peu près polis, et tous les prisonniers désireux d'obtenir, soit leur grâce, soit une commutation de peine, des agneaux purs et sans tache, et puis ce n'est pas tout, il existe toujours chez la plupart des condamnés une sorte de crainte mêlée d'espérance, et un respect humain qui les empêche de se montrer tels qu'ils sont devant ceux auxquels est dévolue une certaine autorité, ou qui ne sont pas descendus à leur niveau; ce n'est que lorsqu'ils sont seuls entre eux, qu'ils peuvent être jugés comme ils le méritent, et dût-on trouver mon opinion plus que hasardée, je soutiens que s'il s'agissait de faire un livre dans lequel fussent décrits avec détails et exactitude le caractère et les mœurs des malfaiteurs, ce livre devrait être fait par l'un d'eux.

Par le fait de circonstances qu'il est inutile de rappeler ici, puisque des publications précédentes les ont fait suffisamment connaître, l'auteur de cet ouvrage se trouve placé dans les circonstances les plus favorables à l'exécution du travail qu'il s'est imposé; aussi, pour écrire les peintures de mœurs qui se trouvent dans son livre, il lui a suffi de rappeler ses souvenirs, et il peut dire qu'à défaut d'autre mérite, elles auront du moins celui de l'exactitude.

Il fallait pour être exact, conserver aux individus que nous avons mis en scène, le langage qu'ils parlent habituellement, aussi on trouve dans ce qui précède, et on trouvera dans ce qui va suivre, une grande quantité de mots d'argot, on nous fera peut-être observer qu'il était au moins inutile d'initier les gens du monde à la connaissance du jargon des voleurs et des assassins. Nous comprendrions jusqu'à un certain point cette observation, si nous étions les premiers à faire ce que nous avons fait; mais comme depuis déjà longtemps nous avons été devancé dans la carrière, le seul soin dont à ce sujet nous ayons dû nous inquiéter, a été celui de veiller à ce que notre plume restât constamment chaste. C'est ce que nous avons fait.

Nous devions à nos lecteurs les quelques explications qui précèdent, dont il voudra bien, nous l'espérons, excuser la longueur.

Après quelques mois de séjour à Lyon, Silvia et Salvador se disposèrent à partir pour le château de Pourrières, que ce dernier voulait faire visiter à sa maîtresse avant de se mettre en route pour Paris, où il avait l'intention de se fixer.

Les premiers temps de leur liaison n'avaient pas été exempts d'orages, Salvador que la sensualité seule avait d'abord attiré près de Silvia, avait primitivement tenté de rompre les nœuds qui l'attachaient à cette femme; Silvia, de son côté, avait cherché par tous les moyens possibles à faire de son amant ce que jusqu'à ce moment elle avait fait de tous les hommes qu'elle avait rencontrés, un hochet, une sorte de mannequin toujours prêt à accepter tous ses caprices, à se courber devant toutes ses volontés. Ils n'avaient ni l'un ni l'autre réussi dans leur entreprise; un sourire, quelques douces paroles, quelques regards plus tendres que de coutume ramenaient Salvador aux pieds de Silvia, lorsqu'il venait de manifester l'intention de briser ses chaînes; mais lorsqu'elle voulait lui faire trop sentir le joug qu'il portait, l'amant si tendre, si soumis quelques minutes auparavant, changeait totalement d'aspect, et les éclats de sa colère épouvantaient Silvia, toute résolue qu'elle était.

—Ecoutez, lui dit un jour Salvador après une scène plus violente que toutes celles qui l'avaient précédée, voulez-vous que nous restions ensemble?

Silvia eût été désolée si son amant lui eût manifesté le désir de rompre avec elle, mais les mauvais instincts qui la dominaient à son insu lui empêchèrent la réponse qu'elle avait dans le cœur de venir se placer sur ses lèvres; elle répondit le contraire de ce qu'elle pensait.

—Non, dit-elle.

—Vous êtes bien déterminée?

Silvia hésita quelques instants avant de répondre, mais elle ne put se résoudre à démentir son caractère.

—Oui, ajouta-t-elle.

Salvador était sur le point de remporter une victoire complète, mais il ne put se contenir plus longtemps.

—Ah! vous voulez me quitter, je devais m'attendre à cela de votre part, mais n'y comptez pas.

Silvia venait de reconquérir d'un seul coup les avantages qu'elle avait perdus dans les luttes précédentes.

—Je vous trouve plaisant, dit-elle, et vous affichez de singulières prétentions; parce que probablement je n'ai pas cessé de vous plaire, vous voulez me garder auprès de vous, malgré moi; cela ne sera pas, monsieur le marquis de Pourrières.

—Cela sera, madame la marquise de Roselly.

—Je suis curieuse de connaître le moyen que vous comptez employer pour me forcer à faire votre volonté.

—Tenez, Silvia, vous vous êtes grossièrement trompée si vous avez cru qu'il vous serait possible de faire de moi ce que vous avez fait de tous ceux que vous avez rencontrés; je ne suis ni un Préval ni un Servigny; de ma poitrine au poignard d'un assassin, il y a, sachez-le bien, un espace que vous ne pourrez pas franchir, et ce n'est pas moi que vous enverrez au bagne de Toulon.

—Ah! vous savez ce qui m'est arrivé avec ces deux messieurs, dit Silvia profondément étonnée.

—Je sais bien d'autres choses encore, et je puis, lorsque cela me plaira, renverser l'échafaudage sur lequel vous êtes montée. Monsieur de Préval a-t-il pris la peine de vous apprendre que le nom que vous portiez à l'institution de la Légion d'honneur n'était pas le vôtre?

—Je ne possède pas le talent de deviner les charades. Je ne vous comprends plus.

—Je vais me faire comprendre.

Salvador raconta à sa maîtresse tout ce qu'il savait de sa vie passée, comment elle avait été admise à l'institution de la Légion d'honneur, sous le nom de Catherine Fontaine, qui n'était pas le sien, et comment elle se trouvait être la fille d'une femme qui tenait un mauvais lieu. Vous le voyez, ajouta-t-il, je puis, si cela me plaît, faire déclarer nul votre mariage avec le marquis de Roselly, qui a été contracté sous des noms supposés; vous serez alors forcée de rendre compte à ses héritiers de ce que vous avez recueilli de sa succession. Vous le voyez, Silvia, vous êtes entièrement à ma discrétion, ne me forcez pas à user de mon pouvoir.

—Ce que vous dites, répondit Silvia, doit être vrai; car vous connaissez assez mon caractère pour être certain qu'avant d'accorder une créance entière à vos paroles, j'aurais soin de m'assurer de leur valeur, je suis donc, jusqu'à un certain point, à votre discrétion, mais cela ne m'inquiète guère; quoique vous fassiez, il me restera quelque chose que vous ne pourrez pas m'enlever.

—Eh quoi? s'il vous plaît.

—Les talents que je possède, de la jeunesse et peut-être quelques attraits, ajouta Silvia, en adressant à Salvador le plus gracieux des sourires.

—Vous êtes une infernale coquette, lui répondit son amant, tout à fait désarmé, mais croyez-moi, Silvia, tâchons de marcher d'accord sur le chemin que nous devons suivre ensemble, plus de ces luttes dont les suites nous seraient fatales à tous deux.

—Vous vous trompez de moitié, mon cher.

—Comment l'entendez-vous?

—Je veux dire que si la bataille s'engage de nouveau, toutes les chances seront en votre faveur; car vous possédez tous les secrets de l'ennemi, qui de son côté, ne sait absolument rien de ce qui vous regarde.

—Oh! je vous assure, que vous savez de ma vie, tout ce qu'il est possible d'en savoir.

—Peut-être; mais si vous avez des secrets que vous ayez intérêt à cacher, faites en sorte que je ne puisse pas les découvrir, si jamais vous veniez à me tromper, j'en ferais peut-être un usage qui ne vous conviendrait pas.

—A bon entendeur, salut.

—Et il demeure constant?...

—Que je vous adore, et que vous voulez bien ne pas me détester; et que si jamais je vous trompe, vous aurez acquis le droit de vous venger.

—Convenu! dit Silvia, en tendant sa main à Salvador, qui y déposa le plus ardent des baisers.

—Et vous me suivrez à Pourrières, et de là à Paris, dit-il sans quitter la main de sa maîtresse qu'il tenait serrée dans les siennes, et en attachant sur ses yeux un regard qui cherchait à deviner sa pensée.

—Partout où vous voudrez, répondit-elle et cette fois le sourire sardonique qui venait toujours se placer sur ses lèvres lorsqu'elle répondait à ses adorateurs, ne vint pas démentir l'expression de sa voix et de son regard.

Elle était sincère.

Salvador fit de suite les préparatifs de son départ, et après avoir cent fois recommandé à Silvia que la crainte de blesser les convenances l'empêchait d'emmener avec lui, de ne pas trop se faire attendre, il quitta Lyon.

Roman était absent lorsqu'il arriva au château de Pourrières; et lorsqu'il demanda aux domestiques où il était allé, on lui répondit que M. l'intendant était parti depuis environ huit jours, pour aller rejoindre, à Lyon, M. le marquis, et que, depuis lors, on n'avait pas reçu de ses nouvelles.

L'absence de son complice aurait inquiété Salvador dans tout autre moment; mais l'impatience avec laquelle il attendait sa maîtresse, et les préparatifs qu'il faisait faire pour la recevoir, occupaient tous ses instants et ne lui laissaient pas le temps de penser à autre chose.

Il savait qu'il ne pouvait, sans blesser les convenances, recevoir chez lui une femme, qu'il avait l'intention de faire admettre dans le monde qu'il fréquentait. Aussi, son premier soin en arrivant au château de Pourrières, avait été d'aller trouver un châtelain de ses voisins, que les honneurs qu'il avait obtenus depuis qu'il s'était rallié au nouveau gouvernement n'avaient pas éloigné de lui, afin de prier son épouse de vouloir bien recevoir chez elle, pendant quelques jours, la noble marquise de Roselly, qu'il avait annoncée comme la veuve d'un gentilhomme italien avec lequel il s'était lié pendant ses voyages.

De semblables services ne se refusent jamais; aussi Silvia, lors de son arrivée à Pourrières, fut accueillie dans la famille du voisin de Salvador avec l'empressement et la cordialité que l'on croyait devoir témoigner à une femme que sa jeunesse, sa beauté, son esprit et sa position de veuve rendait très-intéressante.

Salvador avait laissé entrevoir à ses voisins qu'il désirait captiver les bonnes grâces de la marquise de Roselly qu'il avait l'intention de prendre pour épouse si elle voulait bien y consentir; aussi les fréquentes visites qu'il lui faisait, paraissaient toutes naturelles au brave gentilhomme et à son épouse, qui sans y mettre d'affectation, saisissaient toutes les occasions de les laisser seuls.

Salvador avait terminé toutes les affaires qui le retenaient à Pourrières, et Silvia avait annoncé à ses hôtes son prochain départ: ils devaient se mettre en route à un jour d'intervalle et se rejoindre à Valence, où le premier arrivé devait attendre l'autre à l'hôtel de la Poste, après une fête d'adieu qui allait être donnée au château de Pourrières, et à laquelle avaient été invités tous les voisins du marquis. Celui-ci autant pour plaire à sa maîtresse que pour laisser à ses amis des souvenirs agréables, avait voulu que rien ne manquât à cette fête. Un festin magnifique devait être servi aux invités, les meilleurs musiciens d'Aix avaient été mis en réquisition afin de composer un orchestre digne des nobles danseurs auxquels il était destiné, le parc tout entier devait être illuminé en verres de couleurs, enfin un admirable feu d'artifice devait la terminer.

La fête était arrivée à son apogée et Salvador allait prier Silvia de donner le signal du feu d'artifice qui devait précéder le souper, lorsqu'un domestique vint le trouver dans la partie du parc où l'orchestre avait été établi, afin de lui annoncer que monsieur Lebrun venait d'arriver, et qu'après s'être retiré dans son appartement, il faisait prier monsieur le marquis de venir lui parler.

Le domestique s'était acquitté de sa mission devant Silvia, que Salvador tenait sous le bras et à laquelle il faisait les honneurs de la fête; il parut singulier à cette dernière, qu'un intendant fît prier son maître de venir le trouver dans sa chambre, et elle ne pût s'empêcher de témoigner son étonnement.

—Oh! mon intendant est un ancien serviteur de la famille, répondit Salvador à ses observations, et je lui permets des petites licences que je ne tolérerais chez aucun autre.

Et comme le domestique attendait la réponse de son maître:

—Dites à mon intendant, ajouta-t-il en appuyant sur ce dernier mot, de venir me trouver ici.

Le domestique alla transmettre à Roman, l'ordre qu'il avait reçu, et celui-ci, qui s'était déjà débarrassé de son costume de voyage, fut assez vivement contrarié d'être forcé de se déranger pour aller se mêler à la foule des invités.

—Il paraît, se dit-il, qu'il y a quelque chose de nouveau, puisqu'il ne peut pas disposer d'un instant; nous allons voir cela.

Après avoir fait un peu de toilette, il se rendit dans le parc; lorsqu'il aborda Salvador, celui-ci lui fit un signe qui, tout imperceptible qu'il était, n'échappa pas aux regards clairvoyants de Silvia.

—Ne pouviez-vous, dit Salvador, prendre quelques instants sur votre repos, afin de venir me communiquer ce que vous avez de si pressé à me dire?

—Je prie monsieur le marquis, de vouloir bien m'excuser, répondit Roman, qui avait compris le signe de son ami: mais ce que j'ai à lui dire ne souffrant aucun retard et ne regardant que lui, et tous les appartements du château étant envahis par la foule, j'ai pensé que nous serions plus commodément chez moi.

—C'est bien; maintenant vous pouvez vous expliquer.

Et comme Roman ne répondait pas.

—Vous pouvez parler devant madame, ajouta Salvador.

—Je demande bien pardon à monsieur le marquis, mais ce que j'ai à lui dire m'étant à peu près personnel, il est nécessaire que je ne m'explique que devant lui.

Salvador devina aux regards de Roman, que lui seul devait entendre ce que son complice voulait lui dire, il conduisit Silvia dans la partie du parc réservée pour le bal, et il revint joindre son ami.

—Puis-je savoir, dit-il, lorsqu'ils se trouvèrent dans une partie écartée du parc, d'où tu sors et ce que tu as fait depuis quinze jours que tu as quitté le château?

—Ah! mon ami, je n'ose te dire ce qui m'est arrivé.

—Je le devine, tu es resté à Aix pendant ces quinze jours?

—Oui.

—Tu as joué?

—Oui.

—Et tu as sans doute beaucoup perdu?

—C'est ta faute autant que la mienne, pourquoi m'as-tu quitté? Lorsque je suis seul je m'ennuie et alors je joue pour me distraire, mais ce qui vient de m'arriver me servira de leçon.

—Voilà plusieurs fois déjà, que tu me tiens le même langage... Voyons, combien as-tu perdu?

—Vingt-deux mille francs.

—Vingt-deux mille francs! s'écria Salvador; mais bourreau, ajouta-t-il, tu as donc promis au diable de nous ruiner?

—J'en conviens, la saignée est un peu forte; mais tu le sais, mon ami, au jeu comme à la guerre, on peut en un instant, réparer les pertes d'une année.

—Ainsi, tu ne veux pas cesser de jouer?

—Pourquoi n'essayerais-je pas de regagner ce que j'ai perdu?

—Ah! je voudrais que tous les joueurs fussent au fond des enfers!

—Le souhait est charitable, mais veux-tu me permettre une petite observation?

—Je t'écoute.

—Il a été dit, si je m'en souviens bien, que la fortune du marquis de Pourrières nous appartiendrait à tous deux?

—Sans doute.

—Depuis que nous sommes ici, j'ai perdu deux cents mille francs environ... Eh! bien, crois-tu que tu n'as pas dépensé davantage en objets de luxe, en chevaux, en équipages, sans compter ce que t'a coûté l'organisation et la musique de ton bataillon de garde nationale.

—Mais, mon ami, ce n'est pas tant l'argent que tu as perdu que je regrette, que le mauvais effet que ta conduite peut produire dans le monde, on doit difficilement comprendre qu'un intendant puisse perdre des sommes considérables; et l'on peut penser que tu es un fripon et que je suis un imbécile.

—Ce que tu dis est vrai; mais indique-moi, je t'en prie, le moyen de vaincre une passion aussi impérieuse que la passion du jeu?

—Ecoute! Roman, notre position est délicate, le plus léger accident peut déchirer le voile épais qui couvre nos crimes. Les lieux que tu fréquentes sont le rendez-vous de tout ce que la société renferme de plus vicieux, et tu peux y rencontrer quelqu'un qui te reconnaisse.

—Tu parles aussi bien que feu saint Jean bouche d'or, et je te promets de suivre à l'avenir tous tes conseils.

—Je désire que cette fois tu tiennes tes promesses. Ainsi c'est convenu tu ne joueras plus?

—Laisse-moi seulement regagner ce que je viens de perdre, et après je dis un éternel adieu aux tapis verts, aux cartes et aux dés.

—Mon cher ami, ne nourris pas plus longtemps une espérance qui conduit au suicide tous les joueurs qui ne veulent pas mourir de faim.

Silvia, que Salvador avait menée près de la noble châtelaine chez laquelle elle habitait lorsque Roman l'avait abordé, avait quitté cette dame après une conversation de quelques minutes, et ayant suivi une assez longue avenue en se cachant derrière chaque arbre, elle était arrivée dans le fourré épais où se trouvaient Salvador et Roman.

Elle venait à ce moment de se placer assez près d'eux pour pouvoir entendre tout ce qu'ils disaient.

—Mon cher Roman, ajouta Salvador après quelques instants de silence, cela ne peut durer. Depuis que nous sommes ici, voilà plus de deux cent mille francs que tu perds; encore quelques années de cette vie et nous serons ruinés, et forcés peut-être de reprendre, notre ancien métier. Séparons-nous, c'est le parti le plus sage que nous puissions prendre.

—Ingrat! répondit Roman, tu veux me quitter?

—C'est de ma part un parti pris, si tu ne veux pas changer de conduite. Comme, ainsi que je te l'ai dit, j'ai l'intention de me fixer à Paris, je vais emprunter sur toutes les propriétés de la seigneurie de Pourrières la somme qu'il me faut pour monter maison dans la capitale: si tu le veux, je te remettrai une somme équivalente à celle qui te revient sur ce qui nous reste.

—Ne me remets rien et restons comme nous sommes: tu sais bien que je ne puis pas me séparer de toi.

—Restons ensemble puisque cela te plaît; mais je prends, à partir de ce jour, la clé du coffre, et lorsque tu voudras jouer ne viens pas me demander de l'argent, car je te le jure, je ne t'en donnerai pas.

—Eh! qu'est-ce que cela me fait? Crois-tu par hasard, que si j'en voulais absolument il ne me serait plus possible de m'en procurer?

—Ne va pas au moins remettre la main à la pâte!

—C'est bon, c'est bon, le temps est un grand maître! Du reste je suis décidé à ne plus jouer.

—S'il en est ainsi, tout est oublié. Mais il faut que je te quitte pour m'occuper un peu de mes invités, tu m'attendras dans mon appartement, n'est-ce pas?

Silvia cachée derrière un arbre avait écouté la fin de la conversation du marquis de Pourrières et de son intendant, et cette conversation venait de lui apprendre qu'il existait un secret entre ces deux hommes; mais de quelle nature était ce secret? C'était là ce qu'elle aurait voulu savoir, et ce que peut-être elle aurait appris si un de ces éternuements, que malgré les plus violents efforts il est impossible de comprimer, n'était pas venu tout à coup, révéler aux deux amis la présence d'un tiers.

—Quelqu'un nous écoute dit Roman à voix basse en montrant du doigt la place où se tenait Silvia.

—Nous n'avons heureusement rien dit qui puisse nous compromettre, répondit de même Salvador.

Silvia, aux mouvements du marquis et de son intendant, qui depuis son malencontreux éternuement ne parlaient plus qu'à voix basse, avait deviné qu'elle venait d'être découverte, craignant d'avoir été reconnue et ne voulant pas laisser supposer à son amant qu'elle n'était venue que pour l'épier dans cette partie du parc, elle quitta la place qu'elle occupait et se dirigea vers lui.

Hé quoi! c'est vous, monsieur le marquis? dit-elle en l'abordant, je n'espérais pas, je vous l'assure, avoir le bonheur de vous rencontrer dans cette partie déserte du parc.

—Ah! vipère, pensa Salvador, en se mordant les lèvres, tu nous épiais! Croyez, madame la marquise, dit-il en offrant son bras à Silvia, que le bonheur est tout de mon côté. C'est bien, continua-t-il d'un ton bref et impératif en s'adressant à Roman qui, ignorant encore la liaison qui existait entre son complice et la femme qu'il avait devant les yeux, était redevenu le plus humble et le plus poli des intendants, c'est bien, vous pouvez vous retirer.

Roman s'inclina et laissa seuls Silvia et Salvador.

—Vous nous écoutiez! dit ce dernier à sa maîtresse.

—Je crois que vous vous trompez, répondit-elle.

—Pourquoi dissimuler? Je vous ai vue, vous étiez là.

Et Salvador montrait à Silvia l'arbre derrière lequel elle s'était tenue cachée.

—Et, quand cela serait! répondit-elle, quels reproches auriez-vous le droit de me faire? Grâce à l'emploi de je ne sais quels moyens, vous êtes parvenu à savoir plus de choses qui me concernent que je n'en sais moi-même. Pourquoi ne me serait-il pas permis de faire, pour savoir ce qui vous regarde, l'équivalent de ce que vous avez fait vous-même? Du reste ne soyez pas inquiet, je ne sais rien, je n'ai rien entendu.

Salvador regarda fixement Silvia; il voulait deviner sa pensée dans ses yeux: elle soutint sans changer de visage les regards qu'il attachait sur elle, puis elle lui dit en souriant avec grâce:

—Et quand bien même je saurais quelque chose! Quel mal pourrait-il en résulter pour vous? n'avons-nous pas fait ensemble une espèce de pacte? observez-en les conditions avec autant de fidélité que moi, et quoiqu'il arrive je ne vous trahirai pas.

—C'est bien! répondit Salvador; mais rejoignons la compagnie, notre absence pourrait être remarquée.

L'heure à laquelle le signal du feu d'artifice qui devait précéder le souper, devait être donné, était arrivée, et les invités attendaient leur hôte avec une certaine impatience, lorsque Salvador rejoignit la compagnie. Après s'être excusé du petit retard dont il s'était rendu coupable, et lorsque tout le monde se fut placé commodément, Silvia donna le signal et tout à coup mille gerbes de feu, de toutes les couleurs, s'élancèrent dans les airs et éclairèrent les parties les plus sombres du parc, et lorsque les dernières étincelles de la dernière fusée se furent éteintes sur le fond brun du ciel, on se rendit dans la salle à manger, où un magnifique ambigu attendait tous ceux que les plaisirs de la soirée avaient disposé à y faire honneur.

Après avoir témoigné au marquis de Pourrières, la reconnaissance que leur inspirait sa généreuse hospitalité, et l'avoir prié d'agréer les vœux qu'ils faisaient pour son prochain retour, les convives se séparèrent au moment où les premiers feux du jour commençaient à dorer l'horizon.

Silvia avait été forcée de se retirer avec la noble dame chez laquelle elle avait été reçue.

Salvador, en rentrant dans son appartement y trouva Roman, ainsi que cela avait été convenu; ce dernier était réellement fâché d'avoir perdu des sommes aussi considérables; il regrettait surtout d'avoir pu, par sa conduite, exciter quelques soupçons; il tendit la main à son ami qui la serra dans la sienne.

La paix étant faite, Salvador raconta à son complice ce qui lui était arrivé avec Silvia, et lui apprit que la marquise de Roselly et la cantatrice, dont leur compagnon d'évasion, Servigny, leur avait parlé au bagne de Toulon, étaient une seule et même femme, et que cette femme était devenue sa maîtresse. Roman engagea son ami à apporter la plus grande prudence dans ses relations avec cette syrène, et il ajouta, qu'il craignait que l'amour ne fît du tort à l'amitié; Salvador rassura son complice, et ils se séparèrent pour aller prendre quelques heures de repos.

Les démarches que Salvador fut obligé de faire pour se procurer la somme nécessaire à ses frais de voyage et d'installation à Paris, furent couronnées de succès, mais elles le retinrent à Pourrières quelques jours de plus qu'il ne l'avait pensé. Enfin, il se mit en route, accompagné de son ami, et après qu'il eût rejoint Silvia, qui, ainsi que cela avait été convenu, l'attendait à Valence, à l'hôtel de la Poste; une bonne berline attelée de quatre vigoureux chevaux, les conduisit rapidement à Paris.

IV.—Silvia

Le premier soin de Salvador, en arrivant à Paris, fut de chercher une maison en harmonie avec le rang, qu'il voulait occuper dans le monde; après en avoir visité plusieurs, il choisit le petit hôtel du faubourg Saint-Honoré, dans lequel nous avons introduit le lecteur en commençant cette histoire.

Le local trouvé, il ne s'agissait plus que de le faire garnir de tous les objets qui doivent constituer une existence aristocratique, ce qui fut promptement exécuté, grâce à l'or que Salvador répandait avec profusion.

Sa maison complétement montée, il s'occupa de celle de Silvia; il loua pour elle, aux Champs-Elysées, une charmante petite villa du style le plus coquet, qu'il fit meubler avec tout le luxe et tout le confort qui devaient nécessairement entourer une aussi jolie femme.

Après avoir fait choix de domestiques rompus au service de gens de bonne compagnie, renouvelé leurs équipages et mis dans leurs écuries d'excellents chevaux, Salvador et sa maîtresse vinrent prendre possession de leurs nouvelles habitations; Roman, qui voulait, disait-il à son ami, faire pendant quelques jours encore le grand seigneur, avait conservé le petit appartement qu'il occupait à l'hôtel des Princes, où il était descendu avec Salvador et Silvia, lors de son arrivée à Paris.

Silvia, qui avait eu plusieurs fois l'occasion de rencontrer Roman chez Salvador, et qui n'avait pas oublié la conversation dont elle avait entendu quelques fragments dans le parc de Pourrières, lui avait plusieurs fois adressé des questions adroitement insidieuses; mais le vieux renard qui, lui aussi, avait de la mémoire, sut dissimuler tout en conservant son air bonhomme. Les obstacles que Silvia rencontra ne firent qu'augmenter l'envie qu'elle éprouvait d'être instruite et la rendre plus entreprenante; elle renouvela près de Salvador les tentatives qui avaient échoué près de Roman; mais ce fut en vain, elle dut se résigner à attendre un moment plus opportun, moment qui, dans sa conviction, ne devait pas être très-éloigné.

Salvador avant de quitter le château de Pourrières, avait eu le soin de se munir de lettres d'introduction de toutes les notabilités nobiliaires de la Provence; grâce à ces lettres qu'on n'avait pas cru devoir refuser au denier rejeton d'une très-illustre famille, et aux chaleureuses recommandations faites en haut lieu par les autorités de son département, toutes les portes s'ouvrirent devant lui, et il se trouva reçu à la fois avec le plus vif empressement dans les salons du noble faubourg Saint-Germain, et dans ceux des puissances du jour; il fit la cour à une vieille duchesse à laquelle il eut le bonheur de plaire, et cette noble dame voulant récompenser un dévouement véritablement digne des plus grands éloges, voulut bien se charger d'introduire dans la bonne compagnie, la jolie marquise de Roselly, que sa beauté, son esprit et ses grâces firent du reste accueillir avec le plus vif empressement.

Ce fut à cette époque que Salvador fut nommé auditeur au conseil d'Etat.

Roman, après quelques semaines de séjour à Paris, et lorsque Salvador qu'il avait secondé dans les démarches qu'avait nécessité l'organisation de sa maison, n'eut plus besoin de lui, se laissa conduire un jour qu'il ne savait que faire, dans un de ces établissements connus sous la dénomination de tables d'hôtes, et qui sont cent fois plus dangereux que les tripots de la défunte administration de M. Bénazet.

La police fait une rude guerre à ces sortes d'établissements, mais tous ses efforts, à ce qu'il paraît, demeurent sans résultats, car à peine a-t-elle fait fermer un de ces tripots au nº 4 de la rue Richelieu, par exemple, qu'il s'en ouvre un autre à l'instant même au nº 6.

Un excellent dîner est servi tous les jours à heure fixe, aux personnes qui fréquentent ces maisons, c'est le prétexte honnête de la réunion; mais lorsque les convives passent dans le salon pour y prendre le café, les tables d'écarté, de trente et quarante et même de roulette sont déjà dressées.

Ces maisons sont ordinairement tenues par des vétérantes de l'île de Cythère qui ne manquent pas d'esprit, et qui par leur ton et leurs manières, paraissent appartenir à la bonne compagnie; toutes ces femmes, s'il faut les croire, sont veuves d'un officier général, ou tout au moins d'un officier supérieur, mais ce serait en vain que l'on chercherait les titres et les états de services des défunts époux qu'elles se donnent, dans les cartons du ministère de la guerre.

Nous venons de dire que ces sortes de maisons étaient plus dangereuses que les tripots jadis autorisés; en effet, ces derniers n'étaient tolérés qu'à la condition qu'il serait permis à l'autorité d'y exercer un contrôle de tous les instants; les gens qui les fréquentaient pouvaient donc facilement être tenus à l'index, et si toutes les chances du jeu étaient calculées de manière à assurer au banquier des avantages considérables, lorsque la fortune paraissait vouloir favoriser un ponte, on lui laissait le champ libre. Dans les maisons dont nous parlons, au contraire, ce n'est pas seulement contre les chances fatales du jeu que l'on est forcé de combattre, on doit encore se tenir constamment en garde contre les ruses d'une infinité de fripons de toutes les espèces et de tous les sexes auxquels elles servent de lieux de réunion.

Beaucoup de gens qui jamais n'auraient mis les pieds dans un des antres de l'administration Bénazet, fréquentent cependant ces maisons auxquelles les fripons connus sous le nom de grecs[228], ont donné le nom d'étouffes ou d'étouffoirs[229]. C'est que pour les y attirer, la veuve du général ou du colonel a ouvert les portes de son salon à une foule de femmes charmantes: ce n'est point il est vrai, par la vertu que ces dames brillent; mais elles sont pour la plupart jeunes, jolies et bien parées, la maîtresse du lieu ne leur demande pas autre chose.

Des chevaliers d'industrie, des grecs, des faiseurs, forment avec ces dames, le noyau de la société de ces établissements, que dans le langage ordinaire, on nomme des tables d'hôtes, société polie, mais assurément très-peu honnête.

Il y a peut-être à Paris des réunions de ce genre, composées principalement de personnes recommandables, mais ce sont justement celles-là que recherchent les flibustiers en tous genres, car là où il y a des honnêtes gens, il y a nécessairement des dupes à exploiter.

Les tables d'hôtes dans lesquelles on joue, ne sont pas seulement fréquentées par des escrocs, des grecs et des chevaliers d'industrie, on y rencontre aussi des donneurs d'affaires[230]; ces derniers chercheront à connaître la position, les habitudes de l'individu qu'ils veulent prendre pour dupe, les heures durant lesquelles il est absent de chez lui, et lorsqu'ils auront appris tout ce qu'il leur importe de savoir, ils donneront à celui qu'ils nomment un ouvrier[231] et qui n'est autre qu'un adroit cambrioleur[232], le résultat de leurs observations, cela fait, l'ouvrier prend l'empreinte de la serrure, une fausse clé est fabriquée, et au moment favorable, l'affaire[233] se trouve faite. Il n'est pas nécessaire d'ajouter, que le donneur d'affaires sait toujours se ménager un alibi incontestable, ce qui le met à l'abri des résultats que pourraient amener ses questions hardies et ses visites indiscrètes.

Viennent ensuite les emporteurs[234], qui sont chargés de lever[235], ce sont ces derniers qui amènent dans les tables d'hôtes où l'on joue, cette foule de jeunes gens sans expérience, qui trouvant là tout ce qui peut les corrompre: le jeu, des vins exquis, une chaire délicate, des amis empressés, des femmes agréables et d'une complaisance extrême, lorsque leur bourse paraît bien garnie, viennent y dépenser leurs plus belles années en folles orgies et en débordements de toute nature.

La plus suivie et la plus luxueuse de toutes les maisons de ce genre, fut patronnée par un vieux général (un général pour de vrai), mort depuis peu d'années, et dont le nom est souvent cité dans le recueil des Victoires et conquêtes, elle est tenue par une femme que les liens du sang attachent à une comédienne, qui fut, sous l'empire, la plus sémillante, la plus jolie et la moins cruelle de toutes les prêtresses de Thalie. Ce fut dans cette maison que Roman fut conduit. Deux individus que nous avons vu figurer au dîner donné chez Lemardelay, par Alexis de Pourrières, le comte palatin du saint-empire romain, et son digne ami qu'il avait rencontrés par hasard, furent ses introducteurs.

Roman était assez expérimenté pour apprécier au premier coup d'œil, la valeur morale des individus qui composaient la masse des habitués de cette maison; mais ses introducteurs qui croyaient avoir mis la main sur un oiseau qu'il serait facile de plumer, lui firent tant de politesses, qu'il ne put se dispenser d'accepter un souper fin à la Maison dorée.

Le bon vin, le café et les liqueurs ayant mis les convives en belle humeur, le comte palatin du saint-empire romain lui demanda ce qu'il pensait de la maison dans laquelle il avait été conduit.

—Voulez-vous que je vous parle avec franchise? répondit-il.

—Vous nous ferez plaisir.

—Défunt mon pauvre père m'a dit souvent qu'il y avait dans Paris, une foule d'individus qui conduisaient les riches étrangers dans des maisons de jeux tenues par des femmes galantes, afin de pouvoir les dépouiller à leur aise. Je suis bien loin de croire que vous êtes des individus de ce genre; mais je crois que la maison dans laquelle vous m'avez mené, n'est pas très-catholique.

—Cependant le général...

—Le général me fait l'effet d'un vieux voltigeur du camp de la Lune.

—Mais les dames de la compagnie ne vous ont-elles pas paru aimables, jolies et spirituelles?

—Oh! vous leur accordez beaucoup trop de qualités, elles ne sont aimables que lorsqu'elles gagnent; jolies, elles l'ont été peut-être; quant à leur esprit, il ne m'a pas été permis d'en juger.

—Ainsi, mon cher monsieur, cette maison ne vous convient pas.

—Non, cher comte, et si vous ne pouvez m'indiquer quelque chose de beaucoup mieux, je serai forcé de garder dans mon portefeuille les quelques billets de mille francs que j'étais déterminé à perdre.

—Le gouvernement en faisant fermer les anciennes maisons de jeu, a commis un abus de pouvoir intolérable, dit le comte palatin qui avait renoncé à l'espoir de tirer quelque chose de sa nouvelle connaissance; mais puisque vous êtes si fort tourmenté de l'envie de jouer, pourquoi n'allez-vous pas chercher le remède de vos maux dans le lieu où il existe?

—Vous voulez sans doute m'envoyer bien loin, dit Roman.

—Comment! vous ne savez pas, répondit le comte palatin, que le digne monsieur Bénazet a transporté sur le territoire hospitalier du grand-duché de Bade ses tapis verts, ses râteaux et ses croupiers, et que l'impôt qu'il paye au souverain de ce pays, forme la partie la plus claire du revenu du prince Léopold.

—Je le savais, mais je n'y pensais pas, s'écria Roman qui partit avec la rapidité d'une flèche, après avoir souhaité le bonsoir à ses deux compagnons.

Roman, lorsqu'il quitta le comte palatin et son ami, était déterminé à aller tenter la fortune à Baden. Comme tous ceux qui se laissent dominer par la passion du jeu, il n'attribuait pas à un hasard qui pouvait bien ne pas changer, les nombreuses pertes qu'il venait de faire, il n'accusait que sa maladresse, et il était aussi persuadé qu'il est possible de l'être, qu'une martingale qu'il venait de combiner amènerait la ruine de la banque. Après avoir fait les préparatifs de son départ, préparatifs qui ne lui prirent pas un temps considérable; car, ainsi qu'il a été facile de s'en apercevoir, il était ennemi du faste et des grandeurs, Roman alla voir Salvador qu'il trouva dans son hôtel du faubourg Saint-Honoré, entouré de toutes les recherches du luxe, et d'une foule de fournisseurs, marchands de chevaux, carrossiers et tapissiers, dont il soldait les mémoires.

—Ainsi tu ne renonces pas à cette funeste passion? dit Salvador à son ami, lorsque celui-ci lui eût fait part de son projet.

—Mon cher ami, l'amour du luxe et des jolies femmes, l'ambition et l'orgueil constituent une passion aussi coûteuse au moins que celle du jeu.

—Tu as peut-être raison; mais qu'y faire? Nous obéissons à notre destinée, et nous arriverons probablement au même but après avoir suivi une route différente.

—Allons, encore ces folles idées; je te quitte: je n'aime pas à entendre parler de ce que l'avenir me réserve; adieu, mon ami.

—Adieu, et fais en sorte de revenir millionnaire.

Roman, avant de quitter Salvador, lui demanda cinquante mille francs, avec lesquels il voulait, disait-il, tenter la fortune une dernière fois. Salvador, qui de son côté, avait fait d'énormes dépenses pour monter sa maison et celle de sa maîtresse, qui plus que lui, peut-être était dominée par un amour effréné du luxe, et qui ne pouvait se dissimuler, que les droits de son complice, sur l'héritage sanglant d'Alexis de Pourrières, étaient au moins égaux aux siens, lui remit cette somme, sans se permettre d'autres observations que celles qu'il lui avait déjà faites à Pourrières, et les deux amis se quittèrent en apparence satisfaits l'un de l'autre.

Il n'en était rien cependant. Salvador s'était peu à peu habitué à ne considérer son complice que comme un subalterne, et ce n'était pas sans éprouver un vif sentiment de contrariété, sentiment, dont après quelques instants de réflexion, il reconnaissait l'injustice, mais auquel il obéissait à son insu, qu'il le voyait agir avec indépendance. Roman, pour sa part, ne voyait pas avec plaisir la liaison qui existait entre son ami et Silvia, et il trouvait assez peu convenable, qu'une fortune, qui ne devait appartenir qu'à deux individus, fût devenue la proie de trois.

Salvador, après le départ de Roman, fut pendant quelques jours soucieux et taciturne. Silvia saisit cette occasion pour tâcher d'apprendre quelque chose.

—Pourquoi donc? dit-elle à son amant, ce bon monsieur Lebrun vous a-t-il quitté; vous l'avez sans doute renvoyé sans motifs; vous êtes si vif quelquefois; vous avez eu tort de le laisser partir; on ne rencontre pas tous les jours un... intendant aussi fidèle, aussi dévoué.

Elle appuyait sur ces derniers mots avec une sorte d'affectation dont Salvador saisissait parfaitement l'intention, mais dont il ne voulait pas avoir l'air de s'apercevoir; et comme il lui faisait observer que son intendant ne s'était absenté que pour terminer quelques affaires, et qu'il serait de retour dans quelques jours, Silvia fit semblant de ne pas le croire.

—Si vous voulez me dire où il s'est retiré, continua-t-elle, je me charge de le faire revenir sans blesser en rien les convenances. De grâce, mon ami, accordez-moi cette faveur. J'aime beaucoup monsieur Lebrun, et si je ne dois plus le voir près de vous, je vous assure que cela me fera beaucoup de peine.

Toute l'adresse diplomatique de Silvia, échoua contre la réserve de Salvador, et cette fois encore, elle dépensa sans obtenir de résultats, tous les trésors de son éloquence.

Une chaise de poste, attelée de deux vigoureux chevaux, attendait Roman à la porte de l'hôtel de Salvador. Le misérable se berçait de si étranges illusions; il était si bien convaincu de l'infaillibilité des calculs auxquels il avait soumis la chose la moins susceptible d'être calculée, le hasard, qu'il aurait voulu pouvoir franchir d'un seul bond, l'espace qui le séparait des tapis verts de Baden-Baden, et que la seule crainte qu'il éprouvait était celle qu'un autre, plus diligent que lui, et possesseur d'un secret semblable au sien, n'arrivât avant lui et ne fit sauter la banque de l'administration des jeux, qu'il regardait déjà comme sa propriété.

Après avoir traversé le Rhin sur un pont de bateaux, on arrive à Bischofshein, première poste sur la grande chaussée de Rastadt et de Francfort, dont un embranchement conduit à Baden-Baden.

Cette route est d'abord aussi monotone qu'un sentier tracé au milieu des guérets de la Beauce, ou des plaines crayeuses de la Champagne Pouilleuse; elle est étroite, sablonneuse, et se prolonge à travers une ligne interminable de peupliers, et la rive droite du Rhin, qu'on entrevoit de temps à autre.

Ce n'est qu'après avoir traversé Stollhofen que le paysage change d'aspect, et que la route, jusque-là monotone, change tout à coup et offre à la vue des collines couronnées à leur sommet par des villages ou de simples hameaux, dont la pierre blanche contraste avec le vert éclatant d'une végétation vigoureuse, couvertes à leur pied de vignes, de vergers, et de riches moissons, et dominées par les sommets bleus d'une chaîne de hautes montagnes qui se confondent à l'horizon avec la cime toujours verte des sapins de la Forêt-Noire; forêt dont le nom rappelle à la mémoire une foule de vieilles chroniques, d'antiques traditions de mélodrames oubliés et de refrains populaires.

Cette longue et sombre chaîne de hautes montagnes court parallèlement au Rhin depuis les frontières du nord de la Suisse jusqu'à l'Enz, près Pforzheim, et renferme dans son sein un nombre considérable de belles vallées. C'est dans la plus belle de ces belles vallées qu'est située la petite ville de Baden-Baden, à deux lieues de Rastadt, où furent assassinés les plénipotentiaires français en 1793, et à sept de Carlsrhue, capitale des Etats du grand-duc de Bade.

On arrive à Baden-Baden par une chaussée bien entretenue, tracée au milieu d'une riche prairie, bornée à droite par des champs couverts de riches moissons et de magnifiques vignobles, et les villas éparses des plus riches habitants de la ville, à gauche par des bois de sapin, de fortes masses de rochers et les ruines pittoresques du vieux Burg, berceau de l'antique maison des margraves de Bade.

Au centre, au bout de cette chaussée, est située l'ancienne Civitas Aurelia Aquensis, bains de l'empereur Aurélien, aujourd'hui Baden-Baden, nom que les Allemands lui donnèrent vers le milieu du septième siècle, et le château que les margraves, que jusqu'à cette époque, la nécessité d'être toujours en garde contre les attaques imprévues avaient forcé de résider au Burg, firent bâtir vers le commencement du treizième siècle.

Ce château a éprouvé des fortunes diverses. Il ne fut achevé qu'en 1417. Rebâti sur un meilleur plan par les soins du margrave Philippe de Bade, et complétement achevé en 1579, il fut peu de temps après incendié et complétement dévasté par les généraux français forcés d'obéir aux ordres qu'ils avaient reçus de l'impérieux Louvois; mais on le rétablit bientôt dans l'état où il existe maintenant.

Une route large et commode, construite par les soins du grand-duc actuellement régnant, conduit à ce château, qui, à part sa position, qui est magnifique puisqu'elle domine au loin toute la contrée, et ses souterrains, n'offre rien de bien remarquable.

C'est dans ces souterrains que, suivant quelques savants, se tenaient les séances d'un tribunal de francs-juges, semblable à ceux qui existaient à la même époque en Westphalie et dans plusieurs autres contrées de l'Allemagne.

Ces souterrains sont formés d'une suite de voûtes profondes sous lesquelles on entre par la tour de l'angle droit du château, après avoir descendu un escalier à vis et passé près d'un ancien bain à nager de style romain, et deux cuves de pierres incrustées l'une sur l'autre dans le mur, à l'entrée des souterrains. Après avoir descendu encore deux degrés, on entre dans une allée courbe et étroite, haute de sept pieds et longue de six, qui conduit dans un vestibule d'environ seize pieds de diamètre; après ce vestibule, on parcourt plusieurs autres allées de différentes longueurs, dont une dans les murs de laquelle on remarque, à gauche, deux lignes parallèles de trous, et à droite, six soutiens de bancs en pierre, mènent à une salle à laquelle la tradition a conservé le nom de chambre de la question, à cause sans doute de plusieurs anneaux de fer encore scellés dans le mur; après la chambre de la question est une voie étroite fermée par une porte à trappe. C'est là qu'existait le fameux cachot du baiser de la Vierge; s'il faut en croire ce que rapporte la tradition, lorsqu'un criminel s'approchait de la fatale trappe, elle s'ouvrait subitement et il tombait entre les bras garnis de lames tranchantes d'une statue mobile de la Vierge. On découvrit dans ce cachot, il y a quelques années, des débris de vêtements, des ossements, des fragments de roues garnies de lames tranchantes, et plusieurs autres objets qui avaient sans doute appartenu aux malheureuses victimes du tribunal wéimique.

A l'heure qu'il est, le cachot du baiser de la Vierge est entièrement comblé; cependant ce n'est pas sans éprouver un vif sentiment de crainte mystérieuse, que les gens du pays approchent du lieu où il existait autrefois.

Une partie de la ville de Baden-Baden, qui est protégée à l'est par les montagnes appelées Grosse-Stauffenberg-Mercurius et par le petit Stauffenberg, à l'ouest par le Prémersberg, et au nord par la chaîne de montagnes dont les plus hautes sont situées dans cette direction, est assise au dos de la colline qui s'élève en terrasses superposées l'une au-dessus de l'autre; l'autre partie couvre la colline et est dominée par le château dont nous venons de parler.

Le Grosse-Stauffenberg-Mercurius, le petit Stauffenberg et le Prémersberg qui forment autour de la ville une ceinture naturelle, sont couvertes des bois aciculaires qui font la richesse de la Suisse alpestre; mais leurs collines les plus avancées nourrissent les essences spéciales aux climats tempérés, le hêtre, le chêne, l'orme qui sont entremêlés de bouquets de châtaigniers, du bouleau pittoresque, du houx toujours vert et du genièvre brancheux dont les baies bleues se groupent dans les taillis.

Les vieux murs de la ville de Baden-Baden, qui depuis seize ans a été considérablement embellie, ont été abattus, les fossés des vieilles fortifications ont été comblés et convertis en boulevards bordés de belles maisons bourgeoises et de brillantes boutiques, l'ancien Stadt-Graben n'existe plus; cependant Baden-Baden, comme toutes les villes situées sur les bords du Rhin, a conservé cette couleur pittoresque particulière aux cités du moyen âge, couleur qui plaît tant aux imaginations rêveuses et aux amateurs des vieilles chroniques; elle est encore aujourd'hui irrégulière dans sa forme et ses anciennes constructions flanquées de petites tourelles, sont en général tellement enfoncées dans un sol escarpé, que dans plusieurs on peut facilement passer du grenier au jardin.

Un ruisseau couvert traverse et nettoie la partie basse de la ville, qui forme avec ses faubourgs un ensemble d'environ quatre cents maisons, dominées par les clochers de trois églises, dont la plus remarquable est celle dont la fondation est attribuée aux moines de Vissembourg.

Alte-Schloss, le vieux Burg de Bade, est situé à une demie-lieue nord de la ville, sur le revers de la montagne.

Les ruines de ce château donnent une prodigieuse idée de son importance et de son élévation primitives. Le temps a seulement épargné une partie d'une tour carrée encore accessible aux visiteurs, qui peuvent arriver à son sommet par un escalier que des réparations récentes ont rendu praticable; arrivé là, on se trouve à une telle hauteur, qu'on se sent tout à coup saisi de vertige, et pourtant ce qui reste de cette tour, ne s'élève pas, dit-on, à la moitié de sa hauteur originaire.

C'est de la plate-forme de la tour carrée du vieux Burg, qu'il faut admirer le paysage qu'offre l'ensemble des divers lieux dont nous avons essayé de donner une idée; et le moment le plus favorable au coup d'œil, est celui du soleil couchant; quand les mille ruisseaux qui sillonnent les prairies environnantes, murmurent doucement sous les vapeurs embrasées du crépuscule, et que les vitres des villas voisines sont argentées par les derniers rayons de l'astre du jour, alors une rosée dorée étincelle sur le feuillage des épais vergers qui cachent à moitié les hameaux de Scheuern, Nahscheurn et la Dolle, un doux zéphir aide à respirer plus librement le pauvre malade qui s'avance à pas lents vers les sources salutaires qui doivent lui redonner la santé, et le cœur est tout disposé à s'ouvrir aux douces impressions auxquelles l'aspect d'un magnifique paysage doit nécessairement donner naissance.

Roman n'était venu à Baden-Baden ni pour prendre des bains, ni pour admirer les côtes, les vallées, les beaux bois et les vieux monuments qui environnent la ville, il n'était tourmenté que d'un seul désir, celui de jouer. Aussi après avoir arrêté un logement à l'hôtel de la Cour de Darmstadt et avoir fait un excellent repas chez Chabert, il se rendit, dès que le soir fut venu, à la salle des jeux. Il n'eut pas à se plaindre de ses premières séances, il suivait sans s'en écarter d'un pas, la marche qu'il s'était imposée d'avance; il était prudent dans la perte, hardi dans le gain, et à la fin de chaque séance, il réalisait un bénéfice de plusieurs mille francs. On commençait à admirer le sang-froid et la science profonde de ce joueur émérite; et Roman qui avait mis à part ses bénéfices qui s'élevaient déjà à une somme assez forte, se promit bien de ne pas toucher à celle qu'il avait apportée avec lui.

«Si je ne fais pas sauter la banque ainsi que je l'espérais, se disait-il souvent, je quintuplerai au moins mes capitaux; mais quoiqu'il arrive, je n'entamerai ma réserve que l'année prochaine, ce que j'ai déjà gagné doit me suffire pour achever la saison; Baden-Baden est un charmant séjour je veux y venir souvent.»

Hélas! l'homme propose et Dieu dispose, dit un vieux proverbe.

Roman, lorsqu'il s'était vu à la tête d'un gain de soixante mille francs, avait partagé, cette somme en douze parts de cinq mille francs chacune, il en prenait une chaque soir qu'il devait perdre on gagner et lorsque l'une ou l'autre de ces hypothèses s'était réalisée, il cessa de jouer, et se livrait aux plaisirs, mais comme il gagnait plus souvent qu'il ne perdait, chaque jour son trésor prenait un embonpoint plus respectable.

Les désirs s'augmentent avec la facilité de les satisfaire; Roman s'étant dit un jour que s'il doublait les mises de sa martingale, il arriverait beaucoup plus vite au but qu'il voulait atteindre, les parts de cinq mille francs furent augmentées du double. Une série de zéros rouges emporta, avec la rapidité de l'éclair, la première qui fut risquée.

«Tron de l'air! se dit-il, ces diables de zéros rouges ne m'ont pas laissé le temps de me reconnaître; mais ce qui vient d'arriver ne peut pas compter pour une épreuve, et je puis bien pour aujourd'hui, mais pour aujourd'hui seulement, risquer une seconde masse.»

C'était une résolution fatale!

Il n'est certes pas possible de soumettre à des calculs ou à des règles, ce qu'il y a au monde de plus variable, le hasard; cependant on ne peut nier que si quelques hommes se sont fait, de la pratique des jeux de hasard, une industrie qui leur procure les moyens de vivre, assez largement même, c'est qu'ils ont adopté une marche rationnelle qu'ils ne quittent jamais, quelles que soient les sensations du gain ou les émotions de la perte; mais ces hommes-là sont rares, on peut facilement les reconnaître à leur chef dénudé, à leurs yeux ternes qui ne quittent la carte couverte d'hiéroglyhes rouges et noirs qu'ils tiennent constamment à la main, que pour suivre les révolutions capricieuses de la boule d'ivoire qui doit décider de leur sort, et l'on peut dire d'eux comme de la plupart de ceux qui se sont écartés des voies droites ouvertes devant tous les hommes, qu'ils dépensent peut-être plus d'énergie et plus d'efforts, dans l'exercice de leur pitoyable industrie, qu'il ne leur en faudrait pour se créer une position honorable.

La seconde masse de Roman éprouva le sort de la première, seulement, cette fois, ce fut en combattant une série de doubles zéros noirs qu'elle fut obligée de succomber.

Superstitieux comme le sont tous les joueurs, qui, quelque éclairés qu'ils soient dans les relations ordinaires de la vie, ont toujours la tête pleine de mille chimères, Roman se figura qu'il devait cesser de jouer pendant quelques jours, afin de laisser à la veine le temps de lui revenir.

Après les poignantes émotions du jeu, on trouve à Baden-Baden, mille autres distractions: des cercles littéraires, des concerts, des bals, des représentations théâtrales et une compagnie composée d'éléments très-divers, mais en définitive brillante, variée, et dans laquelle on est facilement admis pourvu que l'on puisse payer un peu de sa personne, et que l'on ne soit pas forcé d'interroger sa bourse à tous les instants du jour. Roman qui savait, lorsque cela était nécessaire, prendre le ton et les manières d'un homme de bonne compagnie, et que la jovialité de son caractère et l'expression presque candide de sa physionomie faisaient rechercher de tous ceux qu'il rencontrait, fut bientôt de toutes les réunions intimes et de toutes les parties qui réunissaient chaque jour l'élite des baigneurs.

Il pouvait donc très-agréablement passer les quelques jours durant lesquels il devait s'abstenir de jouer.

Il se promenait un matin devant la Conversation-hauss ou maison de conversation, magnifique édifice bâti sur un large terrain situé au sud de la ville, entre l'Ohlbach et le pied du Friesenberg, lorsque, par hasard, ses regards se portèrent sur un équipage arrêté depuis quelques instants devant l'entrée principale de la maison de conversation.

—Tiens, tiens, tiens! dit-il à haute voix au moment où cet équipage, emporté par deux vigoureux chevaux, disparaissait à ses yeux ne laissant après lui qu'un tourbillon de poussière; voilà un petit véhicule assez chouette: chevaux gris-pommelé, livrée vert tendre, groom ficelé[236] au dernier genre. Peste! à la fraîcheur de tout cela, je parierais que c'est la propriété de quelque nouvel enrichi, de quelque confident intime du télégraphe.

—Que dites-vous donc? répliqua un charitable passant qui avait entendu l'exclamation qui précède; vous n'avez donc pas vu la personne assise dans l'intérieur de la voiture?

Ce passant était l'illustre poète chevelu que nous avons vu figurer au dîner donné chez Lemardelay, et qui était venu à Baden-Baden afin d'offrir au grand-duc Léopold la dédicace d'un poème épique de douze fois douze cents vers.

—Mais, pas trop bien, répondit Roman, après les formules ordinaires de politesse; tout cela a été pour moi fugitif comme une synthèse, l'analyse m'a échappé: est-ce que j'aurais commis une méprise assez grossière pour mériter d'être rappelé à l'ordre?

—Pas précisément, répondit le poète chevelu; mais ce que vous avez pris pour un loup cervier n'est qu'un animal de beaucoup plus petite dimension, animal fort recherché de nos jours quoique de la famille des rongeurs et des omnivores. En un mot c'est un rat... d'autres même diraient un raton[237].

Je vous comprends. Tout vieux que je suis, le vocabulaire des lions m'est aussi familier que celui que la nouvelle littérature a mis à la mode; mais puisque vous avez bien voulu me faire apercevoir de mon erreur, vous devriez bien me faire connaître la biographie de ce rat.

—La biographie... peste! comme vous y allez! vous en entendriez de belles! Et d'ailleurs, qui pourrait jamais narrer tous les détails d'une pareille existence? l'aimable petit rat lui-même serait fort embarrassé s'il était chargé d'une pareille entreprise; si vous le voulez cependant, et puisque nous sommes ici à flâner tous deux, je vous conterai un trait passablement excentrique de son caractère.

—Volontiers: voyons.

—Un instant. Mais que vois-je? c'est comme un fait exprès!

—De qui parlez-vous donc? C'est l'histoire du rat que j'attends de votre complaisance.

—Mais non, soyez tranquille: ce qui m'occupe n'est pas du tout étranger à mon sujet.

—Voyez ce petit vieillard courbé, cassé, au regard béat, à la mise hétéroclite, il marche en se dandinant et porte sous son bras un humble bissac qu'il cherche à dissimuler le plus adroitement possible. Si vous êtes physionomiste, je vous laisse le soin de deviner quelle est sa profession.

—Ma foi, il ne faut pas avoir pâli longtemps sur les Lavater, les Gall, les Spurzheim et altri doctores ejusdem farinæ pour reconnaître de suite que c'est un vieil emb... mais quant à vous dire à l'instant même sa profession, s'il ne présente pas le goupillon à l'entrée d'une des trois églises de cette ville, je jette ma langue aux chiens.

—Vous n'y êtes pas, mon cher, c'est un artiste.

—Un artiste! ah! par exemple vous voulez rire! Je n'en ai jamais vu de taillé sur ce modèle.

—Entendons-nous, mon cher monsieur, il y a artiste, et artiste, comme il y a fagots et fagots: celui-ci est un artiste de la catégorie la plus modeste, quoique ce soit grâce à son art que nos parquets jouissent d'un certain éclat.

—Diable? c'est là un procureur du roi? Ma foi c'est bien le cas de dire avec le poëte:

Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable.

—Mais je ne vous dis pas non plus que ce soit vrai ni même vraisemblable, ce vieux bonhomme est tout simplement un artiste frotteur, chargé, ainsi que plusieurs autres de ses confrères, de donner du lustre aux parquets de la Conversation-hauss.

—Eh bien! qu'y a-t-il de commun entre ce vieux frotteur et le rat sur le compte duquel vous m'avez promis une anecdote?

—Ce qu'il y a de commun? mille choses. Mais permettez-moi avant que j'entre en matière, de vous citer quelques jolis vers d'un de nos vieux poëtes.

—Citez, je vous écoute.

...Auteurs qui ne médisent
N'ont les rieurs souvent de leur côté:
Voilà le siècle et le train qu'il veut suivre.
Dit-on du mal, c'est jubilation;
Dit-on du bien, des mains tombe le livre
Qui vous endort comme bel opium.

Ces vers sont de Sénecé.

Laissez-moi encore me retrancher derrière quelque puissante autorité qui justifie mon incursion dans la vie privée de ces deux personnages. D'abord, et pour commencer par celui des deux qui paraît vous inspirer le plus d'intérêt, je vous dirai avec Démosthène, que les Grecs avaient trois sortes de femmes: les unes pour leurs plaisirs, c'étaient les courtisanes; les autres pour soigner leur personne, c'étaient les concubines; les troisièmes, les épouses, étaient destinées à perpétuer la famille et à gouverner avec sagesse l'intérieur de la maison.

Je suis trop poli pour vous dire en propres termes à laquelle de ces trois catégories appartient la jolie personne dont nous nous occupons; je puis cependant affirmer qu'elle n'appartient pas à la dernière.

Si maintenant vous voulez me permettre mes investigations à travers les profondeurs de l'histoire, je vous apprendrai si vous ne le savez déjà que chez les Grecs, les femmes de la première catégorie que je viens d'indiquer, devenaient les compagnes des hommes d'Etat, des poètes et des philosophes; qu'elles vivaient et conversaient avec ceux qui décernaient l'immortalité; qu'ainsi et tandis que l'honnête mère de famille tombait dans l'oubli, celles dont il s'agit figuraient dans l'histoire; que l'époque de leur naissance était un sujet de recherches; qu'on rapportait avec soin et détail leurs aventures; que leurs bons mots et leurs saillies étaient scrupuleusement enregistrés, et qu'après avoir porté souvent un diadème pendant leur vie, elles étaient ensevelies dans un tombeau dont la magnificence pouvait faire croire à celui qui était étranger aux mœurs d'Athènes, que c'était un monument consacré au plus grand des héros, des philosophes ou des magistrats de la Grèce.

—Bon Dieu! cher poëte, combien vous êtes fécond en précautions oratoires! Est-ce que par hasard j'aurais l'honneur de confabuler avec un professeur d'histoire ou un membre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres?

—Pardon de mon pédantisme, cher monsieur; je ne suis pas coutumier du fait, mais pour faire circuler certains cancans qui rappellent les mœurs d'un autre âge, il fallait bien, comme le disent les sommités politiques de notre époque, m'étayer sur des précédents. Ainsi, à cette question que vous m'avez adressée: Qu'y a-t-il de commun entre ce vieux frotteur et le raton que nous venons de voir passer, je puis maintenant répondre:

Que l'un est la cause et l'autre l'effet;

Ou, si vous l'aimez mieux, que l'un est l'arbre et l'autre le bouton;

Ou, si je veux être plus galant, que l'un est le rosier et l'autre la rose;

Ou bien encore, que l'un est le cocotier et l'autre le coco.

—M'avez-vous compris?

J'ajoute que c'est le vieux bonhomme qui le premier développa l'intelligence de la jeune personne; elle n'avait pas encore deux ans que déjà elle comprenait parfaitement cette phrase si célèbre: Tirez le cordon s'il vous plaît!

—Comment, c'est là le père de la jeune et brillante dame que nous venons de voir passer dans ce galant équipage, et elle est fille d'un portier devenu frotteur! Il faut donc qu'elle ait eu un grand nombre d'amants pour laisser son père à cette distance?

—Pas encore tout à fait autant que la fille de ce roi d'Egypte qui ne demandait qu'une pierre à chacun de ceux qui se mesuraient avec elle, et qui en amassa assez pour faire ériger la plus célèbre des pyramides; mais patience, elle pourra bientôt lui rendre des points!

—Diable! diable! il faut qu'elle soit bien belle pour avoir mis tant d'esclaves dans ses fers? Elle a donc bien des talents?

—Belle! vous m'adressez là une question à laquelle il est difficile de répondre. Savez-vous bien qu'il faut l'assemblage de trente choses pour qu'une femme soit belle; témoin ces vers d'un de nos vieux auteurs:

Celle qui veut paroir des femmes la plus belle,
C'est dix fois trois beautés, trois longs, trois courts, trois blancs,
Trois rouges et trois noirs, trois petits et trois grands,
Trois étroits et trois gros, trois menus soient en elle.

Vous seriez peut-être curieux de connaître toutes ces choses par leur nom; mais je ne puis vous les dire que dans une langue morte, car comme l'a dit Boileau:

Le latin dans les mots brave l'honnêteté.

Voici donc la description d'une belle accomplie telle que je la trouve dans une pièce de vers fort ancienne et fort rare.

Ici le poëte chevelu se pencha vers Roman, et pendant quelques minutes il lui parla à l'oreille.

—Maintenant, continua-t-il, je vois à votre œil interrogateur, que vous voulez savoir si ce portrait s'applique de point en point à la personne en question; pas absolument. Ainsi partout où l'auteur a mis nigra, il faut mettre flava, et là où il y a stricta, ampla; du reste on assure que c'est la femme la mieux faite qu'il soit possible de voir, et que le costume qui lui sied le mieux est celui que portait jadis la reine Pomaré, et qui n'était composé, dit-on, que d'un collier de grains rouges.

Quant à ses talents, il se formulent en deux mots: séduire et plaire. Comme vous le voyez son lot n'est pas trop mauvais.

J'en viens à mon histoire; car j'espère que vous n'avez plus de questions à m'adresser?

—Je n'y renonce pas, mais pour le moment trêve aux digressions.

—Je vous disais donc que Joséphine ou plutôt Maxime (car le premier de ces noms qui est le sien, lui paraissant trop commun; elle a fait choix du second), est doué du cœur le plus expansif, le plus aimant; il faut même qu'elle diminue le surabondant de sa sensibilité pour la mettre en équation parfaite avec celle de ses adorateurs. C'est ainsi qu'il y a quelque temps et pour tirer parti de ce surabondant, elle avait pris en affection une chienne épagneule d'une force et d'une taille énorme, nommée Miss. Maxime et sa chère Miss étaient inséparables, c'était à en faire crever saint Roch de dépit! En voiture, au théâtre, à table, au lit, à la promenade, Miss était partout; quand on voyait Maxime conduire en laisse cette énorme bête, on se rappelait involontairement cette question de Cicéron à son gendre qui, étant petit, affectait de porter une grande épée: «Mon Dieu! mon gendre, qui donc vous a attaché à votre épée?» De même, on pouvait demander à Maxime: «Qui donc vous a condamnée à être attachée à la chaîne de cette vilaine bête?»

Bref, on pense bien qu'une passion si extraordinaire pour un animal dut amener plus d'une scène bizarre entre Maxime et ceux de ses adorateurs qui voulaient régner sans partage dans son cœur. Il n'entre pas dans mon sujet d'en faire le récit; mais pour trancher court, je dirai que tous ceux qui déplurent à Miss furent promptement congédiés.

C'est vraiment un problème à jamais insoluble pour moi, qu'une femme qui ne connaît d'autre divinité que l'inconstance, ait placé toutes ses affections sur le symbole de la fidélité.

Quoi qu'il en soit, historien fidèle de la catastrophe qui a mis fin aux jours de l'infortunée Miss, je vous dirai que les précautions et les soins que prenait sa maîtresse pour conserver une existence si précieuse, amenèrent son trépas bien avant l'heure marquée par la fatale Parque. Gorgée de bonbons, de biscuits, de macarons, de champagne, de café, de punch, au sortir d'un petit souper fait en tiers avec sa maîtresse et une personne que par discrétion je ne nommerai pas, l'infortunée Miss fut frappée d'apoplexie et ne tarda pas à rendre le dernier soupir. Nuit effroyable où retentit tout à coup et comme un éclat de tonnerre cette sinistre nouvelle: Miss se meurt! Miss est morte!!!.....

O Gresset! que n'ai-je la plume avec laquelle tu traças la mort de Vert-Vert! Ou plutôt, Muse de l'épopée, redis-moi les douleurs, les larmes et les cris de la triste Maxime! Non, jamais Andromaque ne versa tant de larmes sur son Hector; non, jamais la sensible Didon ne regretta tant le fils d'Anchise!

Hélas! Cet objet de tant d'amour, de tant de larmes, n'est plus en ce moment qu'un froid et insensible cadavre! La voix, les caresses de l'inconsolable Maxime resteront désormais sans écho, dans ce cœur glacé par la mort.

Une sombre tristesse s'empare de ses sens. Elle veut que des signes publics et ostensibles témoignent des regrets qu'elle éprouve d'une perte aussi cruelle. Pendant trois jours! Oui, pendant trois mortels jours, elle fuit tout regard masculin, elle se plonge dans le deuil le plus profond; et pour qu'il ne soit ignoré de personne, ô infandum, elle attache le crêpe funèbre à sa jarretière!... A cet aspect, les Amours épouvantés, fuient à tire d'ailes.

Mais que va faire l'infortunée Maxime? Quelle sépulture va-t-elle donner à sa chère Miss? Celle qui régnait si puissante dans son cœur, maintenant objet infime, sera-t-elle, comme le vulgaire des êtres de son espèce, abandonnée à ces barbares qui n'aiment des chiens que leur enveloppe?...

Non! mille fois non!...

Nouvelle Mausole; il faut que le tombeau de sa chienne favorite, dépose éternellement de sa douleur et de ses larmes! Elle s'occupe donc, en sanglotant, de régler les funèbres apprêts de ses funérailles. Une boîte en cœur de chêne est ordonnée; on la garnit d'ouate, on la parfume des plus fines essences, puis on procède à la dernière toilette de Miss; on la peigne, on la bichonne, on lui met dans la gueule un mouchoir de fine batiste imprégné d'eau de Cologne et de patchouli, son corps a pour première enveloppe, une des plus belles robes de sa maîtresse, viennent ensuite une chemise, des draps, des serviettes, des nappes. Enfin, la boîte est refermée sur ces tristes restes au moyen de vis d'argent.

Ici, nouvel embarras de Maxime! Quelle terre sera digne de recevoir la dépouille mortelle de Miss, de la célèbre Miss?

Dans cette perplexité, Maxime se fait apporter l'atlas de Lapie; elle en interroge tous les feuillets; mais dans sa douleur, est-il possible qu'elle fasse un choix? Tout à coup, cependant un trait de lumière se fait jour à travers les ténèbres profondes où son âme est plongée. Miss, la fidèle Miss, ne peut-être inhumée d'une manière digne et convenable, que dans la terre classique de la fidélité! C'est donc la Picardie, qui aura la gloire de conserver ses dépouilles.

La suivante de Maxime est appelée; c'est à elle qu'est confiée la triste mission de procéder aux dernières cérémonies.

La poésie, l'éloquence, jettent à profusion des fleurs sur la tombe de Miss.

Consummatum est!...

—Dieu de Dieu! s'écria Roman, j'ai presque envie de pleurer.

Excusez ma douleur, cette image cruelle
Sera pour moi de pleurs une source éternelle!

Quel bon cœur! Quelle sensibilité! Quel bon caractère! Cette Maxime, est vraiment la perle des femmes; je l'aime, j'en suis fou... Eh, mais! et ce pauvre vieux qui est, dites-vous, son père; vous ne m'en avez plus reparlé? J'espère que sa fille a pour lui, des soins et des égards qui témoignent que, chez elle, le père est infiniment au-dessus de la bête?

—Avant que je ne réponde à cette question, dit le poëte chevelu, examinez, je vous prie, la femme qui descend de cette voiture dont la portière vient d'être ouverte par une espèce de commissionnaire dont les jambes vacillantes et le regard hébété, annoncent qu'il a déjà absorbé une quantité plus que raisonnable de petits verres.

L'équipage est au moins aussi élégant que celui du rat dont je viens de vous parler; cependant la femme qui vient d'en descendre n'est pas aussi attrayante que la belle Maxime, aussi elle emploie des moyens tout différents pour soutenir le luxe dont elle s'environne; ce que la première demande aux charmes de sa personne, la seconde le trouve dans les finesses de son esprit.

Cette femme a vu s'écouler son dixième lustre; elle n'a pas cependant renoncé à l'espoir de paraître jeune; mais ses manières enfantines, ses petites minauderies, s'accordent mal avec un extérieur qui n'a rien de distingué; elle est d'une taille au-dessous de la moyenne, ses formes, d'une ampleur prononcée, rappellent celles de la Vénus Hottentote; et si son visage fortement coloré n'est pas parsemé de marbrures violacées, indices certains d'un tempérament sanguin, c'est grâce à un usage souvent répété de la pommade de concombre.

Si j'étais forcé de vous énumérer toutes les friponneries, toutes les escroqueries qu'elle a commises et que vous soyez forcé de m'écouter, nous devrions nous résigner à rester ici jusqu'à demain matin; aussi je pense qu'il vous suffira de savoir qu'elle ne recule devant rien, que tous les moyens lui sont bons lorsqu'elle veut se procurer de l'argent; elle sait à propos prendre tous les masques; toutes les ruses lui sont familières. Elle trouva même le moyen de dépouiller, de tout ce qu'elle possédait, une vieille femme qui se croyait au moins aussi fine qu'elle; et qui se faisait, je ne sais pour quelle raison, appeler la reine de Hongrie.

—En vérité, cher poëte, vous êtes un singulier conteur; depuis plus d'une heure vous me tenez le bec dans l'eau; me direz-vous enfin quels rapports existent entre Maxime et le vieux frotteur, entre la femme dont vous me parlez maintenant, et ce commissionnaire à demi ivre?

Répondez-donc enfin, ou bien je me retire.
—Ah, de grâce! Un moment souffrez que je respire.

Maxime et la baronne *** (je ne vous dirai pas le nom de cette femme qui, du reste, est la même que celui d'un homme qui occupe la place la plus haute dans la hiérarchie directoriale des théâtres), roulent toutes deux sur l'or et les billets de banque; elles ont toutes deux de somptueux appartements, de riches parures, et comme vous avez pu le voir, des équipages et une livrée dignes d'être enviés par une duchesse. Maxime, sans compter le fils d'un pair de France, a ruiné déjà un bon nombre de jeunes gens de famille; la baronne ***, a escroqué l'univers entier. Cependant on pourrait peut-être trouver quelques excuses à leur conduite, si elles avaient conservé quelques-uns des bons sentiments qui existent dans le cœur de presque toutes les femmes; mais Maxime laisse son vieux père mourir de faim, et le commissionnaire est le fils unique de la baronne, qui le laisse croupir dans la plus atroce misère; vous voyez, mon cher monsieur, qu'il est possible de rencontrer à Baden-Baden, quelques-uns des mystères de Paris.

Tron de l'air! je crois que vous avez raison.

—Est-ce la première fois que vous venez à Baden-Baden?

—Oui, cher poëte; mais j'y reviendrai, car je m'y amuse beaucoup.

Il est en effet difficile de s'y ennuyer, car on rencontre ici les gens les plus nobles, les plus distingués et les plus riches de l'Europe; et des lions de tous les pays, qui sont au moins aussi ridicules et aussi amusants que nos lions parisiens. Ici, le républicain, le carliste et le milieu juste, ils vivent ensemble en bonne intelligence: chacun d'eux, en entrant dans la ville, a laissé ses opinions politiques à la porte, comme un bagage inutile; ils ont vraiment bien d'autres choses à faire et de plus importantes que de discuter! Ne faut-il pas qu'ils luttent d'excentricité les uns contre les autres; que le luxe de celui-ci fasse pâlir celui de son voisin? Et puis les bals, les réunions, les dîners princiers donnés par le fermier des jeux à l'aristocratie des baigneurs, et surtout le jeu qui occupe si bien tous les instants des habitués de Baden-Baden, qu'ils paraissent, hommes et femmes, jeunes et vieux, appliquer toutes les facultés qu'ils possèdent à l'étude des combinaisons aléatoires de la rouge et de la noire.

Parmi ces nobles et riches étrangers, bourdonne un essaim de parasites et de fripons, qui ne viennent aux eaux que pour y pêcher de nouvelles dupes...

—Vraiment, il y a ici des parasites et des fripons? dit Roman au poëte chevelu qui s'était fait si bénévolement son cicerone; je ne le crois que parce que vous me le dites.

—Il y en a autant qu'au dîner où nous nous sommes rencontrés pour la première fois, et ce n'est pas peu dire. Nous sommes enfin dans une véritable forêt de Bondy.

A ce nom de la forêt de Bondy qui lui rappelait le crime dont Alexis de Pourrières avait été la victime, Roman ne put réprimer un mouvement convulsif, et il devint si affreusement pâle que son compagnon remarqua l'altération de ses traits.

—Qu'avez-vous donc? dit-il, vous êtes aussi pâle qu'un des malheureux ouvriers de la fabrique de blanc de céruse de Clichy.

Roman avait cent fois rappelé à son complice le crime qu'ils avaient commis ensemble, sans éprouver le moindre remords, et cette fois le nom seul d'un lieu voisin de celui où la victime avait rendu le dernier soupir venait d'éveiller toutes les voix de sa conscience, il faut le dire, et c'est une vérité consolante, la conscience n'est jamais muette[238].

—Rassurez-vous, continua le poëte! Nous ne sommes pas il est vrai, dans la forêt de Bondy, mais nous sommes proches voisins de la Forêt-Noire, et sa réputation n'est pas meilleure que celle de la forêt que je viens de nommer. Mais rassurez-vous, les bandits que vous rencontrerez à la Conversation-hauss, à l'Ursprung[239], à l'abbaye de Lichtental, au Geroldsane, à l'Angle-Vert, au Fremersberg et à Alte-Schloss, ne vous voleront ni votre bourse, ni votre montre; et parmi eux, il en est plusieurs qui sont de très-honnêtes gens dans toute l'acception du mot, qui apportent dans toutes leurs relations une extrême délicatesse, et qui cependant deviennent des fripons aussitôt qu'ils ont pris place devant une table de jeu.

Ces individus sont, pour la plupart, connus des habitués des eaux; mais ceux-ci, qui ont été leurs tributaires, se gardent bien de les faire connaître aux nouveaux venus; ils sont au contraire bien aise de voir ces derniers tomber entre les griffes de ces industriels qui jouent tous les jeux avec perfection. Ajoutez à cette science leur adresse, les cartes biseautées, et tout ce qui s'en suit, et vous pouvez facilement deviner ce qui arrive au nouveau débarqué.

Ce qui se passe à Baden-Baden, se passe aussi dans tous les lieux où l'on joue; les gens du grand monde ont fondé des cercles dans lesquels ils se réunissent pour se livrer aux plaisirs de la conversation, sabler des vins généreux, faire bonne chère, et jouer lorsque l'occasion s'en présente. Pour devenir membre de ces sortes d'établissements, il faut que le candidat soit présenté par plusieurs parrains et qu'il consente à ce que son nom soit affiché pendant un certain laps de temps, dans la salle principale du cercle, afin que s'il se trouvait par hasard des opposants à l'admission, ils pussent faire connaître à un comité ad hoc, les raisons qu'ils voudraient alléguer contre elle. Cette mesure est sage, et si elle était rigoureusement observée, les cercles seraient des lieux de réunion fort agréables; malheureusement il n'en est rien. Comme chacun de nous se croit toujours assez fort pour ne rien devoir craindre, et que généralement on ne se soucie pas de se faire des ennemis sans aucune utilité; presque toujours, si la réputation du candidat n'est que douteuse on se contente d'opiner du bonnet, si elle est tout à fait mauvaise, on s'abstient. Si le candidat est riche, s'il porte un nom aristocratique, s'il est viveur, joueur surtout, il est reçu avec acclamations. De ce que je viens de vous dire de la manière dont se font les admissions, vous pouvez conclure que les exploiteurs trouvent facilement les moyens de se glisser parmi les habitués des cercles les mieux famés, dans lesquels on ne devrait cependant rencontrer que des gens estimables; aussi peut-on dire, sans crainte d'être démenti, que l'on trouvera dans tous, quelle que soit l'heure à laquelle on s'y présente, des individus toujours prêts à coucher votre bourse en joue; il faut pourtant en convenir, ce n'est jamais là qu'ils travaillent; trop de regards expérimentés seraient à même d'y surveiller leurs opérations; mais lorsque arrive un débutant dans la carrière du dandysme et des belles manières, ils jettent de suite sur lui leur dévolu, et tôt ou tard il faut qu'il succombe. Ils trouveront mille moyens de le circonvenir, de capter sa bienveillance; l'un lui proposera de lui faire admirer des chevaux pur sang où des chiens de race, un autre lui vantera les charmes de tel rat à la mode et le résumé de toutes ces avances, est ordinairement une invitation à un dîner qui viendra d'être perdu, invitation qu'il ne pourra se dispenser d'accepter.

Après le repas, lorsque les fumées du vin de Champagne auront échauffé le cerveau de la victime, les parties seront engagées, et quel que soit le jeu choisi que ce soit la bouillotte, l'écarté, le creps où la roulette (ces messieurs ont des roulettes fabriquées en Angleterre, dont les cases sont si adroitement arrangées, qu'un léger mouvement fait à propos, rend celles qui seraient favorables au ponte, inaccessibles à la boule), elle perd toutes les sommes qu'elle pose sur le tapis.

Lorsque je vous disais, il n'y a qu'un instant, que de très-honnêtes gens, dans les relations ordinaires de la vie, étaient des fripons au jeu, vous avez secoué la tête d'un air de doute. Parce que vous êtes honnête, mon cher monsieur, et que vous ne connaissez pas encore toutes les misères de la vie parisienne; vous ne pouvez croire que l'homme qui vient de serrer affectueusement votre main dans les siennes, vous dépouillera sans scrupule, si vous vous asseyez devant lui à une table de jeu; cette incrédulité fait votre éloge; mais si vous voulez me croire, ne jouez jamais autre part que dans des établissements semblables à celui-ci, où plutôt ne jouez pas du tout, ce sera beaucoup plus sage.

Deux individus qui se placent l'un vis-à-vis de l'autre pour se disputer, les cartes ou les dés à la main, une somme plus ou moins forte, sont, tant que dure la partie, deux ennemis qui cherchent à se vaincre... Eh bien! supposez au plus honnête homme du monde le pouvoir de changer ses cartes au moment où il va perdre la partie, croyez-vous qu'il n'en usera pas?

—Eh! eh!

—C'est l'histoire du mandarin dont parle Rousseau dans je ne sais plus quel ouvrage. Beaucoup de gens qui, lorsqu'ils ont appris ce qu'ils savent, ne voulaient d'abord que se mettre en état de ne pas redouter les ruses des fripons, sont devenus les plus intrépides et les plus dangereux des exploiteurs, et cela se conçoit: si vous mettez une arme entre les mains d'un individu, il s'en servira lorsqu'il se trouvera dans la nécessité de se défendre.

Aussi, des hommes haut placés dans la hiérarchie sociale, des grands seigneurs fidèles à la religion du serment, des notaires dévots, des avocats patriotes, des négociants, auxquels la Bourse accorde une certaine considération, trouvent dans le jeu des ressources précieuses, une somme de bénéfices souvent plus importants que ceux que leur procure l'exercice de leur profession.

Ce sont ceux-là qui sont ordinairement chargés d'organiser les dîners, les parties, les soirées, à la suite desquels les dupes doivent être dépouillés.

Ainsi, s'ils ne veulent pas travailler eux-mêmes, ils introduiront chez des amis, un ou deux grecs, qui travailleront avec d'autant plus de facilité, que personne ne s'avisera de soupçonner ces nouveaux venus, présentés quelquefois par des amis de vingt ans.

Pour opérer avec plus de chances de réussite, les grecs ont presque toujours dans leurs poches deux ou trois sixains de cartes biseautées, qu'ils substituent adroitement à ceux qui se trouvent sur les tables, qu'ils font disparaître en les portant en certain lieu. Pleins de sécurité, les bonnes gens jouent sans défiance; ils perdent des sommes considérables et accusent le hasard qui n'en peut.

Le nombre de gens qui volent on qui font voler au jeu leurs amis et leurs parents, est beaucoup plus considérable qu'on ne le croit généralement; et si j'osais vous nommer ceux que je connais, que de masques vous verriez tomber et combien de gens seraient désolés d'avoir été si longtemps les amis de monsieur le marquis un tel; de monsieur le comte un tel; de monsieur le vicomte un tel.

—N'êtes-vous pas un misanthrope, cher poëte? et n'est-ce point parce qu'elle ne fait pas à vos vers l'accueil qu'ils méritent que vous traitez si mal la société?

—Oh! mon Dieu, non... nous ne savons que faire en attendant l'ouverture des salons, et nous causons pour passer le temps: voilà tout.

—C'est vrai! et puisque sans nous en apercevoir, nous avons atteint l'heure du dîner, nous allons entrer ensemble chez Chabert.

Une brillante société était déjà réunie dans le magnifique salon, orné de peintures étrusques et de superbes glaces, du Véry de Baden-Baden, lorsque Roman et son compagnon entrèrent; ils se placèrent et les premiers instants furent consacrés à satisfaire le vigoureux appétit qu'ils devaient à la longue promenade qu'ils venaient de faire.

Après le dessert, Roman qui avait écouté avec plaisir les histoires et les longues dissertations du poëte chevelu, lui demanda, s'il ne conservait pas dans les trésors de sa mémoire, quelques anecdotes concernant les personnes qui se trouvaient en ce moment dans le salon de Chabert?

—Je ne connais, dit le poëte, après avoir promené ses regards autour de lui, parmi les personnes qui sont ici, que cet homme et ces deux jolies femmes.

—Et vous pouvez, sans doute, me raconter des histoires dont ils sont les héros?

—Pour peu que cela vous fasse plaisir.—Par qui commencerai-je?

—Débarrassons-nous d'abord de l'homme qui doit être un bien grand misérable, si Lavater n'est pas un rêveur.

—On devine, à la première vue, que cet homme qui porte la tête haute et le nez au vent, et qui cherche, sans pouvoir y parvenir, à imiter les airs, le ton et les manières des gens distingués avec lesquels il cause en ce moment, est de la plus basse extraction. Examinez, avec un peu d'attention, cette taille courte et ramassée, ces épaules de portefaix, ces cheveux noirs et gras, ces petits yeux de même couleur qui ne lancent que des regards obliques, ces mains dont la rougeur et les rugosités ont résisté à toutes les pâtes d'amande et à tous les savons de toilette imaginables et ces pieds d'une dimension fantastique. Croyez-vous que tout cela puisse appartenir à une nature aristocratique? Cependant cet individu se fait appeler le comte de Bon... de Bon...»

—Hein? dit Roman.

—Son nom m'échappe, répondit le poëte chevelu.

Ce n'est que depuis peu de temps que de sa propre autorité il s'est décoré d'une qualification nobiliaire; car si nous remontons jusqu'à l'année 1830, nous le trouverons dans la principale ville de nos départements de l'Ouest, prêchant la liberté, l'égalité et la fraternité. Comme il saupoudrait souvent ses harangues d'une infinité de liaisons dangereuses, ses auditeurs à cette époque, l'avait surnommé le cuirassier ou le tanneur... Au diable! je ne puis me rappeler ni son nom véritable, ni celui qu'il s'est donné; au reste si vous êtes désireux de le connaître, compulsez la Gazette des tribunaux: ce personnage fut pendant un temps l'ennemi politique du procureur du roi, il a eu des malheurs devant la cour d'assises.

Après une assez sale faillite consommée en 1833, ce comte de contrebande s'enfuit en Belgique; mais les négociants qu'il avait mis dedans, se plaignirent, et l'extradition du comte et de la comtesse de *** (notre homme avait emmené avec lui sa chaste épouse, à laquelle nous donnerons, si vous voulez bien le permettre, le nom de Marguerite), fut demandée et obtenue.

De Bruxelles à la cour d'assises du département où le comte avait établi sa résidence, le trajet est long; aussi le comte trouva les moyens de s'évader pendant sa durée, en laissant sa femme pour otage; heureusement pour elle, les jurés ne trouvèrent pas dans la cause assez d'éléments pour éclairer leur conscience, elle fut acquittée; mais le comte fut condamné par contumace à dix années de travaux forcés.

Le comte qui était en 1830, ainsi que je viens de vous le dire, le coryphée du parti républicain de sa ville natale, devint tout à coup un fervent royaliste. Arrivé, je ne sais comment, à Londres, il s'engagea dans la légion étrangère que formait à cette époque don Carlos pour reconquérir son royaume, dans laquelle il obtint, je ne sais par quels moyens, le grade de capitaine.

Le comte de ***, malgré l'extérieur peu gracieux qu'il a reçu de dame nature, sut capter la confiance du prince espagnol, qui bientôt, lui confia tous ses secrets. Le comte n'en demandait pas davantage. Aussi, lorsqu'il sut tout ce qu'il voulait savoir, il quitta l'armée royaliste sans tambour ni trompette, et vint trouver à Paris, l'ambassadeur de Sa Majesté Marie-Christine, auquel il vendit tous les secrets de don Carlos.

L'ambassadeur, voulant récompenser dignement les services du comte de ***, le mit en rapport avec un haut personnage, grâce aux soins duquel il fut incorporé dans une des mille polices occultes qui se heurtent et se croisent à Paris.

Le comte de ***, fut immédiatement chargé par le chef d'une de ces polices, d'aller surveiller à Bourges, son ancien maître, don Carlos; mais par suite d'un malentendu entre ceux de qui il tenait cette mission et les autorités de Bourges, il fut brûlé[240] et forcé de revenir à Paris, Gros-Jean comme devant.

A cette époque, le duc de Bordeaux devant visiter l'Italie, le comte de ***, en sa qualité d'ancien officier de l'armée de don Carlos, fut chargé d'aller lui présenter ses hommages.

Arrivé à Rome, il fut d'abord parfaitement reçu; on voulut bien se souvenir d'un précédent voyage qu'il avait fait à Goritz, à l'effet de protester de son attachement et de son dévouement aux princes de la branche aînée; mais hélas! tout ici-bas a un terme! Le duc de Levis qui accompagne partout le jeune espoir des partisans de la dynastie déchue, fit un jour prier M. le comte de ***, de passer dans son cabinet.

—Monsieur, lui dit-il, nous vous connaissons, et nous savons quel est le rôle que vous venez jouer parmi nous. Le parti le plus sage que vous puissiez prendre, c'est de quitter Rome plus vite que vous n'y êtes venu, à moins cependant, que vous vouliez qu'on ne vous y fasse un très-mauvais parti.

Le comte crut devoir suivre à la lettre l'avis charitable qu'il venait de recevoir. En effet, on le regardait déjà de travers. Il s'enfuit...

Mais, oh! malheur! il trouva en arrivant à Paris, la comtesse Marguerite et son propre neveu, dans une de ces positions à la suite desquelles un mari outragé va quérir le commissaire de police afin de le prier de constater le flagrant délit.

C'est ce que fit le comte de ***.

Maintenant que vous dirai-je? Que de 1835 à 1840, M. le comte de ***, a gagné de quoi payer ceux qu'il avait floués en 1833; qu'il a purgé sa contumace; qu'il exerce toujours le métier d'espion, et qu'on le paye très-cher; c'est l'histoire de beaucoup d'autres. Au reste, ce caméléon politique qui devrait être attaché au pilori de l'opinion publique, vendra demain les hommes qu'il sert aujourd'hui, si la caisse des fonds secrets n'était plus à leur disposition[241].

—Et sait-on ici que cet homme est un mouchard?

—C'est probable; cependant on le souffre, car si on le forçait de déguerpir, ceux qui le payent enverraient à sa place quelque autre individu de même farine, qui, moins connu, serait peut-être plus dangereux.

—Ne nous occupons plus de ce personnage, et parlez-moi, je vous prie, de ces deux jolies petites dames.

—Oh! ce sont péchés mignons que ceux de ces dames; mais je ne sais si je dois...

—Parlez sans crainte, cher poëte, personne ne saura rien de ce que vous allez me dire.

—Vous n'êtes pas marié?

—Femme souvent varie,
Bien fol est qui s'y fie.

C'est parce que ces deux vers du bon roi François Ier ne sont jamais sortis de ma mémoire, que je n'ai pas voulu choisir une ménagère.

—Puisque vous êtes garçon je puis sans crainte de vous blesser, vous raconter ce qui concerne ces deux dames. Je commence: Le... mari trompé, battu et...

—Content, s'écria Roman.

—Du tout; mécontent, répondit le poëte chevelu; mon histoire ne ressemble pas au conte de la Fontaine.

Depuis quelque temps on remarquait dans toutes les promenades et dans tous les lieux fréquentés habituellement par la fashion parisienne, aux Tuileries, à la messe de midi, à l'Assomption, au balcon du Théâtre-Italien, une petite femme dont les formes sveltes et gracieuses, et admirablement calculées, ont été modelées par la main des Amours; cette petite femme est douée, ainsi que vous pouvez le voir, d'une physionomie qui rappelle par la régularité de ses lignes, la parfaite harmonie de ses contours, et la fraîcheur de son coloris, les chefs-d'œuvre de Mignard. Ce joli visage est encadré par des cheveux plus noirs que l'ébène et dont les boucles longues et soyeuses caressent un cou aussi blanc que l'albâtre.

Cette gracieuse créature est l'épouse d'un comte étranger tant soit peu sauvage, despote et jaloux.

Les lions du boulevard Italien qui admiraient depuis longtemps cette pierre précieuse qu'un avare voulait enfouir, prirent la résolution de la lui enlever. Cette résolution une fois prise, ils tirèrent au sort à qui tenterait de toucher le cœur de cette belle, le hasard favorisa un gentilhomme lorrain fidèle habitué du café Anglais et du club Jockei qui est doué d'une physionomie agréable, d'une taille avantageuse, dont la lèvre supérieure est ornée d'une jolie moustache noire coupée avec soin, qui possède en un mot tout ce qui est nécessaire pour réussir dans la carrière amoureuse.

Après une cour assez longue, ce gentilhomme obtint enfin le doux prix de ses peines. Il était heureux depuis déjà assez longtemps, lorsque le mari, dont des propos indiscrets avaient éveillé l'attention, surveilla sa volage épouse, et finit par découvrir le lien où se réunissaient les deux amants. Cependant, soit qu'il manquât d'adresse ou de bonheur, toutes ses tentatives pour les surprendre en flagrant délit de conversation criminelle, demeurèrent sans résultats. Lassé à la fin de ronger son frein en silence, il pressa et menaça tant et si bien sa pauvre petite femme, qu'elle avoua sa faute; mais lorsqu'il voulut lui faire nommer son complice, cette femme qui n'avait pas osé se défendre elle-même, retrouva de l'énergie pour épargner un danger à celui qu'elle aimait, et opposa une résistance opiniâtre aux prières, aux menaces, aux promesses de pardon que lui fit son mari; celui-ci était furieux, il voulait absolument laver dans le sang de l'amant de sa femme, la tache faite à son écusson, mais toutes les démarches qu'il fit pour le découvrir furent inutiles. On dit que l'amour porte un bandeau, je crois plutôt qu'il en met un sur les yeux de ceux qui veulent troubler les plaisirs de ceux qu'il favorise.

Le mari était d'autant plus furieux, que ses malheurs, il le savait, étaient connus des habitués, de tous les cafés fashionables du boulevard Italien, et que chaque fois qu'il entrait dans un de ces établissements, son arrivée était saluée par quelques-uns de ces sourires ironiques que les maris mêmes n'épargnent pas, à ceux d'entre eux qui sont... malheureux.

Le pauvre mari était donc malheureux... depuis environ deux mois, lorsqu'un jour, ou plutôt un soir, ayant été à la suite d'un bon dîner, chercher des distractions dans une de ces maisons ouvertes à tous les amateurs des plaisirs faciles, l'odalisque à laquelle il avait jeté le mouchoir lui raconta sa propre histoire, en l'accompagnant de commentaires assez décolletés et sans oublier les noms des personnes.

Le pauvre homme était dans ses petits souliers, aussi; dès que l'aurore aux doigts de roses ouvrit les portes de l'orient, il se leva sans bruit, et après s'être muni d'une paire de pistolets, il se rendit chez le gentilhomme lorrain.

Le valet de chambre de celui-ci, devina de suite de quoi il s'agissait, et ne voulant pas éveiller son maître, afin de lui annoncer une mauvaise nouvelle, il répondit au mari que son maître qui s'était couché très-tard, ne serait visible qu'à deux heures après midi, et il se plaça devant la porte de la chambre à coucher, dans l'attitude d'un homme décidé à en défendre l'entrée envers et contre tous.

—A deux heures! s'écria le mari, à deux heures! mais il en est neuf à peine, et je ne puis attendre cinq heures le plaisir de brûler la cervelle à ce misérable.

Le valet de chambre charmé de trouver l'occasion de résister à un maître, faisait toujours la même réponse à tous les observations du pauvre comte.

—Monsieur a tort d'insister, j'ai reçu de mon maître la consigne de ne l'éveiller qu'à deux heures, et il faut que je lui obéisse; il n'est d'ailleurs pas poli d'éveiller les gens pour les tuer.

Le mari dut se résigner.

Deux heures sonnèrent enfin, il fut alors introduit dans l'appartement du gentilhomme lorrain, qui le reçut en bâillant.

L'explication fut chaude, l'amant nia: en pareil cas c'est le devoir d'un galant homme, le mari affirma; enfin il fut convenu qu'ils se rencontreraient les armes à la main.

Lorsque les amis du mari se présentèrent chez l'amant pour régler les conditions du combat, ce dernier prétendit qu'ayant été provoqué sans sujet, il devait avoir le choix des armes; il n'y avait pas moyen pour le mari de décliner sa position, il ne pouvait sans se couvrir de ridicule, invoquer le témoignage de sa femme qui l'avait si bien... il fut donc forcé de subir la loi de son adversaire qui choisit l'épée, arme dont il se servait à merveille.

Ah! daignez m'épargner le reste.

La bonne cause succomba (historique).

Voici maintenant l'histoire du second mari.

Celui-ci est un duc de la vieille roche, qui a conservé des habitudes quelque peu régence, et qui aime surtout à se moquer des époux malheureux.

Ce noble duc aime beaucoup sa femme, il en est jaloux, très-jaloux même; ce qui ne l'empêche d'avoir pour maîtresse la sœur d'une célèbre tragédienne à laquelle un malencontreux coup de sonnette fit perdre les bonnes grâces du plus grand capitaine de l'époque.

Quelques petits faits qui ne pouvaient du reste avoir de l'importance qu'aux yeux d'un jaloux ayant éveillé l'attention du duc, il lui prit la fantaisie de s'assurer si ses soupçons étaient ou non fondés; il chargea donc un de ses anciens domestiques de suivre sa femme et de lui rendre compte de toutes ses démarches. Ce domestique, bavard et indiscret comme le sont presque tous les gens de cette classe, confia l'objet de sa mission à sa femme, celle-ci à une modiste qui en parla à la femme de chambre de la duchesse qui prévint sa maîtresse; ainsi prévenue, la duchesse se tint sur ses gardes et ne se rencontra plus avec son amant (car elle a un amant) qu'après avoir pris toutes les précautions possibles afin de n'être pas surprise. Le mari croyait s'être trompé, mais quelques paroles indiscrètes étant venu donner à sa jalousie un nouvel aliment, la surveillance redoubla; mais le surveillant malgré tout son zèle et toute sa perspicacité fut trompé d'une manière très-adroite, et voici comment:

La femme de chambre qui était à peu près de la même taille que sa maîtresse, se rendait les jours de rendez-vous chez une baronne amie de la duchesse: arrivée là, elle prenait un costume absolument semblable à celui que portait sa maîtresse (il est bien entendu que cette dernière avait dit à son mari, quelles étaient les visites qu'elle comptait faire), et lorsque celle-ci était arrivée, elle faisait sortir son Sosie, qui la figure couverte d'un voile épais et à mouches larges, montait dans la voiture, et le cocher dont l'itinéraire était tracé à l'avance, continuait sa course et s'arrêtait à toutes les maisons indiquées. La femme de chambre qui jouait à merveille le rôle de duchesse, remettait au chasseur les cartes de visite pour qu'il les déposât chez les concierges et pendant que tout ceci se passait, la notable dame sortait de chez sa complaisante amie et se rendait dans une petite maison où l'attendait l'heureux possesseur de ses charmes.

Le mari, qui de son côté redoutait la surveillance de sa femme, qui pour lui donner le change avait quelquefois témoigné des velléités de jalousie, profitait du temps qu'elle employait à faire ses visites, temps que du reste il ne songeait pas à trouver trop long pour aller rendre visite à sa maîtresse.

Ainsi que cela arrive souvent, l'amant de la femme était justement le plus intime ami du mari, qui ne lui cachait pas les moyens qu'il employait afin de tromper sa femme tout en s'assurant de sa vertu.

Il se trouvait enfin le plus heureux des maris, si bien qu'un jour un plaisant que l'amant avait mis dans la confidence et devant lequel il se félicitait de son bonheur, ne put s'empêcher de lui dire: «Vrai Dieu! cher duc, je crois que vous êtes né coiffé.» Cette plaisanterie fit froncer le sourcil au noble personnage; mais le plaisant ayant remarqué le mouvement fébrile qui venait d'assombrir son visage, ajouta de suite: «Lorsque je dis que vous êtes né coiffé, croyez bien que c'est dans l'acception honnête du mot.» Les maris sont toujours disposés à croire qu'ils font exception à la règle générale, cependant malgré la petite satisfaction qui venait d'être donnée à son amour-propre, il resta sur la physionomie et dans l'esprit du duc un nuage que malgré tous ses efforts et les rapports journaliers de son escogriffe, qui attestaient tous la conduite exemplaire de son épouse, il ne pouvait parvenir à chasser.

FIN DU DEUXIÈME VOLUME.

LES VRAIS MYSTÈRES DE PARIS.

LES

VRAIS MYSTÈRES

DE PARIS,

PAR VIDOCQ.

TOME TROISIÈME.

colophon

BRUXELLES,

ALPH. LEBÈGUE ET SACRÉ FILS,

IMPRIMEURS-ÉDITEURS.

1844

LES VRAIS

Mystères de Paris

bar

I.—Baden-Baden.

Cependant au bout de quelque temps le duc n'ayant rien appris de nouveau, se tranquillisa, et il en était arrivé à dormir sur ses deux oreilles, lorsque sa maîtresse, que ses petites contrariétés conjugales ne lui avaient pas fait oublier, manifesta le désir de voir Baden-Baden. Le duc qui désirait l'accompagner se plaignit de violentes douleurs de nerfs, et se fit ordonner les eaux par son médecin. L'épouse qui savait par son amant tout ce qui se passait; voulut par sa conduite justifier la bonne opinion que son mari avait d'elle, elle lui dit qu'elle ne souffrirait pas que, pendant les trois mois qu'il devait passer dans une ville étrangère, le soin de veiller à sa précieuse santé fût confié à des mains étrangères; elle voulait, disait-elle, être sa garde-malade; pouvait-il en trouver une plus dévouée? Le mari fut forcé d'accepter cette preuve de dévouement.

Les avoir à la fois auprès de lui dans un lieu comme Baden-Baden, où personne n'ayant rien à faire, aime assez à s'occuper des affaires de tout le monde, c'était bien la chose impossible; cependant l'excellent mari trouva un moyen de tout concilier: il alla prier son ami intime de venir avec lui à Baden-Baden; et comme celui-ci, pour mieux jouer son rôle, refusait, il lui dit que ce serait lui rendre un véritable service, qu'il fallait dans les relations ordinaires de la vie faire quelque chose pour ses amis, si à son tour on voulait les trouver dans l'occasion; enfin il parla tant et si bien que le beau jeune homme voulut bien se sacrifier.

Ils partirent tous à peu de jours de distance. L'amant de la duchesse accompagnait la maîtresse du duc. Je ne puis vous dire ce qui se passa entre ces deux derniers durant le voyage. Je vous ferai seulement remarquer que le jeune homme, qui apprenait à sa maîtresse tout ce que faisait son mari, ne lui avait jamais parlé de l'artiste dramatique en question, ce qui peut laisser supposer que le noble duc était à la fois trahi par l'amitié, l'hymen et les amours.

L'arrivée à Baden-Baden de ces quatre individus vient d'exciter l'étonnement général; car les deux tiers au moins des lions et des lionnes qui sont venus ici de Paris, savent tout ce que je viens de vous raconter. Le noble duc cependant n'a pas cessé de dormir sur ses deux oreilles; on dirait que la Providence se plaît à tenir un voile épais devant les yeux des maris qui sont presque tous sourds et aveugles.

—Et la conclusion de ceci? dit Roman, lorsque le poëte chevelu eut terminé le récit qui précède.

—La conclusion, la voici: c'est qu'à Baden-Baden, aussi bien qu'à Paris, on rencontre souvent des niais, des sots et des fripons;

Des observateurs par goût et par état;

Des artistes qui n'ont d'autre mérite que celui qu'ils se donnent;

Des hommes de lettres qui n'ont d'autre esprit que celui qu'ils pillent;

Des magistrats criblés de dettes;

Des députés dont la conscience est à vendre;

Des avoués, des avocats et des huissiers écorchant la pratiques;

Des banquiers usuriers;

Des soldats, héros d'antichambre, qui n'ont jamais vu d'autre feu que celui de la cuisine;

Des filous couverts de rubans de toutes les couleurs;

Des jeunes gens aimables et élégants dont toute la fortune est hypothéquée sur le tir aux pigeons, les cartes biseautées et les dés pipés;

Des faux dévots, des philanthropes inhumains, des millionnaires sans entrailles, des faux amis et des ingrats, des marchands sans probité, des femmes coquettes, jalouses et infidèles, et le reste.

Lorsque Roman et le poëte chevelu se levèrent de table, la nuit était venue, et les sons mélodieux d'un orchestre nombreux annonçaient que déjà les salons venaient d'être ouverts. Nos deux héros suivirent la foule empressée des joueurs et des amateurs de la danse, et ils se séparèrent pour se livrer chacun au plaisir qu'il préférait. Le poëte alla se mêler aux groupes de jeunes élégants et de jolies femmes qui attendaient avec impatience le moment de se livrer à la danse; Roman prit la place qu'il occupait ordinairement à la table de jeu.

La fortune était décidément lasse de le favoriser. Il perdit une première masse, puis une seconde, puis une troisième; alors le peu de raison qu'il avait conservé jusqu'alors l'abandonna tout à fait; le sang lui monta à la tête, ses artères battirent avec violence, les veines de son cou se gonflèrent; il prit sans les compter, les pièces d'or et les billets de banque pour les déposer sur le fatal tapis vert, et il ne s'arrêta que lorsqu'il ne trouva plus rien dans ses poches.

Il venait de perdre en moins d'une heure tout ce qu'il avait gagné depuis qu'il était à Baden-Baden.

Il sortit afin de respirer plus à son aise.

—C'est bien fait, se dit-il lorsqu'il fut sur la magnifique terrasse qui longe la maison de conversation, c'est bien fait, je devais, ainsi que je me l'étais promis, rester au moins huit jours sans jouer.

Roman avait recouvré tout son sang-froid au grand air, et comme après tout il ne venait de perdre que ce qu'il avait gagné précédemment, et que la somme qu'il avait apportée de Paris était encore intacte, il reprit bientôt toute sa gaieté.

Les résultats des séances qui suivirent cette dernière furent heureux; il regagna en moins de huit jours une somme à peu près équivalente à celle qu'il venait de perdre; puis vinrent des alternatives de pertes et de gains, qui furent en définitive suivies d'une débâcle générale qui, en quelques séances enleva à Roman tout ce qu'il possédait d'argent comptant.

—C'est bien, se disait-il en tâtant son portefeuille qui n'était plus gonflé de billets de banque, et en frappant sur ses poches qui ne rendaient plus ce son métallique qui résonne si agréablement aux oreilles, c'est bien, il paraît que ma martingale n'était pas infaillible. Mais pouvais-je prévoir une série de douze rouges, suivies de trois doubles zéros noirs? Allons, c'est une affaire décidée, je ne jouerai plus!

Il ne restait plus rien à Roman que sa garde-robe, qui du reste était assez bien montée, quelques bijoux et la chaise de poste qui l'avait amené à Baden-Baden. Un de ces brocanteurs, que l'on est certain de rencontrer partout où il existe des maisons de jeux, lui acheta deux mille francs des objets qui valaient au moins le double, et Roman, qui venait de se faire à lui-même le serment de ne plus jouer, s'empressa d'aller porter sur le fatal tapis vert ses dernières pièces d'or.

N'ayant plus rien à faire à Baden-Baden, qui lui paraissait une résidence très-ennuyeuse depuis qu'il n'avait plus l'espoir de ruiner l'administration des jeux, il se détermina à reprendre la route de Paris; et pour se procurer la petite somme qu'il lui fallait pour subvenir aux frais de son voyage, il fut forcé de rendre une nouvelle visite au brocanteur et de se débarrasser d'une foule de petits objets qui avaient échappé à la première vente.

Le premier soin de Roman, en arrivant à Paris, fut de se rendre chez son ami, qui devina à sa triste mine et à son piètre équipage qu'il avait été déçu dans ses espérances.

—Eh bien! lui dit-il, tu ne reviens pas millionnaire, à ce qu'il paraît?

—Il s'en faut de tout, mon cher Salvador, répondit Roman en frappant sur ses poches vides. Je reviens assez semblable au philosophe Bias, c'est-à-dire que je porte avec moi toute ma fortune.

—Tu le vois, je n'avais pas tort lorsque je te disais que cette dernière tentative ne serait pas plus heureuse que toutes les précédentes.

—Tu avais raison, je ne veux pas le nier, répondit Roman, après s'être commodément établi dans un bon fauteuil à la Voltaire; mais si tu veux bien me le permettre, nous allons causer un peu de nos petites affaires. Fais défendre ta porte.

Salvador sonna.

—Je n'y suis pour personne, dit-il au domestique qui se présenta.

—Monsieur le marquis a sans doute oublié, répondit le domestique, que madame la marquise de Roselly a fait dire qu'elle viendrait à une heure prendre monsieur le marquis pour l'accompagner au bois...

—Monsieur le marquis n'y est pour personne, dit Roman, pas même pour madame la marquise de Roselly.

Salvador fit un signe pour approuver ce que venait de dire son intendant.

Le domestique s'inclina et sortit.

—Maintenant, je t'écoute, dit Salvador lorsqu'ils furent seuls.

—Parmi les vieux proverbes qui courent le monde depuis je ne sais combien d'années, répondit Roman, il y en a un dont la vérité ne saurait être mise en doute.

—Et que dit ce proverbe?

—Il dit que nous voyons toujours la paille qui est dans l'œil de notre voisin, et que nous n'apercevons pas la poutre qui est dans le nôtre. Tu me dis que j'ai tort de jouer, qu'il est probable que si je continue je perdrai une bonne partie de ce que nous possédons...

—Est-ce vrai?

—Je ne dis pas non, aussi lorsque tu me fais de la morale, il y a longtemps que je me suis dit moi-même tout ce qu'il est possible de se dire à propos d'un pareil sujet; mais te crois-tu assez raisonnable pour avoir le droit de me morigéner?

—Si j'avais perdu au jeu deux cent cinquante mille francs en deux ans; je crois que j'irais de suite me pendre.

—Tu ne réponds pas à ma question; je te demande si tu te crois assez raisonnable pour avoir le droit de me morigéner?

—Je ne suis certes pas un Caton, mais je ne me crois pas aussi fou que toi.

—Les proverbes auront toujours raison.

—Eh! tu me fais mourir avec tes proverbes. Voyons, où veux-tu en venir?

—A te prouver que tu es aussi fou que moi, si ce n'est plus.

—Je t'écoute.

—Le marquis de Pourrières en mourant nous a laissé environ soixante mille francs de rente, n'est-ce pas? C'était un fort joli denier, et nous pouvions mener tous deux une existence fort agréable en dépensant chacun trente mille francs chaque année.

—Sans doute.

—Mais j'ai joué, et j'ai fait à cette fortune une brèche...

—Trop considérable, morbleu! deux cent cinquante mille francs en deux ans.

—J'ai eu tort; je le sais, mais puisque mon compte est établi, examinons un peu le tien.

—Les réparations et l'ameublement du vieux manoir de Pourrières ont coûté, si je ne me trompe, quarante mille francs; l'organisation et la musique de la garde nationale, dix mille francs. Je ne parle que pour mémoire de ces deux articles. Il fallait bien réparer et meubler convenablement notre demeure, et je ne suis pas fâché de voir briller ce chiffon rouge à ta boutonnière. Les fêtes, feux d'artifices et tout ce qui s'en suit, vingt-cinq mille francs; ta maison, tes chevaux et tes équipages, cinquante mille écus; la maison des Champs-Elysées, les chevaux, les équipages, les habits prune de Monsieur galonnés d'or, les vestes et les culottes de panne rouge de la livrée de madame la marquise de Roselly, au moins autant; tout cela fait à peu près trois cent soixante-cinq mille francs. Suis-je exact?

—Que trop, malheureusement.

—Nous avons donc, outre nos revenus qu'une foule de menues dépenses ont absorbé et au delà dissipé, plus de six cent mille francs, et à l'heure qu'il est il ne nous reste plus que trente mille francs de rente, quinze mille francs à chacun; c'est peu, n'est-ce pas?

—Il faudra bien cependant que nous finissions par nous contenter de cela.

—Et le plus tôt sera le mieux; pour ma part, j'en fais le serment solennel, jamais je ne poserai une pièce d'or sur un tapis vert.

—C'est bien! Mon ami, c'est bien!

—Ainsi, nous allons retourner à Pourrières, tu vas renoncer à tes rêves d'ambition et au luxe dont tu t'es environné; tu feras comprendre à ta maîtresse qu'il ne faut à deux amants bien épris l'un de l'autre, qu'une chaumière, de frais ombrages, un clair ruisseau, des fruits et du laitage.

—Dis donc, Roman, je crois que tu te moques de moi?

—Tu te trompes, je te l'assure; ce qui vient de m'arriver m'a fait faire de très-sérieuses réflexions, et je crois maintenant qu'il n'est pas de vie plus agréable que celle que l'on peut mener à la campagne.

Roman s'était levé, et il se promenait dans le cabinet que nous avons décrit au premier volume de cet ouvrage, en chantonnant le refrain d'une romance devenue populaire:

Quand on fut toujours vertueux
On aime à voir lever l'aurore.

—Es-tu devenu fou? s'écria Salvador, en se levant à son tour.

—Ainsi donc mon pauvre ami, répondit Roman, tu n'es pas soucieux d'aller t'enterrer de nouveau à Pourrières, où nous sommes restés aussi longtemps que pour laisser à ceux qui nous connaissent le temps de nous oublier, et tu crois que ta maîtresse ne quitterait pas volontiers, sa jolie maison des Champs-Elysées, ses équipages et le reste; quant à ce qui me regarde je crois bien que le serment que je viens de faire ressemblera à tous ceux que j'ai déjà faits.

—Mais que devenir alors?

—Ecoute, nous sommes, toi et moi, dominés chacun par des passions différentes, mais dont les résultats doivent être les mêmes, et tous les efforts que nous pourrions faire pour échapper à notre destinée seraient, je le crains bien, des efforts inutiles; ainsi, je crois que le parti le plus sage que nous puissions prendre, est celui de suivre chacun l'impulsion de la nature, et d'attendre le dénoûment avec patience et résignation.

—Oh! nous n'aurons pas besoin d'attendre longtemps, le dénoûment est beaucoup plus proche que tu ne le crois peut-être. Pour me procurer de l'argent comptant, j'ai été obligé d'engager une bonne partie des revenus des terres de Pourrières; c'est tout au plus si, à l'heure qu'il est, il me reste une dizaine de mille francs, et il faut, si je ne veux pas déchoir, qu'à la fin de ce mois je paye ce que je redois à mes fournisseurs et à ceux de Silvia.

—Cette marquise de Roselly n'a donc pas de fortune?

—Eh! lorsque j'ai fait sa connaissance, elle avait déjà dissipé tout ce qu'elle possédait.

Roman et Salvador en étaient là de leur conversation lorsque le domestique, que ce dernier avait chargé de défendre sa porte, entra dans le cabinet précédant Silvia.

—M. le marquis est témoin, dit-il, que madame a forcé ma consigne.

—C'est bien, répondit Salvador, vous pouvez vous retirer.

—Vous n'êtes pas galant, M. le marquis, dit Silvia; vous me dites hier que vous m'accompagnerez au bois aujourd'hui, et lorsque je viens vous rappeler votre promesse, vous me faites répondre que vous êtes absent; cela est mal.

—Daignez croire, madame...

—Oh! je vous excuse; mais c'est parce que je vous trouve avec M. Lebrun, que je suis charmée de rencontrer ici.

—Madame la marquise est infiniment trop bonne, répondit Roman en s'inclinant avec toute l'humilité d'un serviteur de bonne maison.

—Allons! c'est décidé, se dit Silvia; je ne saurai encore rien aujourd'hui. Eh bien! partons-nous, dit elle à Salvador.

—Je suis à vos ordres, madame, répondit Salvador en se levant.

Silvia avait remis son chapeau qu'elle avait ôté en entrant, et drapé sur ses épaules l'écharpe soyeuse et légère dont elle enveloppait habituellement sa taille fine et cambrée.

—A propos dit-elle, en s'adressant à Salvador, puisque monsieur votre intendant est ici, ayez donc l'extrême obligeance de le prier de m'apporter demain une dizaine de mille francs; j'ai promis de l'argent à mes marchandes de modes, lingères, couturières, etc., et je serais désolée d'être forcée de leur manquer de parole; je vous rembourserai cette bagatelle au premier jour.

L'expression d'un vif mécontentement se peignit sur les traits de Salvador à cette demande imprévue; il allait cependant répondre par un promesse, mais Roman, auquel il venait de faire connaître l'état précaire de ses finances, ne lui en laissa pas le temps.

—Je crois, madame, qu'il ne sera pas possible à M. le marquis de vous rendre le léger service que vous lui demandez. Lorsque vous êtes entrée, j'achevais de lui rendre mes comptes; et comme il a été forcé de payer récemment de très-fortes sommes, ma caisse en ce moment et à peu près vide.

—Est-ce vrai? dit Silvia en s'adressant à Salvador.

—Que trop vrai, hélas! répondit celui-ci en laissant un long soupir s'échapper de sa poitrine.

—Seriez-vous ruiné? s'écria Silvia.

—Oh! pas tout à fait, répondit Roman en souriant; mais il faudra peut-être que M. le marquis vende une partie de ses terres.

Silvia s'était assise, et Salvador, qui avait repris sa place devant le bureau, paraissait enseveli dans de profondes et tristes réflexions.

—Il ne faut pas vous chagriner, lui dit sa maîtresse; ce n'est qu'un moment à passer; il faut diminuer le train de votre maison, supprimer une partie de vos équipages... et des miens, ajouta-t-elle à voix basse.

Salvador venait d'être piqué à l'endroit le plus sensible.

—Diminuer le train de ma maison! s'écria-t-il, supprimer une partie de mes équipages! cela est impossible! Que penserait-on de moi dans le monde? on croirait que je suis ruiné, et le ministère ne m'accorderait pas la place que je sollicite.

—Il est certain, M. le marquis, que si l'on vous voit déchoir au premier acte de votre apparition dans le monde, vos espérances dans le monde ne se réaliseront pas.

—Il faut pourtant que je sorte de cet affreux labyrinthe.

—Ah! il ne faudrait, pour vous tirer d'embarras, que la valeur de ce que je viens de voir il n'y a qu'un instant.

—Eh! qu'avez-vous donc vu, madame la marquise? dit Roman plutôt pour ne pas laisser tomber la conversation que pour satisfaire sa curiosité.

—La plus belle collection de pierres précieuses qu'il soit possible d'imaginer; des diamants, des émeraudes, des saphirs, des rubis, des améthystes, des topazes; des opales magnifiques, des perles admirables.

—Enfin, tous les trésors de Golconde et de Visapour, dit Salvador. Et quel était l'heureux possesseur de toutes ces richesses?

—Un des compatriotes de M. de Roselly, répondit Silvia, que j'ai rencontré hier chez la duchesse de Beautreillis, et qui est venu ce matin me présenter ses hommages.

—Et ces pierres étaient bien belles? reprit Roman, que la conversation commençait à intéresser.

—Admirables. Je crois voir encore briller devant mes yeux le rouge éclatant des escarboucles, le rouge plus pâle des rubis, les reflets dorés des opales, le violet mystérieux des améthystes; le bleu des saphirs, et le vert des émeraudes, qui rappellent la couleur du ciel par une belle journée d'été, et le sombre feuillage des forêts.

—Le compatriote de monsieur le marquis de Roselly est au moins le plus riche marchand joaillier de la noble ville de Venise? dit Roman.

—Vous faites erreur, ce n'est point un marchand qui possède cette riche collection de pierres précieuses, mais un gentilhomme de bonne maison. Le nom des Colorédo est écrit depuis des siècles sur le livre d'or de la noblesse vénitienne.

—Et il veut sans doute vendre ces pierreries?

—Il n'est venu à Paris que pour cela; et c'est en sortant de chez Halphen, qu'il veut charger des négociations relatives à cette vente, qu'il est venu me rendre visite.

—Je souhaite bien sincèrement que cet étranger ne se ruine pas à Paris; mais s'il monte sa maison aussi grandement que monsieur le marquis a monté la sienne, il faudra peut-être qu'après avoir vendu ses pierreries, il vende encore ses terres.

—Oh! il n'y a pas de danger, le comte de Colorédo est le plus avare de tous les mortels. Croiriez-vous qu'il se contente d'un des plus petits appartements de l'hôtel de Castiglione, et qu'il dîne à une table d'hôte à cinq francs par tête; il n'a pas d'ailleurs l'intention de se fixer à Paris. Mais nous nous amusons à parler de choses indifférentes, et nous oublions que l'heure du bois sera bientôt passée; partons-nous, monsieur le marquis?

—Je suis à vos ordres, madame.

Au moment où Salvador allait sortir, Roman le prit à part pour lui demander un billet de mille francs; et comme Salvador se récriait:

—Sois tranquille, lui dit son ami, cette fois ce n'est pas pour aller la jouer que je te demande cette somme: va t'amuser et ne t'inquiète pas de l'avenir; dans quelques jours j'aurai probablement de très-bonnes nouvelles à t'annoncer.

Roman alla de suite reprendre, à l'hôtel des Princes, ce qu'il y avait laissé avant son départ pour Baden-Baden, il fit porter le tout, qui constituait encore une garde-robe très-convenable, chez son ami; puis, lorsque cela fut fait, il sortit et prit à la porte de l'hôtel un cabriolet qui le conduisit à l'embarcadère du chemin de fer d'Orléans.

Il partit par le premier convoi et descendit à Orléans, à l'hôtel de la Boule d'or, d'où il écrivit à Salvador de lui envoyer, par la voie la plus prompte, ses malles et tout son bagage.

«Ce que je te demande te paraîtra peut-être extraordinaire, lui disait-il en terminant sa lettre, et tu seras peut-être surpris de ce que j'ai pris un autre nom que celui qui maintenant paraît m'appartenir; mais que cela ne t'empêche pas de faire ce que je te demande, je tiens à te prouver, et j'espère pouvoir y réussir, que si je sais perdre de l'argent, je sais aussi en gagner.»

Après avoir reçu ce qu'il attendait, Roman revint à Paris par la même voie que celle qui lui avait servi pour arriver à Orléans; et de l'embarcadère au chemin de fer, il se fit conduire à l'hôtel de Castiglione, où il n'arriva que le soir, enveloppé dans un vaste manteau, la tête couverte d'un bonnet de soie noire, et son mouchoir devant sa bouche, comme quelqu'un qui souffre d'un violent mal de dents.

Avant d'arrêter un appartement, il fit observer aux gens de l'hôtel, qu'il désirait, attendu son état maladif, savoir quels étaient ceux qu'il aurait pour voisins, et s'ils ne faisaient pas de bruit; on répondit à ces observations qui parurent toutes naturelles, que l'appartement qui portait le nº 11, était de tous ceux de la maison, celui qui convenait le mieux à sa position; le nº 12 étant occupé par un seigneur italien, qui ne rentrait habituellement que pour se coucher, et qui ne s'occupait, lorsque par hasard il restait chez lui, qu'à lire et à écrire; le nº 13, par une vieille dame sourde qui ne recevait personne, qui ne sortait que le soir pour aller dîner, et rentrait à onze heures au plus tard; et la pièce au-dessus, par le teneur de livres de la maison.

Roman arrêta le nº 11.

Lorsque le lendemain matin il sortit de sa chambre, Salvador, lui-même, en passant près de lui, ne l'aurait pas reconnu; de brun il était devenu blond, des moustaches et une barbe épaisse couvraient son visage, qui de plein et de coloré qu'il était ordinairement, était devenu maigre et pâle, ses yeux étaient en outre cachés sous des lunettes vertes d'une dimension plus qu'ordinaire; enfin, il paraissait si souffreteux, si malingre, si rachitique, que les propriétaires de l'hôtel, en le voyant gagner appuyé sur le bras d'un domestique la voiture qu'il avait fait demander, ne purent s'empêcher de le plaindre et qu'ils se dirent que ce malheureux étranger laisserait ses os en France.

Roman, cependant, ne pensait pas à mourir, les questions adroites qu'il avait faites aux serviteurs de l'hôtel lorsqu'il avait choisi son appartement, lui avaient appris, ainsi qu'on l'a vu, quel était celui occupé par le comte Colorédo; ce renseignement une fois obtenu, il ne lui avait pas été difficile de saisir un moment favorable pour prendre l'empreinte de la serrure, et il sortait pour se procurer les instruments qui lui étaient nécessaires pour opérer au moment opportun.

Roman qui avait déjà exercé à Paris, savait qu'on pouvait trouver au Temple et chez tous les ferrailleurs de la rue de Lappe, des clés de toutes les formes et de toutes les dimensions; il en acheta deux petits trousseaux celles de l'un devaient servir pour les portes extérieures, et celles de l'autre pour les meubles; puis des vrilles, un petit ciseau et une lime; il espérait bien cependant ne pas être forcé de se servir de ces derniers instruments, car il avait déjà remarqué que les serrures des portes et des meubles de l'hôtel de Castiglione, n'étaient, comme celles de presque toutes les maisons garnies, que des serrures de pacotille qui peuvent être ouvertes par presque toutes les clés.

Il n'eut pas de peine à se procurer ce qu'il désirait, et lorsqu'il se trouva seul dans son appartement, il se dit, en se frottant les mains et en jetant sa perruque et sa fausse barbe au plafond, que le plus difficile de l'affaire qu'il projetait était fait, et qu'il ne s'agissait plus que d'avoir de la patience; le hasard, du reste, le favorisa plus qu'il ne l'espérait.

Il était depuis cinq jours seulement à l'hôtel, lorsqu'un matin il entendit dans la chambre de son voisin un bruit inaccoutumé: on ouvrait et on fermait les meubles, on traînait des malles; ce remue-ménage semblait indiquer les apprêts d'un voyage précipité. Le cœur de Roman battit avec violence. Depuis plus d'une heure, chaque mouvement qu'il entendait, augmentait les transes mortelles auxquelles il était en proie, lorsqu'un domestique prononça ces mots fatals: Allez vite chercher une voiture, M. de Colorédo veut partir à l'instant même. Plus de doute, le trésor sur lequel il comptait allait lui échapper. Le son d'une nouvelle voix vint frapper son oreille; c'était celle de l'étranger qui disait au garçon d'hôtel de lui choisir la voiture la plus propre qu'il pourrait trouver et de la prendre à l'heure. Au surplus, ajouta-t-il, faites monter le cocher, je m'entendrai avec lui. Roman, l'oreille appliquée contre la cloison qui séparait son appartement de celui de l'étranger, retenait son souffle afin de ne pas perdre une syllabe. Le cocher demandé arriva.

—Je vous prends à l'heure, dit l'étranger, vous me conduirez d'abord chez Boivin le fameux gantier de la rue de la Paix, puis ensuite à l'ambassade d'Autriche, où vous m'attendrez jusqu'à quatre heures du soir. Combien me prendrez-vous pour tout cela?

Le cocher demanda vingt francs. Le noble italien qui était en réalité aussi avare que Silvia l'avait dit, ne voulait en donner que quinze, et il défendit ses intérêts avec tant de ténacité que le cocher fut obligé de céder. Dix minutes après, Roman, de sa fenêtre, voyait son voisin monter dans le char numéroté qui devait le conduire rue de Grenelle-Saint-Germain.

—C'est cela, dit-il, va danser chez madame d'Appony, je vais, pour ma part, faire danser tes pierreries[242].

Une heure s'étant écoulé, Roman sortit de son appartement, et après avoir jeté en haut et en bas de l'escalier un coup d'œil investigateur, il s'introduisit à l'aide des clés qu'il s'était procuré dans celui du malheureux propriétaire des pierres précieuses dont Silvia avait fait devant lui une si brillante description.

L'appartement était fait, et le comte devait être absent plusieurs heures; il avait donc devant lui plus de temps qu'il ne lui en fallait pour visiter sans craindre d'être dérangé, tous les meubles qui garnissaient ce logement. Il ferma donc la porte sur lui; il mit ses armes en état, car il était bien déterminé à ne point se laisser prendre vivant, si le hasard voulait qu'il fût surpris, et après avoir mis des chaussons de tresse, afin que le bruit de ses pas ne pût être entendu des locataires de l'étage au-dessous, il commença une visite exacte de tous les meubles. Il avait déjà fouillé tous les tiroirs de la commode, tous ceux du secrétaire et toutes les armoires qu'il avait ouverts avec la plus grande facilité, à l'aide des clés de ses deux trousseaux, et il désespérait presque du succès de son entreprise, lorsqu'il avisa dans un coin une espèce de petit chiffonnier qu'il n'avait pas remarqué d'abord.

—Le magot est là dedans, ou il n'est nulle part, se dit-il.

Et les tiroirs du chiffonnier éprouvèrent le sort de ceux des autres meubles. Roman ne s'était pas trompé: dans un des tiroirs de ce meuble, il trouva une petite boîte de chagrin dans laquelle étaient toutes les pierres précieuses dont avait parlé Silvia; il ne prit pas le temps de les examiner.

Après avoir remis tous les meubles en état, il sortit de l'appartement du comte aussi heureusement qu'il y était entré.

Son premier soin lorsqu'il fut rentré chez lui, fut de faire un peu de toilette; puis il sonna et commanda au domestique qui se présenta, d'aller lui chercher une voiture.

Roman serrant contre sa poitrine sa précieuse capture, et appuyé comme de coutume sur le bras d'un domestique, gagna sa voiture; et lorsque son cocher qui avait vigoureusement fouetté les deux bucéphales attelés à son carrosse, eût laissé bien loin derrière lui la rue et l'hôtel de Castiglione, un ouf! prolongé sortit de sa poitrine.

Au moment où Roman était monté en voiture, un véhicule numéroté, s'était arrêté devant la porte de cet hôtel, et une dame que dans sa préoccupation il n'avait pas remarquée, en était descendue, et avait demandé au concierge si le comte Colorédo était chez lui. Cette dame se retirait après avoir reçu une réponse négative, lorsqu'elle remarqua notre héros.

—C'est singulier, se dit-elle, cet homme qui paraît si malade, ressemble beaucoup, malgré la barbe, les moustaches et les lunettes vertes qui couvrent son visage, à l'intendant de monsieur le marquis de Pourrières.

—Cocher, dit-elle, en s'adressant à son Automédon, suivez cette voiture, mais de loin, et de manière à ce qu'on ne vous remarque; vingt francs pour vous, si vous vous acquittez de cette mission avec intelligence.

Il y a rien que ne puisse faire un cocher de voiture publique auquel une personne qui paraît en état de tenir sa promesse, vient d'offrir un napoléon, aussi celui de Silvia (le lecteur a déjà deviné que la dame qu'il conduisait n'était autre que la marquise de Roselly), employait-il tous ses soins pour se montrer digne de la magnifique récompense qu'il espérait obtenir.

Roman se fit conduire à la barrière de l'Etoile, où il quitta sa voiture.

—Suivez l'homme, dit Silvia à son cocher, mais de loin et de manière à ce qu'il ne puisse pas vous remarquer.

Roman entrait dans le bois de Boulogne par la porte Maillot.

—Vite, vite, dit Silvia, s'il s'engage dans les taillis nous allons le perdre.

Le cocher fouetta ses chevaux qui quittèrent à leur grand regret probablement leur paisible allure; mais lorsqu'ils arrivèrent à la porte Maillot le vieillard cacochyme qui marchait si lentement le long de la route de Neuilly, avait disparu.

—Ce vieillard est bien leste, se dit Silvia, je suis évidemment sur les traces du secret que je veux pénétrer; mais comment retrouver cet homme? Allons, c'est une occasion perdue, mais s'il plaît à Dieu...

Silvia allait donner l'ordre à son cocher de retourner, mais par une de ces inspirations subites, auxquelles on obéit sans chercher à se rendre compte du sentiment qui les a fait naître, elle lui dit de suivre l'allée dans laquelle ils se trouvaient, et qui conduit au rond-point; arrivée à cette partie du bois de Boulogne, Silvia vit sortir d'une allée transversale, et s'engager dans celle qui conduit à la grille de Passy, l'intendant du marquis de Pourrières, vêtu d'une redingote qui lui serrait la taille, et dépouillé des moustaches, de la barbe et des lunettes qui lui cachaient le visage quelques minutes auparavant.

—Enfin! dit Silvia.

Elle fit arrêter sa voiture, remit à son cocher la récompense promise, et le quitta après lui avoir donné l'ordre d'aller l'attendre à la porte Maillot.

Roman marchait avec assez de rapidité pour que Silvia éprouvât beaucoup de peine à le suivre; mais l'envie qu'elle éprouvait de réussir lui donnait à chaque instant de nouvelles forces. Roman se retournait souvent, mais Silvia qui s'était enveloppée dans son châle, et qui avait baissé son voile, ne le suivait que de loin, et il n'était pas probable que la vue d'une femme élégante, si toutefois il la remarquait, lui inspirât la moindre inquiétude; enfin, il arriva à la station de la barrière des Bons-Hommes, où il prit un cabriolet; il était temps: Silvia, dont la longue course qu'elle venait de faire avait épuisé les forces, pouvait à peine se soutenir; elle monta en voiture et fit suivre celle de Roman qui s'arrêta à la porte de l'hôtel du marquis de Pourrières.

Roman entra; Silvia attendit quelques instants avant de le suivre, et, lorsqu'elle supposa qu'il était installé dans le cabinet du marquis, elle entra, et malgré les efforts du domestique qui voulait s'opposer à son passage, elle arriva dans la pièce où se trouvaient les deux amis. Les pierreries volées au comte Colorédo, étaient étalées sur le bureau de Salvador:

Le voilà donc connu ce secret plein d'horreur,

dit Silvia en enlevant un journal que Roman avait jeté sur les pierreries au moment où elle était entrée dans l'appartement.

—Que voulez-vous dire? s'écria Salvador; et que signifie, madame, cette habitude que vous avez prise de forcer la consigne de mes gens, lorsque je désire être seul.

—Vous me permettrez sans doute de m'asseoir, répondit Silvia qui s'était débarrassée de son châle et de son chapeau, et avait pris un siége qu'elle avait placé près de celui de son amant. Ces pierreries appartiennent au comte Colorédo, et elles ont été volées par votre intendant M. Lebrun.

—Madame la marquise me permettra de lui faire observer que sans doute elle a perdu l'esprit, répondit Roman.

—Laissons de côté, je vous prie, nos titres respectifs, et expliquons-nous simplement et sans formules de politesse; mais d'abord laissez-moi, mon cher monsieur Lebrun, vous prouver que je n'ai pas perdu l'esprit. Lorsque vous êtes sorti de l'hôtel de Castiglione, vous étiez enveloppé dans une houppelande de drap brun, vous aviez une perruque blonde, des moustaches et de la barbe de la même couleur; vous êtes monté dans un cabriolet à quatre roues, portant le numéro 266, qui vous a conduit jusqu'à la barrière de l'Etoile, où vous l'avez quitté; vous avez ensuite suivi la route de Neuilly, puis vous vous êtes engagé dans un des massifs de l'allée des Voleurs[243], dont vous êtes sorti vêtu du costume que vous portez maintenant, après avoir laissé sans doute dans les taillis, votre houppelande, votre perruque, votre barbe et vos moustaches; vous avez pris ensuite une autre voiture qui vous a conduit jusqu'ici. Eh bien! ai-je perdu l'esprit?

Roman, pendant que Silvia parlait avait, sans qu'elle s'en aperçût, tiré de la poche de côté de sa redingote un poignard à lame courte et triangulaire, il se leva brusquement, posa une de ses mains sur son épaule et la renversa sur le siége qu'elle occupait, il levait le bras pour la frapper, mais Salvador, qui avait remarqué ses mouvements, s'élança pour le retenir.

—As-tu perdu la tête? s'écria-t-il.

Silvia ne s'aperçut du danger qu'elle avait couru qu'au moment où elle n'avait plus rien à craindre; tous ses traits se couvrirent d'une pâleur mortelle, mais elle ne perdit pas l'usage de ses sens.

—Vous n'êtes guère prudent, mon bon M. Lebrun, dit-elle à Roman, auquel la réflexion était venue, et qui remettait dans sa poche le poignard qu'il en avait tiré.

—Remettez-vous, dit Salvador, vous n'avez rien à craindre quant à présent.

—Je suis toute remise, lui répondit Silvia, et très en état de vous écouter si toutefois vous avez quelque chose à me dire.

—J'ai en effet beaucoup de choses à vous dire. Vous saviez depuis longtemps qu'il existait un secret entre moi et Lebrun, et qu'il n'était mon intendant que pour la forme. Et bien, nous ne sommes pas seulement amis, nous sommes complices, et le crime que nous avons commis aujourd'hui n'est pas le premier; vous savez ce que vous avez à faire; quant à dénoncer le vol commis par Lebrun chez le comte Colorédo, vous ne le ferez pas, nous vous ferions passer pour notre complice. Maintenant serons-nous trois à marcher du même pas dans la même carrière, ou ne devons-nous rester que deux?

—Nous resterons trois, répondit Silvia en offrant ses deux mains à Roman et à Salvador; je tiens à avoir ma part des pierreries de ce brave comte Colorédo.

—Et vous l'aurez belle, je vous en réponds, s'écria Roman. Je vois que j'avais tort de me défier de vous, et que mon ami ne se trompait pas lorsqu'il me disait que vous étiez une femme résolue et sur laquelle on pourrait compter au besoin.

—Monsieur le marquis de Pourrières sait que je lui suis toute dévouée, répondit Silvia en appuyant sa jolie tête sur la poitrine de Salvador, qui déposa un baiser sur son front.

Si, grâce à la béquille d'un obligeant Asmodée il eut été permis à quelque nouveau don Cléophas, de voir ce qui se passait dans le cabinet du petit hôtel du faubourg Saint-Honoré, un ravissant tableau se serait offert à ses yeux, et si son cicerone lui avait demandé compte de ses impressions, voici à peu près ce qu'il aurait répondu: Je vois dans un appartement, où toutes les recherches du luxe et du confortable ont été réunies par une main intelligente, deux êtres jeunes et beaux qui se regardent amoureusement et qui se prodiguent mille caresses. Un homme à la physionomie pleine et colorée et dont les cheveux noirs commencent à grisonner, sourit à leurs ébats. C'est sans doute un bon père qui est heureux du bonheur de ses enfants; c'est fort touchant et très-patriarcal. Et si le diable, après avoir jeté dans les airs le sourire sardonique qui lui est dit-on si familier, lui avait dit ce qu'étaient les individus qui se trouvaient devant lui, le pauvre don Cléophas aurait sans doute accusé Asmodée de calomnier l'humanité. Et cela eût été naturel. On ne se représente habituellement le crime que couvert de haillons et habitant des lieux dont l'aspect est sombre et désolé; on ne peut pas croire que des gens dont la physionomie n'offre rien de remarquable, qui sont vêtus comme tout le monde, et qui habitent des demeures somptueuses, ne reculent pas devant les crimes les plus épouvantables lorsqu'il s'agit de satisfaire la passion qui les domine.

La conversation continuait entre Salvador, Silvia et Roman. Ce dernier venait d'achever le récit des moyens qu'il avait employés pour s'emparer des pierreries du comte Colorédo, et ses deux auditeurs s'étaient beaucoup égayés aux dépens de la victime.

—Ainsi, dit Silvia, l'idée de vous approprier ces pierreries vous est venue au moment même où je vous en ai parlé.

—Oh! mon Dieu oui, répondit Roman. Je conçois promptement et j'exécute de même.

—Et tu es un noble ami, ajouta Salvador; me donner ma part dans une affaire à laquelle je n'ai pas participé! c'est un beau trait.

—Ainsi tu me laisseras faire ma petite partie sans trop me gronder?

—Certainement, mon ami; et la moitié de ce que produira la vente de ces admirables cailloux te sera remise en beaux et bons billets de banque.

—Cela ne presse pas, je ne suis pas en veine dans ce moment.

—Une idée! s'écria Silvia en riant aux éclats, le comte Colorédo ne perdra pas tout, puisque vous avez laissé vos malles à l'hôtel de Castiglione.

—Ah! charmant! mais ces malles sont absolument vides; un chiffon laissé dedans aurait peut-être mis la police sur mes traces.

—Vois cependant mon cher Roman, comme le plus petit événement peut annuler les combinaisons les plus savantes: si Silvia, au lieu d'être une femme selon mon cœur, avait été une créature ordinaire, nous étions perdus.

—Mon cher camarade, tu ne sais ce que tu dis; une femme ordinaire ne m'aurait pas reconnu, n'est-il pas vrai, belle marquise?

—Je crois que vous avez raison.

—Allons, allons, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, et je crois qu'à nous trois nous pourrons faire des grandes choses.

—Lorsque notre bourse sera vide, dit Silvia, je vous parlerai d'une petite affaire dont les résultats, je l'espère, ne seront pas moins beaux que ceux que M. Lebrun vient d'obtenir.

—Je vous rappellerai votre promesse en temps utile, madame la marquise.

La conversation se prolongea sur ce ton quelque temps encore; puis enfin la question de savoir à qui les pierreries seraient vendues fut agitée. Salvador, Roman et Silvia, qui avaient plus vécu en province qu'à Paris, ne connaissaient pas encore toutes les ressources de la capitale.

—Nous pouvons dessertir nous-mêmes ces pierres et les mettre sur papier; mais à qui les vendre ou les engager? voilà la question à laquelle il faudrait pouvoir répondre, dit Salvador.

—C'est, en effet, embarrassant.

—Oh! une idée, ajouta Salvador en se frappant le front, je tiens notre affaire. Te souviens-tu de cet original que nous avons rencontré chez Lemardelay, qui avait amené avec lui une vieille femme d'une tournure si grotesque, et que tous le monde accablait de compliments et de salutations.

—M. Juste?

—Juste, je crois que cet homme est celui qu'il nous faut.

—Et tu sais où le trouver?

—Pas précisément, mais je sais où trouver le comte palatin du saint-empire romain. Tu sais, l'homme au portefeuille? et il est probable que ce noble personnage pourra m'indiquer la tanière de monsieur Juste.

—Je n'ai pas besoin de te recommander d'être prudent, de ne pas faire à ces gens-là d'ouvertures de nature à leur donner l'éveil.

—La recommandation est au moins inutile.

—C'est que je n'accorde pas beaucoup de confiance à ce comte palatin, qui a trompé si indignement son ami dans l'affaire du portefeuille.

—Sois tranquille, te dis-je, je n'ai pas oublié que les ouvriers[244] parisiens n'ont pas de probité.

—C'est qu'il ne serait pas très-agréable de faire naufrage au port, avec d'autant plus de raison que cette affaire sera probablement la dernière que nous ferons; car si les promesses qui m'ont été faites se réalisent, j'obtiendrai sous peu de temps un très-bel emploi.

—Si vous vouliez me permettre de voir le ministre et de solliciter pour vous, dit Silvia à Salvador, après avoir adressé à Roman un coup d'œil significatif, je suis bien sûre que vous n'attendriez pas longtemps.

—Au fait, c'est une idée, répondit Roman.

—Ne parlons pas de cela, je vous prie, je ne veux pas devoir aux beaux yeux de ma maîtresse l'emploi que je sollicite.

—Eh bien! c'est dit, je saurai demain où demeure M. Juste, et ce sera madame la marquise qui sera chargée de traiter l'affaire que nous voulons faire avec lui.

V.—Un usurier.

Roman savait que le comte palatin du saint-empire romain était un des plus fidèles habitués de l'établissement du limonadier à moustaches grises, et que pour rencontrer ce noble personnage, il ne fallait qu'aller passer quelques heures de l'après-midi dans cette maison où il venait tous les jours.

C'est ce que fit Roman. Il y était depuis moins d'une heure, lorsqu'il vit entrer celui qu'il attendait, il l'appela, et le comte vint avec empressement se placer près de lui. Après les politesses d'usage entre gens de bonne compagnie, le comte demanda à Roman, si les résultats de son voyage à Baden-Baden avaient été satisfaisants.

—Hélas! non, répondit celui-ci, et à l'heure qu'il est, je payerais avec bien du plaisir un excellent dîner à celui qui pourrait m'indiquer un honnête marchand d'argent disposé à escompter à un taux raisonnable du papier couvert d'excellentes signatures.

—Que ne vous adressez-vous donc au maître de céans?

—Je n'ai pas beaucoup de confiance en cet homme-là; j'ai entendu raconter, au dîner où j'ai eu le plaisir de vous rencontrer pour la première fois, une certaine histoire.

—Celle du lingot?

—Précisément; et vous conviendrez avec moi...

—Je respecte vos scrupules; mais si vous le voulez, je vais vous mener chez un marchand de jouets d'enfants qui fera votre affaire.

—Il me donnerait des polichinelles et des chevaux de bois en place d'écus.

—Si ce sont des écus que vous voulez, il n'y a que monsieur Juste qui puisse faire votre affaire.

—Monsieur Juste, dites-vous? mais ce nom-là ne m'est pas inconnu, je l'ai entendu prononcer quelque part; mais où?...

—Eh! parbleu, au dîner en question, monsieur Juste y était.

—Cet homme-là me convient, et si vous voulez me donner son adresse, j'irai demain chez lui de votre part.

Le comte donna l'adresse qu'on lui demandait, se réservant in petto de voir le soir même l'usurier, afin de stipuler avec lui la commission à laquelle il aurait droit.

Roman, ainsi qu'il l'avait promis, paya un excellent dîner au comte.

Il employa toute la journée qui suivit à recueillir des renseignements sur le compte de monsieur Juste, et ce qu'il apprit lui donna la conviction que l'on pouvait sans crainte proposer les affaires les plus louches à cet usurier, dont la discrétion était, disait-on acquise à tous ceux qui lui procuraient les moyens de gagner de l'argent. Cependant lorsqu'il rapporta à Salvador et à Silvia tout ce qu'il avait appris, il recommanda à cette dernière de n'agir qu'avec une extrême prudence, et de ne faire, si elle jugeait convenable, que des demi-ouvertures à l'usurier lors de sa première visite.

—N'ayez pas d'inquiétude, lui répondit Silvia, j'irai demain voir ce monsieur, et je vous promets que vous serez content de moi.

Le lendemain, ainsi que cela avait été convenu, Silvia sortit de chez elle pour se rendre chez monsieur Juste.

Elle se fit conduire devant la grille principale du jardin du Luxembourg, où elle laissa sa voiture; et après avoir défendu à son chasseur de la suivre, elle s'enveloppa dans son châle, abattit sur ses yeux le voile de dentelle qui ornait son chapeau, et entra dans le jardin, qu'elle traversa tout entier pour sortir par la grille de la rue d'Enfer.

Arrivée dans la rue Saint-Dominique d'Enfer, elle sonna à la porte d'une maison d'assez pauvre apparence, et attendit patiemment quelques minutes avant que quelqu'un vînt lui ouvrir. Les aboiements d'un chien, auquel la plénitude de sa voix permettait de supposer une taille formidable, répondirent seuls d'abord aux premiers tintements de la sonnette. Silvia ne s'effraya pas, et sonna de nouveau; les aboiements du chien redoublèrent; mais un petit guichet, pratiqué dans la porte, et défendu par d'assez forts barreaux de fer, fut ouvert, et lui laissa voir une figure jaune et parcheminée, éclairée par deux petits yeux vert de mer, et surmontée d'un bonnet dont la couleur primitive disparaissait sous une couche épaisse de crasse.

C'était celle de M. Juste.

—Que demandez-vous? dit-il.

—M. Juste, répondit Silvia; mais abrégez, s'il vous plaît, les formalités qui doivent précéder mon admission dans la place, ajouta-t-elle en levant assez son voile pour permettre à M. Juste de jeter un coup d'œil sur ses jolis traits.

—Bien, bien, dit le digne usurier que la vue d'un aussi joli visage avait probablement attendri; je vais vous ouvrir, laissez-moi seulement le temps d'attacher mon chien.

La porte fut enfin ouverte, et Silvia, en passant dans une petite cour qu'il fallait traverser pour arriver au bâtiment habité par M. Juste, ne put s'empêcher de remarquer le compagnon de l'usurier, terre-neuvien de la plus forte race, qui grondait dans sa loge.

—Eh! eh! dit Juste, que dites-vous du compagnon de ma solitude? Croyez-vous qu'avec un gardien de cette taille, et aussi incorruptible que celui-ci, je doive beaucoup craindre messieurs les voleurs de la bonne ville de Paris?

Une baie, fermée par une forte porte en chêne garnie d'une serrure de sûreté et de plusieurs verrous, donnait entrée dans le bâtiment d'habitation, dont toutes les fenêtres étaient garnies d'énormes barreaux de fer; et avant d'arriver au cabinet dans lequel Juste avait introduit Silvia, il fallait traverser plusieurs pièces dont les portes, la nuit, devaient être soigneusement fermées.

Ces pièces qui servaient de magasin à M. Juste étaient pleines d'une foule d'objets hétéroclites, venus de toutes les contrées du monde et appartenant à toutes les époques, rassemblés sans ordre, les uns accrochés au plafond ou le long des murs, les autres jetés pêle-mêle sur le carreau, des objets d'histoire naturelle, des boas et des oiseaux empaillés, deux cadres, un rempli d'insectes, l'autre de papillons, des échantillons et des minéraux dans une boîte de bois blanc; des coquillages de toutes les formes et de toutes les couleurs; une collection complète de Michel-Ange, de Poussin, de Salvator Rosa, de Murillo, de Paul Porter, de Mignard, de Téniers et de Rubens apocryphes, au milieu desquels on pouvait cependant trouver quelques toiles authentiques désolées d'être forcées de rester en aussi mauvaise compagnie; des souricières et des horloges de Nuremberg, tous les ours de la librairie moderne, et quelques bons vieux livres venus on ne sait comment dans ce capharnaum, des armes offensives et défensives, antiques, modernes et du moyen âge; des morions, rondaches, salades, cuirasses, masses d'armes, hallebardes, pertuisanes, épées à deux mains, arquebuses, pistolets à mèches et à rouet, claymores écossaises, crics malais, tromblon oriental, yatagan arabe, arcs, flèches, carabines tyroliennes, fusils de chasse et de munition; des porcelaines de Saxe, de la Chine et du Japon; des vieux sèvres et des poteries de Bernard de Palissy; des vases étrusques et des urnes lacrymatoires; une tête de mort couronnée d'une guirlande de roses artificielles; le calumet des peaux rouges de l'Amérique septentrionale, la chibouque des Turcs et le narguilé des Italiens; des bouteilles de vin de Champagne à brillantes étiquettes; des pots de la pommade du lion; des coupes de bronze et d'argent ciselées par Benvenuto Cellini et des encriers siphoïdes, des fœtus et des lézards conservés dans des bocaux remplis d'esprit de vin; des scapulaires, une momie égyptienne, des Agnus Dei et un reliquaire, contenant un des morceaux de la vraie croix; des instruments de musique et des ustensiles de cuisine; des médailles romaines; des paquets de bougies et des bottes d'allumettes chimiques allemandes; la tête parfaitement tatouée d'un chef des peuplades de la mer du Sud; des boîtes de sardines, les vieilles épaulettes, le sabre d'honneur et le manteau de pair d'un illustre maréchal de France: toutes les dépouilles du riche et du pauvre, de l'homme du monde, de l'artiste et du savant, toutes couvertes de poussière et de toiles d'araignées.

Quelques chaises de paille, une petite table de bois noir, devant laquelle était placé un fauteuil de canne, une cuvette et un pot à eau placés sur la cheminée, et surmontée d'une mauvaise gravure collée sur la muraille, composaient tout l'ameublement du cabinet dans lequel Juste avait introduit Silvia. Les fenêtres de ce cabinet comme celles de toutes les autres pièces, étaient garnies de forts barreaux assez rapprochés l'un de l'autre pour ne laisser pénétrer dans l'appartement qu'un jour pâle et douteux.

Les murs étaient tapissés d'un mur commun à fleurs blanches sur un fond bleu déchiré en plusieurs endroits la cheminée était garnie seulement d'une paire de petits chenets en fonte, et à la voir si propre et si nette, on devinait que même pendant les jours les plus rigoureux de l'hiver, monsieur Juste n'y faisait pas de feu.

Il offrit à Silvia une des chaises de paille qui garnissaient son cabinet, et se plaça dans le fauteuil.

—Vous permettez, dit-il, après s'être enveloppé dans la vieille redingote de molleton noir, couverte de taches et percée aux coudes dont il était vêtu, vous permettez que j'achève mon repas; je déjeunais lorsque vous avez sonné à ma porte.

—Ne vous gênez pas, répondit Silvia.

Une jatte de lait et un morceau de pain bis composait le déjeuner de Juste.

—M'expliquerez-vous, dit-il en trempant une mouillette dans sa jatte de lait, ce qui me procure l'honneur de votre visite?

Silvia essaya de prendre une voie détournée pour arriver au but qu'elle voulait atteindre.

—Vous possédez des objets très-curieux et d'un grand prix dont vous seriez bien aise de vous défaire, répondit elle, et comme il est possible que je me détermine à en acheter quelques-uns, je suis venue pour les voir.

—On vous a trompé, dit Juste, en jetant sur Silvia un regard interrogateur, les objets qui garnissent mes magasins ne sont pas à vendre, je les donne quelquefois à ceux dont j'escompte le papier; mais je les rachète aussitôt qu'ils sont vendus, si cependant vous désirez jeter un coup d'œil sur mes curiosités, je suis à vos ordres.

Silvia ayant témoigné qu'elle ne serait pas fâchée d'examiner attentivement ces objets qu'elle n'avait fait qu'entrevoir, monsieur Juste qui avait expédié la dernière bouchée de son modeste déjeuner se leva et précéda Silvia dans les pièces où étaient rassemblés tous ses bric-à-brac.

—Voilà, dit-il, de magnifiques toiles dues aux pinceaux des plus célèbres maîtres des écoles française, italienne, hollandaise et espagnole; les meilleurs ouvrages des littérateurs les plus distingués de l'époque: la Vierge de Meudon, de monsieur Groult de Tourlaville, la Ckristeide, une Blonde, le Mousse de madame Augusta Kernock, le Code des honnêtes gens et une multitude d'autres codes, et plusieurs autres chefs-d'œuvre: des Elzévirs, des Etienne, des Aldes et des Manuces. Dans ce bocal est renfermé l'aspic de la reine Cléopâtre; voilà du vin de Champagne de Moët et compagnie d'Epernay; la boîte à mouches de madame de Pompadour, le stylet dont se servit Dibutade lorsqu'elle traça sur la muraille le profil de son amant, la palette d'Appelles, un des ciseaux de Phidias, un autographe de Molière, le ruban avec lequel Androclès conduisait son lion dans les rues de Rome.

Monsieur Juste, pour faire l'énumération de toutes ces richesses, avait pris le ton d'un charlatan qui vante aux badauds rassemblés autour de lui les propriétés merveilleuses de son baume.

—Avez-vous parmi toutes vos curiosités, l'anneau de Gygès et le sceau du grand Salomon, dit Silvia en souriant.

—Est-ce que vous avez envie d'acheter ces deux objets? répondit M. Juste en fixant sur Silvia ses petits yeux vert de mer.

—S'ils étaient à vendre... l'anneau de Gygès surtout, me conviendrait infiniment; on a souvent besoin d'aller dans des lieux dans lesquels on ne voudrait pas être vue.

—Chez l'usurier Juste, par exemple.

—Vous l'avez dit, maître, répondit Silvia.

—Et peut-on connaître, madame, le motif qui vous amène dans ce lieu où vous ne voudriez pas être rencontrée?

—Vous êtes discret, M. Juste?

—Très-discret, belle dame, surtout lorsque j'y trouve mon compte.

—Si vous le voulez, nous ferons ensemble une affaire dont vous n'aurez pas à vous plaindre.

—Et quelle est cet affaire?

—Vous êtes bien pressé...

—Excusez mon impatience, elle est toute naturelle, l'affaire que vous voulez me proposer est, dites-vous, très-avantageuse.

—Vous allez en juger: mais procédons par ordre. Vous ne me connaissez pas, et comme je vis dans un monde où vous n'êtes pas admis, il n'est pas probable que vous puissiez me retrouver une fois que je serai sortie de votre maison; je puis donc sans me compromettre; vous dire ce qui m'amène près de vous.

—Très-vrai! aimable dame.

—Si l'on vous offrait, moyennant cent mille francs, des pierres précieuses qui valent au moins cinquante mille francs de plus, accepteriez-vous la proposition?

M. Juste regarda fixement Silvia pendant quelques minutes avant de lui répondre, puis il se rapprocha d'elle et lui souffla ces quelques mots dans l'oreille.

—Si les pierreries valent réellement cinquante mille écus, je vous compterai la somme que vous exigez, quand bien même ces pierreries seraient celles qui ont été volées, il y a deux jours, au comte Colorédo.

—Je vois que vous êtes un homme raisonnable et qu'il y a moyen de s'entendre avec vous; mais si je vous apportais dans quelques heures les pierreries en question, seriez-vous en mesure de me compter immédiatement la somme en billets de banque?

—Immédiatement; en billets de banque, ou en or: à votre choix.

—En ce cas, maître, ouvrez votre caisse, j'ai apporté les pierreries avec moi.

—J'en étais sûr! et ce sont celles du comte Colorédo?

—Que vous importe? si elles valent réellement cinquante mille écus.

—Vous avez raison; mais voulez-vous me permettre d'examiner ces pierres?

—Rien de plus juste, je n'ai pas l'intention de vous vendre chat en poche.

Silvia avait mis la main à l'aumônière attachée à sa ceinture pour en tirer le petit paquet qui contenait les pierreries, et le vieux Juste essuyait les verres de ses lunettes, lorsqu'un vigoureux coup de sonnette, accompagné de formidables aboiements du chien de garde, vint tout à coup les frapper d'épouvante; Silvia était pâle, et ses yeux, fixés sur ceux de l'usurier, semblaient lui demander l'explication de cette visite inopportune. Juste posa sur son bras une de ses mains décharnées.

—Rassurez-vous, lui dit-il, vous n'avez rien à redouter ici; je vais voir quel est celui qui a tiré la sonnette avec tant de violence; c'est sans doute un client qui vient me demander de l'argent après avoir passé la nuit au jeu.

Juste sortit en effet après avoir mis dans sa poche la clé de son bureau.

Silvia, lorsqu'elle se trouva seule dans le bazar de M. Juste, se dit, bien qu'une trahison de la part de l'usurier ne fût pas à redouter, qu'il était cependant possible que la police fût sur les traces de l'auteur du vol commis à l'hôtel de Castiglione: que peut-être elle avait été suivie, et que, dans ce cas, elle devait se débarrasser des pierreries qu'elle portait sur elle; cette résolution une fois prise, elle songea à l'exécuter; elle avisa dans un coin un vase soi-disant antique, à col très-étroit, qui était à demi caché sous un monceau de vieilles armes de toutes les espèces, et couvert d'une vénérable poussière, elle y introduisit toutes les pierreries; ce qui lui fut facile lorsqu'elle les eût retirées du papier qui les enveloppait; elle avait terminé cette opération lorsque monsieur Juste rentra: la plus complète satisfaction était peinte sur sa physionomie, il souriait presque!

—Soyez sans crainte, madame, dit-il, ce n'est rien, c'est un général de mes amis qui vient, en sortant du club, me prier de lui prêter cinquante mille francs que je vais lui remettre. Je l'ai prié de m'attendre quelques instants dans une pièce voisine, afin de vous laisser le temps de vous cacher, si, comme je le crois, vous ne voulez pas être vue.

Juste conduisit Silvia derrière une cloison treillagée, garnie de petits rideaux de toile verte, qui séparait le cabinet en deux parties égales; il lui avança un siége, et après lui avoir donné de nouveau l'assurance qu'il ne la ferait pas attendre longtemps, il introduisit le général dans le cabinet.

Silvia, de la place qu'elle occupait, pouvait entendre tout ce que disaient l'usurier et le général, et le tissu des petits rideaux verts qui couvraient le treillage était si mince qu'elle pouvait presque distinguer leurs traits.

Le général, à peine quadragénaire, était bel homme dans toute l'acception du mot, ses formes gracieuses, et le timbre flatteur de sa voix indiquaient un homme de la meilleure compagnie.

—Vraiment, mon cher Juste, dit-il en entrant dans le cabinet de l'usurier, à la difficulté que l'on éprouve avant d'arriver à votre sanctum sanctorum, on serait presque tenté de croire que vous êtes en bonne fortune.

—Eh! eh! répondit Juste, pourquoi ne me serait-il pas permis de demander quelques distractions aux amours.

—Oh! je sais que vous êtes assez riche pour acheter les bonnes grâces des plus jolies femmes.

—Acheter! acheter! mais, général, croyez-vous donc que je puisse devoir mes bonnes fortunes qu'à mon argent.

Et le petit monstre se caressait le menton et se regardait complaisamment dans un petit miroir de toilette accroché à l'espagnolette de la fenêtre.

—Pardonnez-moi, mon cher Juste, vous ne m'avez pas compris; je voulais dire seulement que les hommes les mieux faits sont quelquefois obligés de faire des sacrifices pour satisfaire les petites fantaisies d'une femme aimable et jolie.

—C'est possible, mais jusqu'à ce jour j'ai été assez heureux pour éviter les pièges des coquettes.

—Cela est facile, lorsque l'on est, comme vous, ferme dans ses résolutions; mais, hélas! je ne suis pas doué d'une semblable force de caractère, et les cinquante mille francs que vous allez me prêter, sont, vous le savez, destinés à ma maîtresse.

—Général, vous êtes un cornichon! une somme aussi considérable à une femme qui se moque de vous!

—Vous ne diriez pas cela si vous connaissiez cette adorable créature que tout le monde accable d'hommages et qui n'aime que moi.

—Et vos billets de banque!

—Vous vous trompez, vous ne rendez pas à Coralie, la justice qui lui est due.

—C'est possible; mais je crois que ce n'est pas dans les coulisses de l'Opéra qu'il faut aller chercher des femmes désintéressées.

—Permettez-moi de ne pas être de votre avis; ce n'est que depuis que je suis aimé de Coralie que je connais le véritable bonheur.

—Alors je vous félicite; mais revenons à nos moutons?

Silvia, qui ne savait pas que Juste avait retiré et mis en lieu de sûreté la clé qui servait à fermer la porte de la cloison, tremblait qu'il ne vînt au général la pensée de s'assurer si ses soupçons, à l'endroit des velléités amoureuses du marchand d'argent, étaient fondés. Juste ne lui laissa pas le temps de s'inquiéter davantage.

—Vous désirez, dit-il au général, que je vous prête cinquante mille francs? je suis, comme toujours, disposé à vous obliger.

—Très-bien, mon ami; mais cette fois, je vous en avertis, c'est de l'argent qu'il me faut; je ne veux plus de vos marchandises qui ne sortent de chez vous que pour y revenir.

—De l'argent! de l'argent! s'écria Juste, mais où diable voulez-vous que je prenne une somme aussi forte que celle que vous me demandez?

—Vous prendrez cette somme dans votre coffre-fort, mon maître, et je ne vous donnerai en échange que ces chiffons de papier.

Le général tira de son portefeuille plusieurs feuilles de papier timbré qu'il remit à l'usurier.

—Vous le voyez, dit-il, lorsque Juste après, avoir achevé la lecture d'une de ces pièces, la posa sur la petite table, l'acte est parfaitement en règle, il ne s'agit plus que d'y ajouter le nom du prêteur.

—Oh! du moment que madame la comtesse s'engage solidairement avec vous, cela change totalement la face des choses, et je suis prêt à vous compter la somme en question.

—Eh bien! alors c'est une affaire faite.

—Vous me prendrez seulement dix mille francs de curiosités et d'objets antiques.

—Je ne prendrai pas seulement le plus petit objet. Cinq mille francs de prime et dix pour cent d'intérêts c'est, je crois, très-raisonnable.

—Allons, allons, je vais vous chercher votre somme, mais vous me promettez de ne plus faire d'affaires avec mon confrère Josué?

—Je vous promets de ne m'adresser à ce juif que pour les affaires que vous refuserez.

—Très-bien! très-bien! s'écria Juste en se frottant les mains; s'il fait une affaire refusée par moi, il perdra de l'argent et ce sera bien fait.

—Vous détestez donc bien messire Josué?

—Je déteste tous les juifs; mais ne parlons plus de ce païen, dont je ne puis entendre prononcer le nom sans me mettre en colère, et terminons notre affaire.

—Je vous attends.

Juste reprit l'acte qu'il lut une seconde fois avec la plus scrupuleuse attention, s'arrêtant à la fin de chaque phrase, et en commentant mentalement tous les termes; bien convaincu qu'il était parfait en la forme, il dit au général de remplir de ses noms et prénoms les blancs laissés à dessein, et il lui rappela qu'outre cet acte, il devait lui remettre des lettres de change à trois, quatre et six mois, revêtues de l'aval de sa femme.

—Voici les lettres de change, mon cher Juste, dit le général; chose promise, chose due.

L'usurier sortit après avoir examiné les lettres de change avec autant d'attention qu'il en avait mis à examiner l'acte.

Après quelques instants d'absence, il rentra dans le cabinet, portant sous son bras un vieux portefeuille de maroquin vert dont il tira, l'un après l'autre, cinquante billets de banque qu'il remit à son client.

Le général, charmé de tenir enfin la somme qu'il désirait, sortit après avoir affectueusement serré la main de l'usurier qui le reconduisit jusqu'à la porte de la rue.

Lorsqu'il eut ouvert à Silvia la porte de la cloison, il lui montra le portefeuille vert.—Il reste encore dans ce portefeuille, dit-il en frappant dessus, de quoi vous satisfaire, et si vous voulez me permettre d'examiner ces pierreries dont les journaux ont fait un si pompeux éloge, nous aurons bientôt terminé.

Silvia prit le vase antique, et fit tomber sur la tablette du grillage qui entourait la petite table de l'usurier tout ce qu'il contenait.

—Ah! madame, s'écria Juste d'une voix profondément attendrie et les yeux pleins de larmes, vous êtes une personne bien estimable, une semblable précaution au moment où vous paraissiez si troublée, vous me rappelez, par vos traits et par votre présence d'esprit, ma pauvre défunte.

—Je suis très-flattée de ressembler à feu madame Juste, répondit Silvia en souriant.

Juste ne l'écoutait plus; les regards ardents qu'il attachait sur les pierreries du comte Colorédo résumaient toutes ses facultés. Ses petits yeux étincelaient sous le verre de ses lunettes, et il exprimait par des exclamations et des petits cris inarticulés sa vive admiration. Quels beaux diamants, disait-il; quelles magnifiques émeraudes! Tout cela vaut au moins deux cent mille francs, s'écria-t-il enfin, cédant sans y penser à la joie que lui causait la certitude d'acquérir, moyennant la moitié de leur valeur, toutes les richesses étalées devant ses yeux.

—Ah! ah! lui dit Silvia, cela vaut au moins deux cent mille francs. En ce cas maître, vous m'en donnerez bien cent cinquante mille.

Cette observation intempestive rendit à l'usurier tout le sang-froid que l'admiration lui avait fait perdre.

—Je vais vous donner, dit-il, la somme convenue et pas un liard avec. Ces pierreries sont celles du comte Colorédo, et pour en tirer parti, il faut que je les envoie en Angleterre ou en Hollande, et que je charge de les vendre un de mes confrères auquel je serai forcé d'allouer une très-forte commission, de sorte que mes bénéfices seront beaucoup moins considérables que vous ne le supposez.

—C'est bien! tenons-nous-en à ce qui a été convenu.

Juste remit à Silvia quatre-vingt-dix-neuf billets de mille francs.

—Il en manque un, dit-elle après les avoir comptés.

—Je le sais bien, répondit l'usurier. Mais comme vous avez sans doute une bibliothèque, j'ai pensé que vous voudriez bien m'acheter quelques livres.

—Vous plaisantez, mon cher! que voulez-vous que je fasse de vos bouquins?

—Des bouquins! Une blonde, la Vierge de Meudon, et le Code des honnêtes gens! ah! belle dame, vous n'appréciez pas à leur juste valeur les œuvres les plus remarquables de littérateurs distingués.

—C'est possible, mais j'aime mieux mon billet de mille francs: donnez-le-moi ou rien de fait.

—Le voilà. Vous voyez que je suis rond en affaires; ainsi, si de nouvelles occasions se présentent, c'est à moi, je l'espère, que vous vous adresserez.

—Sans nul doute.

—N'allez pas surtout trouver mon confrère Josué, c'est un misérable sans foi qui écorche ses clients.

—Vous paraissez détester cordialement cet homme.

—Pourquoi aussi, a-t-il quitté Marseille pour venir s'établir à Paris, et m'enlever une bonne partie de ma clientèle?

—Ah! messire Josué de Marseille est maintenant à Paris! dit Silvia, se parlant à elle-même.

—Vous le connaissez?

—Pas personnellement, mais une dame de mes amies a fait quelques affaires avec lui.

—Envoyez-moi cette dame, je suis beaucoup plus raisonnable et j'ai beaucoup plus d'argent que Josué.

—Plus d'argent que Josué! cela me paraît difficile: on assure que ce Juif est trois ou quatre fois millionnaire.

—Je suis plus riche que lui, dit Juste en accompagnant ces paroles d'un sourire d'orgueilleuse satisfaction.

—Oh! oh!

—Si vous ne me croyez pas, parlez de moi au général que vous rencontrez, dites-vous, dans le monde, et vous serez édifiée.

—Je vous crois. Mais dites-moi? cher M. Juste, je rencontre en effet assez souvent ce général dans le monde, et je serais bien aise de savoir tout ce qui le regarde: ne pouvez vous rien m'apprendre?

—Vous êtes mademoiselle Coralie! s'écria Juste.

Silvia se mit à rire aux éclats.

—Vous n'allez donc jamais à l'Opéra? dit-elle.

—Jamais; c'est un plaisir qui coûte trop cher.

—Alors je m'explique votre erreur, mais parlons du général.

—Oh! je ne sais si je dois: un client...

—M. Juste, il faut me témoigner de la confiance, si vous voulez qu'à l'avenir je ne m'adresse pas à votre confrère Josué. J'ai vraiment besoin de savoir tout ce qui concerne ce général, et par la nature de vos relations avec lui, vous devez connaître ses affaires aussi bien que lui-même. Parlez, je vous écoute.

—Il faut donc faire tout ce que vous voulez, on ne peut pas appliquer aux fils des grands hommes de l'époque impériale le proverbe si connu, tel père, tel fils. En effet, à part quelques rares exceptions, les fils des favoris du grand empereur ramassent la boue des ruisseaux pour en tacher leur nouvel écusson.

Le général qui vient de sortir d'ici est le fils unique d'un des plus braves généraux de l'empire, rejeton dégénéré d'une noble souche, mon client n'a rien hérité de son père si ce n'est de sa belle prestance, et de sa physionomie mâle et expressive. Au reste, je ne vous apprends rien que vous ne sachiez déjà, puisque, ainsi que vous venez de me le dire, vous l'avez rencontré plusieurs fois dans le monde.

Le chef intrépide de la demi-brigade la plus valeureuse de la république et de l'empire, laissa à son fils une fortune assez considérable et qui lui permettait de tenir dans le monde un rang distingué.

Mon client, jeune, riche et porteur d'un nom auquel se rattachaient tant et de si glorieux souvenirs, fut très-bien accueilli lors de ses débuts dans la société. Le moment, il est vrai, était favorable: c'était peu de temps après les événements de juillet 1830, et, à cette époque, tous ceux qui portaient un nom illustre dans les fastes de la période impériale, voyaient s'ouvrir devant eux toutes les avenues qui conduisent à la fortune.

A cette époque l'amour de la garde nationale avait tourné toutes les têtes; les bourgeois les plus débonnaires apprenaient la charge en douze temps, et laissaient croître leurs moustaches; les femmes habillaient leurs enfants en voltigeurs de la milice citoyenne; c'étaient en un mot une manie universelle et je crois que si l'on y cherchait bien, on trouverait chez moi un vieil uniforme de soldat citoyen tout couvert de poussière.

Mon client, grâce aux gens puissants qui le protégeaient (on ne manque jamais de protecteurs lorsque l'on n'a besoin de rien) obtint le poste qu'il occupe encore aujourd'hui de général d'une des brigades de la garde nationale parisienne.

Je vois, dit Silvia, que je me suis étrangement trompée, je croyais, moi, que ce général était l'un des héros de notre jeune armée d'Afrique, un émule des Changarnier et des Lamoricière.

Vous vous êtes en effet étrangement trompée. Mon client, tout général qu'il est, et malgré les décorations qui brillent sur sa poitrine, ne possède aucune des excellentes qualités de son père, dont la probité, la bravoure et le dévouement étaient à l'ordre du jour des armées de la république et de l'empire, et dont le nom est resté pur au milieu des souillures de notre époque.

Devenu général, mon client vit s'ouvrir devant lui les salons de toutes les sommités du jour, il fut même reçu à la cour; mais cela ne dura pas longtemps. Le grand train que menait cet honorable personnage, les dîners de Lucullus qu'il donnait aux officiers supérieurs de la brigade citoyenne placée sous ses ordres, ses jolies femmes qu'il entretenait, ses équipages qui rivalisaient, s'ils ne surpassaient pas ceux des princes, tout cela lui coûtait par année, une somme au moins triple de celle à laquelle s'élevaient ses revenus, de sorte qu'un beau jour il se trouva veuf de son dernier billet de mille francs. La position était embarrassante.

Diable, diable, se dit le général, après quelques instants de réflexions, la caisse est vide, je ne puis pourtant pas me passer d'argent, il m'en faut pour mes gens et pour mes maîtresses; mais, comment m'en procurer?

—Monsieur le comte est embarrassé! lui dit son valet de chambre, véritable Frontin de comédie, qui avait entendu le monologue de son maître. Cette interrogation intempestive n'offensa point le général, qui connaissait trop bien le caractère parfaitement convenable de son valet, pour ne pas deviner de suite que s'il se permettait d'adresser la parole à son maître dans un moment où celui-ci paraissait si vivement contrarié, c'est qu'il pouvait, ainsi que cela du reste, lui était arrivé plusieurs fois, lui donner quelques bons conseils; aussi bien loin de le rudoyer, il l'engagea à s'expliquer sans crainte, et voici à peu près ce que le valet de chambre lui dit après lui avoir demandé pardon de la liberté grande.

—Monsieur le comte est jeune, la position qu'il occupe dans le monde est excessivement honorable, et, bien que toutes les propriétés de monsieur le comte soient grevées d'hypothèques il trouverait facilement, s'il voulait se marier, une femme qui lui apporterait une dot très-considérable.

—Est-ce que vous avez une femme à me proposer monsieur Frédéric, répondit en souriant mon client qui, pour la première fois de sa vie, envisagea sans frémir la nécessité de se marier.

—Monsieur le comte veut rire, répondit le Frontin il sait bien de qui je veux parler.

Le général savait en effet quelle était la personne à laquelle son valet faisait allusion. L'un des officiers supérieurs de sa brigade était le père d'une jeune fille que tous les beaux de l'état-major accablaient d'hommages et de petits soins; étaient-ils séduits par les attraits de la demoiselle ou par les beaux yeux de la cassette du papa? je ne puis répondre à cette question d'une manière positive. Tout ce que je puis vous dire, c'est que la jeune fille était ravissante, et que la cassette du père était dit-on respectable. Quoi qu'il en soit cette jeune fille, semblable en cela à presque toutes les femmes, dédaignait tous ceux qui composaient la foule de ses adorateurs, et était toute disposée à accueillir avec beaucoup d'indulgence le seul homme qui paraissait vouloir contester la puissance de ses charmes.

Cet homme, je n'ai pas besoin de vous le dire, n'était autre que le général en question. Aussi, lorsqu'à son tour il se mit sur les rangs, tous ceux qui, jusqu'à ce moment avaient été soufferts comme en cas, furent successivement écartés, ce fut à lui désormais que le soin de porter le bouquet et l'éventail de la demoiselle, lorsqu'ils se trouvaient ensemble au bal, fut confié, et je dois en convenir, il s'acquittait avec beaucoup de grâce des fonctions de cavalier servant.

Le père de la jeune personne, la borne la plus mal taillée qu'il soit possible de rencontrer, ne voyait pas sans éprouver un certain plaisir son général faire une cour assidue à sa fille; la position élevée de mon client flattait son amour-propre, et bien qu'il sût quelque chose du mauvais état de ses affaires, son nom, ses épaulettes étoilées et son écharpe tricolore garnie de franges d'argent, excusaient, aux yeux de la borne en question, les peccadilles du passé.

Le mariage fut conclu.

Hélas! hélas! pourquoi les jours de la lune de miel sont-ils si peu nombreux? pourquoi sont-ils si courts?

Le général qui, durant les premiers mois de son mariage, avait paru enchanté, charmé de sa femme; qui vantait ses charmes, son esprit et ses grâces à tous ceux qui voulaient bien l'entendre, se refroidit insensiblement. D'abord, monsieur et madame qui, chaque soir se retiraient dans le même appartement, eurent chacun un logis séparé; puis madame fut forcée de faire ses visites et d'aller au bois sans être accompagnée de monsieur; puis enfin, monsieur, ennuyé à ce qu'il paraît d'entendre les reproches de madame, qui n'avait pas accepté sans se plaindre la position qui lui était faite, position que du reste elle ne méritait pas, car elle était jeune, jolie, spirituelle, et, ce qui est plus rare, elle aimait son mari; monsieur, dis-je, reprit tout à coup les habitudes échevelées de sa vie de garçon.

Ses dettes avaient été payées lors de son mariage, il en fit de nouvelles. J'ai eu fort souvent le plaisir de lui prêter de l'argent.

—En prenant vos sûretés, dit Silvia.

—Bien entendu, répondit Juste. Lorsqu'on ne voulut plus lui prêter d'argent, il acheta des marchandises de toutes natures afin de les revendre à vil prix. Vous dire tout ce qu'il a acheté, serait beaucoup trop long; qu'il vous suffise de savoir qu'il doit sur la place au moins seize cents mille francs.

—Tant que cela!

—Tout autant; et il est probable qu'il devrait beaucoup plus, si plusieurs de ceux qu'il a essayé de mettre dedans, n'étaient allés chercher près du chef de certain établissement que le ciel confonde, certains renseignements qui dérangèrent une bonne partie de ses combinaisons.

Il trouva cependant les moyens d'acheter à un marchand de vins des environs de Paris, cent cinquante mille francs de vins de Bordeaux; la réussite de cette opération lui fit naître l'idée d'en tenter une autre; il se dit que puisqu'il avait du vin, il devait acheter des bouteilles et des bouchons, et à cet effet il s'adressa à un honnête marchand de ces deux articles; mais celui-ci mieux avisé que le marchand de vins de Bordeaux, ne se laissa pas éblouir par le grade éminent les décorations et les belles manières du personnage, il se dit qu'il ne serait pas prudent de livrer, sans avoir pris certaines précautions, trente-deux mille francs de bouteilles et de bouchons; il alla donc à son tour demander des renseignements à l'établissement en question, et ceux qu'il obtint furent de telles nature, qu'il garda, et fit bien, ses bouteilles et ses bouchons.

Le vin fut vendu par les soins d'un de ces courtiers d'affaires ténébreuses, à cinquante cinq pour cent de perte.

Le marchand qui l'avait vendu au général, n'étant pas payé à l'échéance de ses lettres de change, et ne pouvant faire mettre son débiteur à Clichy, seul moyen de le contraindre à s'exécuter; (mon client, j'ai oublié de vous dire cela, était député, et grâce à ses fonctions législatives, il se moquait de messieurs les gardes du commerce et de ses créanciers tant que durait la session des chambres) le marchand fut donc obligé de faire contre fortune bon cœur, et de prendre son mal en patience.

Cette affaire et beaucoup d'autres, qu'il serait trop long de vous rappeler, excitèrent quelques légères rumeurs dans le monde honorable où mon client était reçu; des gens rigoristes qui ne veulent pas absolument faire à notre époque les concessions qu'elle exige ces gens-là s'en allèrent partout, disant à qui voulait les entendre, qu'un fripon bien habillé n'en était pas moins un fripon. Le général fit d'abord tête à l'orage, il traita de calomnie et de méchants propos les bruits que l'on faisait courir sur son compte, de sorte que beaucoup de gens le voyant si calme au milieu de la tempête, ne purent s'empêcher de dire:

Rien ne l'émeut, rien ne l'étonne.

Mais lorsque toutes les portes se fermèrent devant lui, lorsque des gens qui jusque-là avaient paru le rechercher, tournèrent la tête lorsqu'ils passaient à côté de lui, afin de n'être pas forcés de lui rendre son salut, il fut enfin forcé de s'émouvoir.

Aujourd'hui ce n'est qu'avec la signature de sa femme qu'il peut obtenir de l'argent, et vous avez pu voir qu'il ne se fait pas faute de s'en servir, et pour satisfaire les caprices les plus frivoles.

—Est-ce que vraiment il va donner à cette Coralie les cinquante mille francs que vous venez de lui prêter?

—Sans doute. Coralie, à ce qu'on assure, est une de ces femmes qui n'accordent leurs bonnes grâces qu'aux gens qui payent argent comptant, et qui sait tirer un bon parti de tous ceux qu'elle a séduits; ainsi, il est plus que certain que l'argent extorqué à la femme servira à acheter les faveurs de la maîtresse.

—Ainsi, dit Silvia qui avait écouté avec la plus sérieuse attention tout ce que venait de lui dire Juste, vous pensez sans doute que la recommandation de ce général ne serait pas d'une grande utilité à quelqu'un qui solliciterait des fonctions d'une certaine importance?

—Je crois au contraire, aimable dame, qu'elle ne pourrait que lui nuire; car je vous le dis en confidence, mon client est maintenant un astre à son déclin, et si mes prévisions ne me trompent pas, d'ici à peu de temps il sera forcé de donner sa démission de général; on dit même, tout bas, qu'il a l'intention d'aller se fixer à Rome, afin de solliciter de notre Saint-Père, le grade de généralissime des troupes papales.

Silvia, lorsque Juste eut achevé de lui raconter tout ce qu'il savait sur le compte du général qu'elle venait de rencontrer chez lui, sortit de sa maison, empressée d'aller rejoindre Salvador et Roman, qui l'attendaient sans doute avec la plus vive impatience. Elle était charmée d'être à même de leur prouver qu'ils n'avaient pas eu tort de lui confier la négociation de l'affaire si délicate qu'elle venait de terminer avec tant d'intelligence et de bonheur, et qu'elle était digne d'être en tiers dans l'association qu'ils avaient formée. Elle était encore très-satisfaite de ce que le hasard lui avait fourni les moyens d'éclairer sont amant sur le compte du général; car Salvador, lorsqu'il était arrivé à Paris, était porteur d'une lettre de recommandation adressée au général par une personne notable de son département, de laquelle, sans doute, ce dernier n'était pas connu sous son véritable jour; et il comptait beaucoup sur les promesses qui lui avaient été faites par ce noble personnage.

Si le lecteur veut bien nous le permettre, nous laisserons Silvia aller retrouver ceux que maintenant nous pouvons nommer ses complices, et nous resterons quelques instants encore chez l'usurier Juste, où nous rencontrerons quelques personnages nouveaux qui doivent, ainsi que lui, jouer un certain rôle dans la suite de cet ouvrage, et qui nous fourniront l'occasion d'initier nos lecteurs à quelques nouveaux mystères de la vie parisienne.

Il s'exerce dans Paris et au grand jour, une foule de commerces et d'industries, qui, très-honnêtes en apparence, ne sont en réalité que des officines de ruses et d'escroqueries.

Au centre des plus beaux quartiers de la capitale, dans la partie la plus en vue d'une rue brillante, on est souvent étonné de rencontrer un trou noir et mal éclairé, laissé par hasard au pied d'une construction élégante, dont cependant il augmente de quelques centaines de francs les valeurs locatives; ce trou, dédaigné longtemps par tous les petits industriels, cesse un jour d'être inoccupé; ses murs humides et salpêtrés, sont garnis de rayons achetés rue Chapon; un comptoir de bois de chêne et quelques chaises viennent compléter l'ameublement du trou en question et une enseigne hissée au dessus de la porte, est chargée d'apprendre aux passants que monsieur un tel, vient de s'établir marchand d'habits, et qu'il dégage les effets du mont-de-piété afin d'en procurer la vente.

Une certaine quantité de vêtements d'homme, achetés aux ventes du mont-de-piété, quelques uniformes et deux ou trois paires de vieilles épaulettes, telles sont ordinairement les marchandises étalées aux yeux du public, par les propriétaires de ces bazars ténébreux; gouffres sans fond où tout vient s'engloutir.

Celui qui a besoin d'une petite somme vient vendre dans ces boutiques, tout ou une partie de sa garde-robe, que viendra acheter celui qui veut se procurer sans dépenser beaucoup d'argent, l'équipement d'un fashionable; c'est là, en effet, la branche connue du commerce de messieurs les fripiers; c'est aussi celle qui leur rapporte le moins de bénéfices, et l'on peut croire, lorsqu'on les connaît bien, qu'ils ne l'exercent que pour se donner une contenance et pour voiler aux yeux trop curieux, la partie occulte de leurs affaires.

Supposons un instant, qu'une personne qui vient de lire ce qui précède, et qui veut avoir le mot de ce qui, jusqu'à ce moment, lui a paru une énigme, est montée dans une voiture qu'elle a fait arrêter au coin d'une rue donnant sur le boulevard qui sert de promenade habituelle aux élégants de notre bonne ville, il verra entrer dans une petite boutique d'assez piètre apparence, des individus arrivés les uns à pied, les autres en carrosse, qui en sortiront quelques minutes après, couverts d'un riche et nouveau costume, de chaînes d'or, de bijoux et le reste.

Voici comment cela se fait:

Un individu qui a eu besoin d'argent, est venu chez ce fripier, auquel il a vendu sa malle et tout ce qu'elle contient, sa montre ses bijoux, voire même sa canne.

Mais, ne voulant ou ne pouvant pas rester couvert toujours des mêmes vêtements, il est convenu d'avance, avec le fripier usurier, que chaque fois qu'il aurait besoin de changer de costume, il en aurait la facilité, moyennant le payement d'une prime de cinq, de dix ou de vingt francs, et le dépôt préalable de la défroque ancienne et d'une somme quelconque pour rétablir l'équilibre.

On rencontre dans les galeries de l'Opéra, sur le boulevard des Italiens, au divan, à l'estaminet du Grand balcon et ailleurs, une foule de dandys, fashionables, gants jaunes, lions, comme on voudra les appeler, qui n'ont jamais changé de costume que chez le fripier en question, qui a donné à ses clients le nom de lézards.

La boutique du père des lézards, est constamment pleine d'une foule de ces sauriens; les uns vendent, les autres achètent; quelques-uns engagent, mais tous vivent en bonne intelligence avec leur père, père du reste rempli d'indulgence, et qui ne peut pas plus se passer de ses enfants, que ceux-ci ne peuvent se passer de lui.

Un jour, un cabriolet très-élégant, derrière lequel était juché un nègre, vêtu d'une magnifique livrée, chapeau à galon d'or, redingote de fin drap marron à boutons de métal armoriés, culottes de peau de daim, bottes à revers et gants blancs, s'arrête devant la porte du père des lézards, et de ce brillant véhicule descend un fort bel homme, vicomte de son métier, qui entre sans façon dans la boutique, tire une chemise de son chapeau et demande cinq francs à son père, auquel il offre pour garantie la chemise susdite. Le gage était peut-être un peu exigu; mais le père des lézards est un homme très-accommodant: il sait qu'il n'y a pas de petite opération qui, répétée souvent, ne finisse par rapporter des bénéfices importants; et que plusieurs petits ruisseaux réunis forment à la fin une grande rivière. La pièce de cinq francs fut octroyée avec une grâce tout aristocratique, et le noble vicomte, charmé, probablement du résultat de cette importante négociation, remonta dans son cabriolet de louage qui partit au galop.

Il existe, pour les femmes, des maisons semblables à celles du père des lézards; nous trouverons probablement l'occasion d'en parler dans la suite de cet ouvrage.

Silvia venait de sortir de chez M. Juste, et le vieil usurier calculait les bénéfices probables de l'affaire qu'il venait de faire avec elle, lorsque les tintements de la sonnette et les aboiements de son chien, lui annoncèrent une nouvelle visite; il se leva et courut à l'entrée de son habitation.

Après avoir, suivant sa coutume, examiné celui qui demandait à être admis dans son fort, il ouvrit sa porte; il venait de reconnaître la physionomie d'un ami, ou plutôt d'une personne de laquelle il ne devait rien craindre; car monsieur Juste, ainsi du reste que la plupart des gens de son espèce et de sa profession, n'avait ni amis, ni parents.

—Ah! ah! c'est vous, Rigobert!... dit-il au nouveau venu lorsqu'il l'eût introduit dans son cabinet. Comment vont les affaires et quel bon vent vous amène?

—Les affaires vont mal, M. Juste, et le vent qui m'amène ne souffle pas du bon côté, répondit le nouveau venu; je viens vous demander de l'argent!

—Ce que vous me dites là m'étonne; comment se fait-il qu'étant à la tête d'un commerce dont les bénéfices sont très-considérables, vous vous trouviez aujourd'hui forcé d'avoir recours à moi?

—Eh! bon Dieu! s'écria Rigobert, les jours se suivent et ne se ressemblent pas: si maintenant je suis gêné, c'est que j'ai voulu marcher sur vos traces.

—L'ambition perd l'homme, mon cher élève! j'ai commencé comme vous; mais ce n'est que lorsque je me suis trouvé possesseur d'une bonne somme, que j'ai agrandi le cercle de mes opérations. Mais je ne veux pas jouer auprès de vous le rôle de ce magister qui faisait de la morale à l'enfant qui se noyait, vous avez besoin d'argent, combien vous faut-il?

—Il me faut dix mille francs: prêtez-moi cette somme et je suis sauvé!

—Vraiment? Eh bien! mon ami, apportez-moi demain une partie de marchandises d'une valeur équivalente à la somme dont vous avez besoin, et cette somme vous sera comptée à l'instant même.

Rigobert (le lecteur sans doute a déjà deviné que cet individu n'était autre que le père des lézards), tout usurier qu'il était, ne l'était cependant pas encore assez pour s'attendre à voir M. Juste le traiter comme il aurait traité le premier individu qui se serait adressé à lui.

—Eh! eh! dit celui-ci qui avait remarqué son étonnement, vous avez donc cru que je vous prêterais de l'argent sans prendre mes sûretés? vous vous êtes trompé, mon cher enfant. Que ce qui vous arrive aujourd'hui vous serve de leçon; et rappelez-vous à l'avenir, que lorsqu'il s'agit d'affaires, et surtout d'affaires d'argent, il faut oublier les liens qui nous attachent aux gens qui s'adressent à nous. Si vous aviez toujours tenu vos lézards à distance, vous ne seriez pas obligé aujourd'hui de venir supplier le père Juste de venir à votre secours.

—Enfin, M. Juste, ce qui est fait est fait; mais comme vous le dites, ce qui m'arrive aujourd'hui me servira de leçon; si vous voulez bien prendre la peine de passer, vous choisirez dans mon magasin les marchandises qui devront vous servir de garantie. A quel taux me prêterez-vous ces dix mille francs?

—Six pour cent...

—Très-bien, s'écria Rigobert, charmé de rencontrer un aussi honnête marchand d'argent, je suis sauvé! six pour cent par an, c'est très-bien.

—Mais je n'ai pas dit cela, répondit Juste, je veux bien vous prêter dix mille francs sur nantissement, mais à raison de six pour cent par mois, c'est ce que me rapportent ordinairement mes capitaux.

—Au diable! se dit Rigobert; j'avais à ce qu'il paraît tort de croire que ce vieux podagre se rappellerait les services que j'ai pu lui rendre.—Et comme il restait sans parler:

—Une fois, deux fois, cela vous va-t-il? dit Juste.

—Vous êtes dur, père Juste, répondit-il; mais il faut bien faire tout ce que veut celui qui tient les cordons de la bourse.

—Allons, allons, mon cher élève, vous en serez quitte pour tenir à vos lézards la dragée un peu plus haute.

—Il le faudra bien ainsi. C'est convenu: vous viendrez demain chez moi.

Quelque dures que fussent les conditions qui lui étaient imposées, Rigobert, qui avait un très-pressant besoin d'argent, se trouva trop heureux de les accepter; car, en réalité, cet argent qui devait lui coûter soixante-douze pour cent, allait lui rendre un très-grand service. C'est que les ressources du métier qu'il faisait sont incalculables, et que Dieu seul et l'usurier qui la prête, peuvent savoir ce qu'une pièce de cinq francs prêtée sur gage à un lézard, est susceptible de rapporter. Hâtons-nous de dire, afin que nos lecteurs ne nous accusent de n'être pas d'accord avec nous-même, que si M. Rigobert se trouvait momentanément gêné, les causes de cette gêne lui étaient toutes personnelles, et qu'il n'en accusait pas son commerce qui jamais au contraire n'avait été plus prospère.

Juste, après lui avoir de nouveau promis d'aller le lendemain lui rendre visite, reconduisit Rigobert jusqu'à la porte de sa maison qu'il ne fit qu'entre-bâiller pour le laisser sortir, ainsi qu'il en avait l'habitude.

Lorsque Rigobert lui eut tourné le dos, il voulut fermer sa porte, mais il en fut empêché par un homme de haute taille doué d'une physionomie agréable et dont l'élégant négligé du matin annonçait un homme de très-bonne compagnie, qui passa son bras entre la porte et le chambranle et ferma vivement la porte lorsqu'il fut entré dans la petite cour.

Juste, qui ignorait le but de ce qui venait de se passer, tremblait de tous ses membres n'osait prononcer un seul mot; il était tout prêt à supposer à cet individu quelques intentions criminelles, lorsque le vicomte de Lussan (car c'était lui) le rassura quelque peu en lui disant en riant aux éclats:

—Vous voyez bien, M. Juste, que toutes vos précautions peuvent être mises en défaut: vous voici à ma discrétion.

L'usurier, que l'étonnement paraissait avoir pétrifié et qui tremblait toujours un peu, voulut cependant essayer de persuader à ce visiteur importun, qu'il n'avait pas conservé la moindre crainte du moment qu'il l'avait reconnu.

—L'entrée inopinée es assez brusque d'un individu que je croyais étranger, dit-il, m'avait, il est vrai, épouvanté; mais maintenant que je sais que j'ai l'honneur de parler à un estimable gentilhomme, j'ai recouvré tout mon sang-froid et je suis parfaitement tranquille.

—Malgré vos assertions, répondit le vicomte de Lussan en regardant l'usurier qui ne paraissait pas encore très-rassuré, je suis persuadé que vous avez conservé des soupçons, puisque vous ne me conduisez pas dans votre cabinet; savez-vous M. Juste, qu'il n'est pas très-poli de me recevoir sous ce vestibule.

—Je dois avouer à M. le vicomte, que la manière peut-être un peu brutale dont il s'est introduit chez moi, m'a causé une certaine frayeur, et avec d'autant plus de raison, que M. de Lussan est ordinairement très-poli et excessivement réservé; mais à l'heure qu'il est, je suis, je vous le répète, parfaitement tranquille.

De Lussan, dont un excellent déjeuner avait excité la gaieté, s'apercevant que l'usurier, malgré tous ses efforts, ne pouvait vaincre la peur qui le travaillait, voulut se donner le plaisir de l'épouvanter davantage.

—Vous allez donc de suite m'introduire dans votre cabinet, je veux y entrer de gré ou de force; mais daignez croire, mon cher Juste, que je n'ai pas pris la respectueuse liberté de vous arracher à vos importantes occupations, sans y être forcé par un puissant motif.

Juste aurait bien voulu pouvoir se dispenser de faire ce qu'exigeait le vicomte de Lussan, car il venait de se rappeler que son portefeuille de maroquin vert, qui contenait encore, malgré les deux fortes saignés qu'il venait de lui faire, une très-forte somme en billets de banque et autres valeurs, était resté sur la cheminée de son cabinet, et il craignait, par-dessus tout, qu'il ne vînt à frapper les regards de son noble visiteur; il essaya, par des paroles insidieuses, de le retenir dans une des pièces d'entrée où tout en causant ils étaient arrivés.

Le vicomte regarda quelques minutes l'usurier, dont la mine piteuse était vraiment comique, puis il se mit à rire aux éclats!

—Monsieur Juste, lui dit-il lorsque cet excès d'hilarité fut passé, vous êtes un vieil imbécile! suis-je donc un étranger pour vous? Je crois vous avoir donné assez de preuves de loyauté pour mériter votre confiance.

—Monsieur le vicomte a raison; je n'ai jamais eu qu'à me louer des ses bons procédés; mais il me permettra de lui faire observer que je suis seul, que j'habite un quartier presque désert, que tous les jours on entend parler d'assassinats suivis de vol, et que d'après cela, il doit m'être permis de me tenir un peu sur mes gardes. Je dois encore ajouter que votre langage et vos manières me paraissent aujourd'hui si peu en harmonie avec vos principes et vos habitudes, que j'ai dû craindre un moment pour ma fortune et pour ma vie.

—Votre franchise, mon cher, m'oblige à vous dire toute la vérité. Avant de venir ici, j'avais déjeuné chez Desmares avec des députés de ma province, nous avons fêté Bacchus avec ferveur; et lorsque je suis arrivé à votre porte, j'avais encore dans le cerveau les fumées du champagne et du chambertin. Je venais vous trouver afin de vous parler de diverses affaires, et je n'avais, je vous l'assure, nullement l'envie de vous épouvanter; mais l'occasion de vous prouver que les hommes les plus prévoyants peuvent être mis en défaut, s'est présentée, et ma foi je ne l'ai pas laissée s'échapper. J'ai voulu plaisanter un moment, voilà tout; vous avez eu peur, j'ai continué afin de vous épouvanter davantage; il paraît que j'ai réussi au delà de mes espérances. Du reste, je vous donne ma parole de noble breton, que je n'ai l'intention de nuire ni à votre personne, ni à votre fortune.

—Vous me donnez donc votre parole de gentilhomme que je n'ai rien à craindre?

Le vicomte de Lussan répondit par l'affirmative à cette question de l'usurier. Juste qui paraissait très rassuré depuis que le vicomte de Lussan lui avait donné sa foi de gentilhomme que sa personne et ses biens seraient respectés, l'introduisit enfin dans son cabinet. Il n'oublia pas cependant de jeter, en entrant, son mouchoir sur le portefeuille; et ce mouvement ayant, selon toute apparence, échappé à son compagnon, il se sentit soulagé d'un grand poids.

Il offrit un siége au vicomte et s'assit dans son vieux fauteuil de canne.

—Vous pouvez vous vanter de m'avoir fait une furieuse peur, monsieur le vicomte, dit Juste une fois qu'il se fut retranché derrière le grillage qui formait une espèce de rempart autour de la petite table qui lui servait de bureau.

Nous devons maintenant expliquer à nos lecteurs, quels étaient les moyens employés par Juste, pour se mettre à l'abri des tentatives de ceux de ses clients qu'il croyait capables de lui nuire.

Le chien de Terre-Neuve, animal qu'il avait élevé et dressé lui-même avec le plus grand soin, était véritablement un gardien formidable et très-capable de dévorer un homme sur un signe de son maître; aussi était-il toujours en liberté. Le père Juste qui comptait sur sa vigilance et son incorruptibilité, qualités que diverses fois il avait fait éprouver et qui jamais n'avaient été mises en défaut, était parfaitement tranquille.

Lorsqu'on sonnait, il n'ouvrait sa porte qu'après avoir reconnu à travers le petit guichet dont nous avons parlé, quelle était la personne qui sollicitait son admission. Lorsqu'il l'avait admise, il la faisait entrer dans son cabinet et lui se retirait dans son espèce de fort, dont la porte se fermait en dedans et ne pouvait être ouverte qu'à l'aide d'un cordon placé à la droite de l'usurier. Si quelqu'un avait voulu tenter de forcer le grillage, il pouvait se retirer dans la cour auprès de son fidèle gardien, qui alors l'aurait défendu jusqu'à la mort. La pièce qu'il appelait son cabinet, était ci-devant une chambre à coucher dont l'alcôve treillagée et garnie de petits rideaux verts, existait encore. C'est dans cette alcôve que Silvia s'était tenue cachée pendant tout le temps que le général était resté chez Juste.

De ce qui précède, on doit naturellement conclure que Juste pouvait, jusqu'à un certain point, recevoir chez lui, sans avoir rien à redouter de leur part, les gens suspects avec lesquels il était en relations réglées: en effet, dans sa cour il avait son gardien à sa disposition, et, à son défaut même, il pouvait demander du secours à ses voisins, dont les fenêtres en dominaient l'intérieur; il n'était pas du reste probable que l'on osât y commettre un attentat contre sa personne.

Lussan causait depuis quelques instants avec l'usurier, et n'avait pas encore abordé le sujet de sa visite, les fumées qui obscurcissaient son cerveau ne s'étaient pas encore tout à fait dissipées.

—Vous ne me rendez pas justice, disait-il sans cesse; croyez-vous qu'un gentilhomme d'aussi bonne maison que votre serviteur ait jamais manqué à sa parole?

En achevant ces mots, il enleva avec le bout de sa canne le mouchoir à petits carreaux bleus qui cachait le bienheureux portefeuille dont il s'empara.

La physionomie de Juste, en voyant son trésor à la disposition du comte de Lussan, prit tout à coup une expression de douloureuse anxiété, que toutes les paroles imaginables seraient incapables de peindre: on pouvait seulement entendre quelques sourds gémissements s'échapper de sa poitrine, et ce n'est qu'à grand peine qu'il put réunir assez de force pour articuler ces quelques paroles:

—Monsieur le vicomte!... mon portefeuille... votre parole... rendez-moi mon portefeuille!

Le vicomte avait ouvert le vieux portefeuille et examinait avec beaucoup d'attention tout ce qu'il contenait.

—Diable! dit-il enfin, sans paraître remarquer la profonde consternation empreinte sur tous les traits de Juste, des billets de banque, des bank-notes, des mandats sur les receveurs généraux, d'excellentes actions au porteur: il y a toute une fortune dans ce vieux portefeuille.

—Monsieur le vicomte répétait toujours le pauvre Juste, vous m'avez donné votre parole de gentilhomme, je suis sans inquiétude.

De Lussan, que les transes mortelles du malheureux usurier amusaient singulièrement paraissait ne pas vouloir l'entendre.

—Je disais donc, continua-t-il, qu'il y a dans ce portefeuille toute une fortune; et si je le voulais, je pourrais sortir d'ici en l'emportant sans que vous tentassiez de vous opposer à mon passage, il est même probable que vous n'iriez pas faire à la police la confidence de ce qui vous serait arrivé.

—C'est vrai, dit Juste, je vous aime trop pour avoir le courage de vous dénoncer; mais je suis ruiné... mort...

—Vous n'êtes ni mort, ni ruiné; mais vous êtes et vous serez toujours un vieil imbécile, un pince-maille, un vieux juif, tout chrétien que vous êtes; vous méritez sans aucun doute une sévère leçon, mais je n'ai pas oublié que je vous ai donné ma parole.

Et le vicomte de Lussan tendit à Juste, par le guichet pratiqué dans le grillage, le vieux portefeuille et tout ce qu'il contenait.

Il n'y a pas dans notre langue d'expression assez énergiques pour retracer fidèlement le changement qui s'opéra soudainement sur le visage de l'usurier à cette restitution si inattendue; les plus brillantes couleurs remplacèrent tout à coup l'affreuse pâleur qui couvrait son visage; il faudrait en un mot être usurier et avare afin de pouvoir peindre convenablement la vive satisfaction qu'il éprouva.

—J'ai voulu seulement continuer la plaisanterie, lui avait dit le comte en lui remettant son trésor, mais je crois bien que maintenant vous êtes corrigé, et que vous ne serez plus tenté de vous méfier d'un homme comme moi.

—Ah! monsieur le vicomte, que de reconnaissance, s'écria Juste après avoir enfoui le portefeuille dans une des vastes poches de sa vieille houppelande; si jamais vous avez besoin de quelques billets de mille francs, je vous les prêterai... Moyennant de bonnes et valables garanties, et un intérêt raisonnable, s'empressa-t-il d'ajouter, dans la crainte que celui auquel il s'adressait ne voulût de suite mettre sa bonne volonté à l'épreuve.

—Laissons toutes ces fadaises et parlons de l'objet qui m'amène, dit le comte; vous êtes maintenant, je crois, en état de m'écouter?

—Oui, monsieur le vicomte.

—J'ai rencontré il y a déjà quelques temps chez une noble dame de charité, le joaillier chez lequel elle se fournit depuis environ dix ans; j'ai causé avec cet homme, qui m'a fait, ainsi que cela se pratique, ses offres de services, et m'a instamment prié d'aller lui rendre visite si par hasard j'avais quelques acquisitions à faire. Vous avez déjà deviné, digne père Juste, que peu de jours après cette rencontre, il me prit la fantaisie d'acheter quelques bijoux et que je me rendis chez le joaillier en question, où je dépensai quelques centaines de francs.

Lors de cette première visite, que j'ai fait durer aussi longtemps que cela m'a été possible, j'ai trouvé l'occasion d'adresser quelques paroles aimables à la femme et à la fille de mon homme, qui sont du reste toutes deux de très-jolies et de très-aimables femmes.

Je suis retourné plusieurs fois faire de nouvelles emplettes chez cet honnête marchand. Grâce à mon extrême politesse, aux compliments que j'adresse sans cesse aux deux dames, qui sont un peu, comme toutes les femmes, disposées à accorder une confiance sans bornes à tous ceux qui les adulent, à quelques fleurs offertes à propos, je n'ai pas eu de peine à devenir le plus intime ami de la maison; de sorte que j'ai pu facilement prendre l'empreinte des trois serrures de sûreté qui ferment la porte de l'appartement, et que le joaillier croit invulnérables.

—C'est une affaire magnifique! Est-elle mûre?

—Pas encore tout à fait; mais je voudrais avoir sous la main, pour m'en servir en temps utile, deux hommes adroits et déterminés pour l'exécution: pouvez-vous me procurer cela?

—Mais que ne prenez-vous Lion le Taffeur et Maladetta, ou bien Robert et Cadet-Vincent?

—Lion et Maladetta sont des hommes spéciaux qui ne conviennent pas à cette affaire; et je ne veux pas avoir, vous le savez bien, de relations directes avec les deux autres, dont le ton et les manières sont de nature à compromettre le plus honnête homme du monde.

—Ah! diable! à qui donc confier l'exécution de cette affaire?

—Voyez, demandez à la Sans-Refus, il doit y avoir parmi les habitués de son établissement quelqu'un à qui il soit possible de parler sans compromettre sa réputation.

—Voulez-vous Délicat, Coco-Desbraises, Rolet le mauvais Gueux, Charles la belle Cravate, le Grand-Louis, Vernier les Bas bleus; je ferai parler par la mère Sans-Refus à ceux d'entre eux qui vous conviendraient.

—Vous êtes fou, Juste! il faut que je donne moi-même les instructions nécessaires, et je ne puis vraiment me commettre avec un seul des misérables que vous venez de nommer.

—Mais si vous les connaissez, ils ne vous connaissent pas plus qu'ils ne me connaissent moi-même, et vous pouvez sans inconvénient vous rencontrer avec les deux plus propres, Charles la belle Cravate et Vernier les Bas bleus par exemple.

Le vicomte de Lussan réfléchit quelques instants.

—Décidément, dit-il, je ne veux aucun de ces misérables; tous ces gens-là ont un langage atroce, de pitoyables costumes, et de si dégoûtantes manières qu'ils me font mal au cœur. Cherchez, père Juste, vous devez avoir parmi vos connaissances ce qui me convient: les deux que vous m'avez procurés pour l'affaire du marchand papetier.

—Ah! vous voulez parler de Fanfan la Grenouille et de Poil aux Lèvres; ces deux braves garçons viennent d'être arrêtés; par suite de révélations: ils sont là-bas.

—J'en suis désespéré. Mais vous pourrez sans doute en trouver d'autres: j'attendrai, rien ne presse.

—S'il n'y a pas péril en la demeure, je vous y engage. Je crois que si vous me laissez un peu de temps devant moi, il me sera possible de vous procurer des gens avec lesquels vous pourrez facilement vous entendre.

Juste, lorsqu'il faisait cette promesse au vicomte de Lussan, pensait à la femme à laquelle il avait, quelques heures auparavant, acheté les pierreries du comte Colorédo, il supposait, et nos lecteurs savent que ses conjectures étaient fondées, que cette femme n'était qu'un émissaire des individus qui avaient commis le vol, individus qui ne s'en tiendraient probablement pas là, et que tôt ou tard il finirait par connaître.

—Maintenant que nous sommes parfaitement bien ensemble, dit le vicomte de Lussan, il faut que je vous fasse comprendre que toutes les précautions dont vous vous entourez seraient inutiles, si un individu comme moi par exemple, voulait vous assassiner afin de vous voler ensuite. D'abord on pourrait sans peine empoisonner votre Cerbère.

Et comme l'usurier secouait la tête et faisait une grimace négative.

—Il y a de si friandes boulettes, reprit le vicomte qu'elles tentent les chiens les mieux élevés et les plus sobres. Du reste si de ce côté votre animal est invulnérable; ne connaît-on pas mille moyens de charmer les chiens, et de rendre aussi doux qu'un mouton, le plus féroce de ces animaux, et puis vous vivez seul, et, depuis la mort de madame Juste, vous ne sortez que rarement, de sorte que vous seriez mort depuis longtemps lorsqu'on commencerait à s'inquiéter de vous.

—Oui, tout cela est possible; mais quand je serais mort, qui indiquerait aux assassins le lieu qui renferme mon or et mon portefeuille? car c'est par extraordinaire que je l'avais apporté avec moi; c'est une imprudence que j'ai commise aujourd'hui pour la première fois, et qui ne se renouvellera plus, je vous l'assure: il est vrai que je n'avais eu à traiter qu'avec une femme et un général de mes amis, et que je ne devais rien craindre de ces deux personnages.

—Ainsi donc, vous êtes persuadé qu'il serait impossible de découvrir votre cachette?

—Oui, M. le vicomte.

—Quelle erreur est la vôtre, mon cher Juste! on la découvrirait, gardez-vous d'en douter. Mais tranquillisez-vous: aucun de ceux avec lesquels vous êtes en relations ne songe à vous faire le moindre mal; car admettons un moment qu'on vous enlève quelques centaines de mille francs, qui, partagés entre trois ou quatre personnes seraient bientôt dissipés, où trouverait-on après un homme comme vous! car vous êtes vraiment notre providence! Quel que soit le chiffre d'une affaire, vous payez comptant; tandis que vos confrères ne donnent que des à-compte; vous savez si bien faire disparaître les objets que vous achetez, qu'une fois qu'ils sont entrés chez vous, on n'en entend plus parler. Avec vous on termine de suite: il est vrai que vous donnez le moins possible; mais qu'est-ce que cela fait? Vous voyez que nous avons le plus grand intérêt à vous conserver. Que deviendrions-nous sans vous? vous nous êtes nécessaire, indispensable; soyez donc sans inquiétude sur votre sort, vous n'avez rien à redouter: on ménage toujours les gens dont on a besoin; et puis d'ailleurs ne vous ai-je pas prouvé la vérité de ce que je viens de vous dire en vous rendant votre portefeuille, que je pouvais garder impunément.

—C'est vrai, mais tous mes clients ne sont pas des nobles gentilshommes bretons. Si ce portefeuille était tombé entre les mains de Coco-Desbraises ou de Délicat, ils l'auraient gardé.

—Il faut convenir, mon cher Juste, que vous faisiez une piteuse grimace à la fois épouvantable et risible tandis qu'il était entre mes mains, la mort était vraiment sur vos lèvres. Vous aimez donc bien l'argent, M. Juste?

—Oh! oui, je l'aime! L'argent et Dieu, voyez-vous, sont les seuls objets de mon culte! L'argent!... mais que faire ici-bas sans argent! N'est-ce pas avec ce métal, avec ce vil métal, comme disent ceux qui n'en possèdent pas, que l'on peut se procurer tous les bonheurs et toutes les satisfactions de cette vie, et toutes les béatitudes de l'autre?

—Je sais, répondit de Lussan, que lorsque l'on possède beaucoup d'argent il devient facile d'obtenir des honneurs, des grades et des places; que pour avoir de superbes chevaux, des équipages magnifiques, de jolies maîtresses, tous les plaisirs enfin, il en faut beaucoup; mais à vous, père Juste, qui vivez comme un anachorète, qui êtes toujours mal vêtu, et qui ne déjeunez jamais au café Anglais, à quoi vous sert, dites-le-moi, tout celui que vous possédez, puisque vous ne savez pas en jouir?

—Je ne sais pas en jouir, M. de Lussan, je ne sais pas en jouir? quelle erreur est la vôtre! Je jouis beaucoup plus que vous; je savoure toutes les délices, tout le bonheur dont vous faites tant de cas; je m'enivre à la coupe que vos lèvres effleurent à peine, et mes jouissances sont d'autant plus grandes et plus délicieuses qu'elles n'entraînent pas après elles les regrets et les désillusions de la vie commune. J'ai comme vous des maîtresses, des chevaux et des équipages: des maîtresses, plus pimpantes et plus jolies, des chevaux de meilleure race, des équipages plus brillants que les vôtres, M. le vicomte de Lussan!

—Vous m'étonnez, cher Juste! Je vous avoue que je ne m'étais pas douté que vous possédiez tant et de si belles choses. Mais où sont-elles donc? je suis vraiment désireux de voir toutes ces merveilles.

Juste tira de la poche de sa houppelande le vieux portefeuille de maroquin vert, puis il en tira les billets de banque, bank-notes, mandats et actions au porteur qu'il renfermait et qu'il étala sur sa petite table de bois noir, puis il s'écria avec enthousiasme:

—Voilà mes salons dorés, mes boudoirs parfumés, mes bains de jaspe et de porphyre, mes équipages du carrossier à la mode, mes chevaux anglais, mes chiens de race et mes valets dorés sur toutes les coutures! voilà mes maîtresses! et celles-là sont douées de toutes les beautés que mon imagination leur prête! brunes et blondes, fougueuses on naïves, enjouées ou mélancoliques, fidèles même si cela me convient; car avec de l'argent, voyez-vous, on achète tout, même de la fidélité, la marchandise la plus rare.

Le vicomte de Lussan écoutait l'usurier d'un air profondément étonné; il ne s'attendait pas à trouver sous une aussi ignoble enveloppe des idées aussi poétiques que celles que venait d'exprimer le vieux Juste.

—Continuez, dit-il, je vous écoute avec beaucoup d'attention, et je vous avoue que, que jusqu'à ce jour, je ne m'étais pas douté que le père Juste, ce vieux bonhomme que très-souvent j'ai vu grelotter dans une pièce sans feu, durant les plus rudes journées de l'hiver, et souffler dans ses doigts pour se réchauffer, était susceptible d'éprouver d'aussi vives jouissances.

—Des jouissances! mais en est-il de plus vives, de plus réelles que celle de plonger dans un bain d'or, de serrer contre sa poitrine plusieurs millions en billets de banque, et de pouvoir se dire: Quand je le voudrai, je pourrai satisfaire toutes mes fantaisies et tous mes caprices: des femmes, j'en aurai de tous les pays et de toutes les conditions: des cantatrices et des danseuses, des aimées et des bayadères, si cela me convient, j'ai le moyen de les payer le prix qu'elles se vendent; quand je le voudrai la poitrine du vieil usurier de la rue Saint-Dominique-d'Enfer sera couverte de rubans de toutes les couleurs et de croix de tous les ordres; quand je voudrai, je ne serai plus le père Juste, mais M. de Saint-Juste.

—Mais, M. Juste, puisque vous comprenez si bien les jouissances de la vie, pourquoi diable, puisque vous en avez les moyens, vous contentez-vous de l'ombre lorsque vous pouvez vous procurer la réalité?

L'usurier, en proie à une surexcitation presque fébrile, avait oublié toute prudence; il attacha quelques instants ses petits yeux vert de mer, qui brillaient comme deux escarboucles, sur le vicomte de Lussan, puis il se mit à rire aux éclats.

—Ah! ah! dit-il, vous n'êtes poëtes qu'à demi, vous autres gens du monde; vous me dites que j'ai tort de me contenter de l'ombre lorsque je puis me procurer la réalité, vous avez la vue courte, M. le vicomte de Lussan. Mais vous ne savez donc pas que tous les jours mon trésor devient plus considérable; et qu'avec lui s'augmente la somme des désirs que je puis satisfaire. Il existe un plaisir, et celui-là je le possède, qui les renferme tous, c'est d'avoir beaucoup d'or, beaucoup plus que vous ne pourriez le croire, si je vous disais la somme à laquelle s'élèvent mes richesses, beaucoup plus que n'en possèdent des gens qui se croient infiniment plus riches que moi, et cet or, il n'est pas dans les caisses de l'Etat, ni dans celle d'un banquier, il est ici. Je puis chaque soir, si cela me plaît, me rouler sur un lit de pièces d'or et de billets de banque, et ce lit me paraîtra plus doux que le lit de pétales de roses de Lucullus; je puis en ramasser une certaine quantité et me dire, sans craindre que qui que ce soit vienne me démentir: «Avec cela je suis au-dessus de tous les hommes, que je puis à mon gré rendre souples et rampants; avec cela je tiens entre mes mains l'honneur des filles et des femmes, celui des pères et des maris; je puis me faire ouvrir toutes les portes, faire fléchir devant moi toutes les consciences; je puis enfin me faire rendre le culte qui n'est dû qu'à Dieu.»

La physionomie du vieil usurier, pendant tout le temps qu'il avait employé pour débiter cette longue tirade, avait exprimé tour à tour la joie la plus fanatique, et la plus délirante satisfaction. Son teint, ordinairement si pâle et si terreux, brillait de plus vives couleurs.

—Ma foi, mon cher Juste, lui dit le vicomte de Lussan, vous êtes si éloquent et si persuasif que je suis forcé d'être de votre avis, et de croire que le vrai bonheur est celui que vous savez si bien peindre; je veux à l'avenir marcher sur vos traces; mais, pour goûter le bonheur dont vous faites tant de cas, il me manque les premiers éléments. Le père Loisseau me fournira, je l'espère, les premières pierres de l'édifice que je veux bâtir.

—Il faut le croire, M. le vicomte, répondit Juste en tendant, à travers le guichet de son grillage, sa main décharnée au vicomte de Lussan, il faut le croire.

Le vicomte sortit.

VI.—Le vicomte de Lussan.

Ainsi que nous l'avons dit en commençant cette histoire, la mère Sans-Refus était la fille naturelle d'un assassin rompu vif en 1787, dans une des cours de Bicêtre, et d'une fille Marianne Lempave, condamnée pour vol à plusieurs années de prison.

Après l'exécution de son père, à laquelle, par suite de circonstances que nous rapporterons en temps utile, elle avait été forcée d'assister, Marie-Madeleine Colette Comtois, ou plutôt la mère Sans-Refus (nous conserverons à cette femme le nom sous lequel, jusqu'au moment où nous sommes arrivés, elle a été connue de nos lecteurs), qui jusqu'alors avait exercé, dans la rue Grenier-sur-l'Eau un commerce qui n'a pas de nom dans la langue des honnêtes gens, prit pour son compte l'ancien établissement de la rue de la Tannerie, dans lequel nous avons plusieurs fois déjà introduit nos lecteurs.

Ce n'est pas sans raisons, que nous avons dit l'ancien établissement, car certaines maisons, certaines rues même, paraissent fatalement destinées à n'être habitées que par la partie vicieuse ou misérable de la population. Malgré les changements apportés dans nos mœurs et dans nos habitudes par la civilisation, toutes celles des rues, assignées par les anciennes ordonnances de nos rois à l'infâme commerce de la prostitution, qui n'ont pas été démolies de fond en comble, sont encore aujourd'hui habitées par des prostituées et par ceux qui vivent de leur commerce, et pour n'employer qu'un exemple entre plusieurs qui pourraient servir à prouver la vérité de ce que nous avançons: nous citerons seulement celle dans laquelle Marie Madeleine Colette Comtois fit ses premières armes, la rue Grenier-sur-l'Eau.

Cette rue vient d'être démolie en entier, des constructions élégantes ont remplacé les masures sombres et fétides qui servaient autrefois d'asile à des individus d'un aspect plus hideux encore que celui des lieux qu'ils habitaient, il y a maintenant de l'air et du soleil dans la rue Grenier-sur-l'Eau; eh bien! une des anciennes masures de cette rue, sise au coin de celle Geoffroy-l'Asnier, n'a pas subi le sort de ses compagnes, elle a échappé, par hasard, à la démolition générale qui vient d'être faite; vous croyez peut-être que, forcée de paraître au grand jour, la vieille effrontée a changé de mœurs; qu'elle essaye au moins de faire oublier les fautes de son passé, du tout; elle est aujourd'hui ce qu'elle était il y a trente ans, il y a cinquante ans, il y a plus longtemps peut-être; elle est ce qu'elle sera dans cinquante ans si elle existe encore un mauvais lieu!

L'établissement de la mère Sans-Refus fut d'abord fréquenté par tous les malfaiteurs qui avaient connu son père et sa mère; mais à mesure que les années s'écoulaient, leurs rangs s'éclaircissaient de plus en plus, et bientôt il n'en resta plus que quelques-uns dont l'âge avait blanchi la tête et courbé l'épine dorsale, trop vieux, en un mot, pour mettre de nouveau la main à la pâte[245], mais encore très-capables, à ce qu'ils disaient, et la suite prouvera qu'ils ne mentaient pas, de faire d'excellents élèves.

Ces misérables débris des luttes précédemment engagées contre la société, restèrent les seuls habitués fidèles, il est vrai, mais très-peu capables de faire la fortune d'un semblable établissement, en raison de la réserve que leur imposait l'inaction dans laquelle ils étaient forcés de vivre, aussi la mère Sans-Refus se désolait-elle à chaque instant du jour, et toutes ses lamentations trouvaient un écho dans le cœur de ses fidèles.

—Ecoute, ma fille, lui dit un jour l'un d'eux, vieillard de quatre-vingt-quatre ans, qui avait passé les deux tiers, au moins, de cette longue existence dans les bagnes et dans les maisons centrales[246], ton boccart[247] tombera tout à fait, si tu ne veux pas joindre une nouvelle branche à ton commerce. Les fanandels[248] dépensent leur auber[249] là où ils trouvent à fourguer[250], c'est tout simple.

La mère Sans-Refus, à laquelle la terrible mort de son père, et la fin malheureuse de sa mère, qui venait à ce moment de mourir en prison, avaient inspiré une terreur salutaire, craignait d'avoir à subir tôt ou tard les conséquences du métier de recéleur; mais le vieillard la catéchisa tant et si bien, qu'il finit par vaincre, non pas ses scrupules, la fille de Comtois et de Marianne Lempave avait été trop bien élevée pour en éprouver, mais la crainte; qui jusqu'alors l'avait empêchée de franchir l'extrême limite qui sépare les gens qui, sans être honnêtes, échappent cependant à l'action de la loi, de ceux qu'elle a le droit de frapper.

Il fut donc convenu que la mère Sans-Refus ferait savoir à tous ceux que cette nouvelle pouvait intéresser, qu'elle était prête à donner un prix raisonnable de toutes les marchandises qui lui seraient proposées.

Cette résolution une fois prise, le vieil ami de la mère Sans-Refus, ce Nestor du crime, qui était doué d'une éloquence si persuasive que l'on pouvait dire de lui comme du roi de Pylos, que lorsqu'il parlait ses paroles étaient plus douces que le miel du mont Hymète, se chargea de voir la nouvelle génération de malfaiteurs qui avait remplacé ceux qui avaient connu la mère Sans-Refus lors de ses débuts dans la rue Grenier-sur-l'Eau.

Ses démarches furent tout d'abord couronnées de succès. Il fut accueilli dans tous les tapis[251] qu'il visita, avec le respect et les égards que l'on croyait devoir accorder à un brave garçon[252], éprouvé par un long séjour dans les bagnes et dans les prisons, et les ouvertures qu'il fit aux habitués des mauvais lieux qui infestent encore les rues Aubry-le-Boucher, de Bondy, de Bièvre, du Plâtre-Saint-Jacques, des Marmouzets, la place Maubert, le boulevard du Temple, furent accueillies avec le plus vif empressement, et tous lui promirent (lorsqu'il eut convenablement fait valoir les raisons qui militaient en faveur de la mère Sans-Refus) que ce ne serait jamais qu'après s'être adressés à elle qu'ils iraient rendre visite à la Tête-de-Mort[253], à la Pomme-Rouge[254], ou à Fouille-au-Pot[255].

Ils se montrèrent fidèles observateurs de la parole qu'ils avaient donnée à leur doyen et l'établissement de la mère Sans-Refus, à peu près désert quelques jours auparavant, devint tout à coup le plus florissant de tous ceux du même genre.

Semblables à ces oiseaux voyageurs qui quittent sans regret nos climats à la naissance des mauvais jours, ses odalisques avaient toutes successivement abandonné son harem, faute d'y rencontrer un sultan, elles y revinrent en foule avec le beau temps.

La mère Sans-Refus eut bientôt acheté à ceux de ses habitués que le lecteur connaît déjà, une quantité si considérable de bijoux et d'argenterie qu'elle dut songer à s'en défaire afin de réaliser une somme qui lui permit de continuer ses opérations.

Cadet Filoux, ainsi se nommait le vieillard dont nous venons de parler, fut encore cette fois la Providence de la mère Sans-Refus. Vêtu d'un costume qu'il devait à la munificence de la tavernière, et qui donnait du relief à sa physionomie respectable et à ses magnifiques cheveux blancs, il se mit en quête et après de nombreuses recherches, il finit par découvrir l'honnête M. Juste.

Celui-ci était déjà en relations avec tout ce que la capitale renferme de fripons titrés et décorés, lorsque Cadet Filoux vint lui rendre visite, et il lui était arrivé plus souvent qu'il ne voulait en convenir, d'acheter, soit à l'un, soit à l'autre, un riche bracelet, une broche de grande valeur enlevés par son cavalier à une jolie duchesse ou à quelque coquette financière, au milieu des enivrements d'une valse ou d'un galop ou d'une polka; ces objets, aussitôt qu'ils étaient achetés, étaient immédiatement expédiés secrètement en Angleterre ou en Hollande, pays dans lesquels le père Juste s'était ménagé des correspondants intelligents qu'il servait dans la capitale avec un zèle égal à celui qu'ils déployaient pour lui toutes les fois que l'occasion s'en présentait.

Lorsque Cadet Filoux, après avoir employé les précautions oratoires qui ne devaient pas être négligées en semblable occurrence, eut fait connaître à M. Juste l'objet de sa visite, ce dernier ne se montra pas d'abord très-empressé d'établir avec la mère Sans-Refus les relations que lui proposait le Nestor des bagnes; mais celui-ci lui fit tant et de si beaux discours, qu'il le détermina enfin à voir sa protégée, et que séance tenante, jour et heure furent pris pour la première entrevue.

Juste et la mère Sans-Refus s'entendirent facilement ensemble; il fut convenu que Juste achèterait et payerait comptant, mais seulement les deux tiers de leur valeur réelle tous les objets d'or et d'argent qui lui seraient offerts par la tavernière, qui traiterait à ses risques et périls avec les derniers possesseurs qui ne devraient jamais le connaître.

Toutes les clauses de ce contrat que les deux parties avaient un intérêt égal à respecter furent rigoureusement observées, seulement, la mère Sans-Refus, un peu plus communicative que le père Juste, lui fit successivement connaître tous ceux qu'elle appelait ses ouvriers, ce qui explique comment le père Juste put lorsque l'occasion se présenta, mettre en rapport avec des hommes d'exécution le vicomte de Lussan, jeune gentilhomme breton, qui après avoir été successivement chevalier d'industrie grec, était devenu ce qu'en terme du métier on nomme un donneur d'affaires.

Du récit des faits qui précèdent nos lecteurs ont dû naturellement conclure qu'à l'époque où nous sommes arrivés, il existait dans la capitale tous les éléments d'une association de malfaiteurs, et que de ces événements, une fois qu'ils seraient réunis et dirigés par une ou plusieurs mains habiles, il devait résulter une société dans la société, plus dangereuse cent fois que toutes les associations dont nous venons de voir se dérouler les fastes devant la cour d'assises de la Seine.

En effet, celle-là pouvait être nombreuse, composée d'individus résolus et de toutes les classes, et dirigée par des hommes, auxquels le nom qu'il portaient et la position qu'ils occupaient dans le monde, devaient en quelque sorte donner la certitude de l'impunité. Mais tous ces hommes dont les uns vivaient dans l'atmosphère enfumée du bouge de la rue de la Tannerie, tandis que les autres donnaient le ton dans les salons les plus aristocratiques de notre bonne ville, devaient-ils enfin se réunir et marcher tous ensemble du même pas vers un but commun? Hélas! oui.

Prenez une quantité quelconque de mercure que vous jetterez avec force sur le parquet, le métal se divisera d'abord en plusieurs milliers de molécules imperceptibles, puis peu à peu et insensiblement ces molécules se joindront l'une à l'autre et bientôt toutes ces parties éparses auront formé un tout parfaitement homogène, il en est à peu près de même des malfaiteurs de toutes les catégories, ils se rencontrent sans se chercher, sans se connaître, ils se devinent avant même de s'être parlé, est-ce à dire qu'en se rapprochant ainsi l'un de l'autre ils obéissent à une loi fatale de leur organisation? Non grâce à Dieu, mais ce qui est vrai, c'est que l'habitude de vivre continuellement en garde contre tout le monde (et telle est la loi de l'existence des malfaiteurs) donne au corps certains tics qui sont imperceptibles aux yeux du vulgaire, mais qui se laissent facilement saisir par des gens expérimentés.

Un nouveau crime, commis par Salvador, Silvia et Roman devait unir entre eux les anneaux épars de cette longue chaîne qui traînait à la fois dans les plus nobles demeures et dans le bouge infect de la mère Sans-Refus.

Les mauvais instincts de la jolie Silvia n'avaient pas attendu pour se développer l'époque à laquelle nous sommes arrivés, les événements de sa vie que nous avons déjà rapportés, ont prouvé jusqu'à l'évidence que cette femme était capable de commettre tous les crimes, lorsqu'il s'agissait de satisfaire l'un d'eux, qu'en un mot elle cachait sous une gracieuse enveloppe une âme bien digne d'appartenir au dernier rejeton des affreux scélérats auxquels elle devait le jour.

Continuellement en contact avec deux hommes aussi peu scrupuleux que l'étaient Salvador et Roman, dont elle avait été à même d'apprécier l'audace et pour l'un desquels elle ressentait une vive affection, l'orgueil qui ainsi qu'on a pu le voir était un des traits dominants de son caractère, devait lui inspirer l'envie de se montrer digne d'eux, de les surpasser même si l'occasion s'en présentait.

Au moment même où Silvia, par la découverte des pierreries volées au comte Colorédo, acquérait relativement à son amant, et à l'homme qui se faisait passer pour l'intendant de ce dernier, la certitude d'un fait que la conversation qu'elle avait entendue dans le parc du château de Pourrières lui avait permis de supposer, elle avait conçu l'idée d'un crime dont le juif Josué devait être la victime, pendant son entretien avec l'usurier Juste, elle se dit que ce dernier ne devait pas non plus être négligé et que ce serait un coup de maître que de dépouiller à la fois le chrétien et l'israélite.

Cet entretien lui ayant appris que Josué était à Paris, tandis qu'elle le supposait à Marseille, elle avait adroitement interrogé Juste, afin d'arriver à connaître sa demeure; mais cet usurier qui craignait qu'elle n'eût l'intention d'aller trouver son digne confrère, s'était constamment tenu sur la réserve: de sorte qu'il lui avait été impossible malgré toute son adresse et les questions détournées qu'elle lui avait faites, d'arriver au but qu'elle voulait atteindre.

Après avoir rendu compte à Salvador et à Roman des résultats plus que satisfaisants de la mission qu'elle venait d'accomplir, et avoir reçu avec une orgueilleuse satisfaction les louanges que méritaient son audace et son intelligence, elle leur communiqua, sans se donner la peine de prendre les précautions oratoires qu'une semblable ouverture paraissait nécessiter, les projets qu'elle avait conçus.

—Mais pour opérer de cette manière il faudrait absolument se défaire de ces deux hommes qui sont continuellement sur leurs gardes, s'écria Salvador, lorsque Silvia eût achevé d'exposer le plan qu'elle avait conçu.

Silvia ne répondit pas à cette observation qui paraissait renfermer un blâme implicite.

La contenance de Roman était embarrassée, il craignait que la proposition de Silvia, dont il appréciait l'extrême malice, ne fût une pierre de touche destinée à lui faire connaître les véritables sentiments de ses deux compagnons.

—Il paraît que ces deux opérations ne vous conviennent pas? dit Silvia, que la froideur de son amant et du bon M. Lebrun, c'est ainsi qu'elle nommait ordinairement Roman, étonnait singulièrement.

Ce dernier cependant se détermina enfin à rompre la glace, mais en évitant cependant de répondre d'une manière positive.

—On peut toujours, dit-il, se procurer l'adresse du juif Josué, examiner les lieux qu'il habite et prendre quelques renseignements sur son compte; ces démarches ne nous engageront à rien quant à présent, et leurs résultats pourront nous servir à l'avenir.

—L'avenir, l'avenir, dit Silvia, celui que nous avons devant nous n'est pas très-brillant, les cent billets de mille francs que je viens de vous apporter ne nous mèneront pas très-loin.

—C'est vrai, répondit Roman, il faut absolument que nous fassions une saignée au coffre-fort de messire Josué, qu'en dis-tu? continua-t-il en s'adressant à Salvador.

—Je suis de ton avis, mais si nous pouvions arriver à notre but sans être forcés de...

—Impossible; s'écria Silvia d'un ton qui ne permettait pas de douter de sa bonne foi; et puis d'ailleurs ce sera rendre un véritable service à la société que de débarrasser la terre d'un pareil misérable.

—Allons, allons, reprit Roman, je vois que nous sommes bien près de nous entendre, il ne s'agit plus que de découvrir le domicile de messire Josué, et c'est ce dont je vais de suite m'occuper.

Roman, en effet, se mit immédiatement en quête, mais comme il était obligé de n'agir qu'avec une extrême réserve, ce ne fut qu'après avoir employé plusieurs jours en recherches, qu'il découvrit la demeure de Josué.

Ce juif habitait dans la rue Saint-Gervais, nº 4, au coin de celle du Roi-Doré, une maison entourée de tous les côtés par une forte grille de fer scellée dans un mur de hauteur d'appui en pierres de taille et surmontée de fers de lance. Cette maison existe encore aujourd'hui. Toutes les fenêtres du bâtiment d'habitation situé au bout d'un jardin planté de petits arbres rabougris et de quelques fleurs étiolées, aujourd'hui converti en cour, étaient garnies, à l'intérieur, de forts volets en chêne doublés de tôle, et défendues extérieurement par des persiennes en fer. Josué se tenait habituellement dans un grand cabinet situé au rez-de-chaussée de sa maison et d'où il pouvait voir tout ceux qui se présentaient à la grille, de sorte qu'il ne faisait ouvrir qu'aux personnes qu'il avait l'intention de recevoir, sa chambre était située au premier étage, précisément au-dessus du cabinet, et l'on croyait que c'était dans cette pièce, dans laquelle il ne laissait pénétrer personne et qui était fermée par une porte épaisse, garnie de plusieurs fortes serrures, ressemblant plus à la porte d'une prison qu'à celle d'un appartement, qu'il conservait son trésor. Ce n'est pas tout: le juif Josué à ce qu'assuraient les bonnes femmes de son quartier, avait le sommeil très-léger, et au moindre bruit, au plus léger mouvement qui lui paraissait insolite, il se levait afin de regarder, soit par un judas de quinze pouces environ, qu'il avait fait pratiquer dans le plancher de sa chambre à coucher, soit par des ouvertures adroitement ménagées dans les volets et la porte, s'il ne se passait rien d'extraordinaire autour de son fort. On assurait encore que tous les soirs des fils de laiton qui correspondaient à une grosse sonnette placée au chevet de son lit étaient tendus en tous sens dans toutes les pièces de son appartement.

Une très-vieille femme que l'on disait sa sœur et un jeune israélite auquel il apprenait les premiers éléments du métier d'usurier, et qui lui servait à la fois de commis et de domestique, habitaient avec lui la maison de la rue Saint-Gervais, qui ne restait jamais seule. Du reste Josué n'accordait à ses commensaux que la confiance que lui donnait la solidité de son coffre et les nombreuses précautions dont il s'était entouré.

Roman qui avait d'abord pensé que c'était chez lui qu'il fallait attaquer le vieux juif, reconnut, lorsqu'il sut tout ce que nous venons d'apprendre à nos lecteurs, que cela n'était pas facile, pour ne pas dire impossible, et que le plan proposé par Silvia, offrait des chances de réussite beaucoup plus nombreuses, ce fut donc celui que l'on adopta, après lui avoir fait subir, à la suite de discussions nombreuses et animées, quelques légères modifications.

Comme il fallait avant tout se mettre en rapport avec Josué, et qu'on ne voulait ni se présenter chez lui ni lui écrire, attendu qu'après une visite on pouvait être reconnu et qu'une lettre pouvait, s'il survenait des événements qu'il était impossible de prévoir, compromettre les trois associés, Silvia fut chargée de guetter la victime au passage.

Silvia savait que ce juif, comme tous les gens de sa religion en général, et en particulier comme tous ceux qui exercent une industrie illicite, qu'ils soient juifs ou chrétiens, était excessivement dévot, au moins en apparence, ainsi il devait tous les samedis, si ce n'était tous les matins, se rendre à la synagogue; elle fit donc un samedi matin à l'heure convenable, arrêter une voiture de place, rue du Temple, au coin de celle Notre-Dame-de-Nazareth, où est situé le consistoire israélite; son attente ne fut pas trompée, dix heures sonnaient lorsqu'elle vit au loin celui qu'elle attendait s'avancer vers la place où elle se trouvait, elle dit alors à son cocher de marcher et au moment où sa voiture passait devant le juif, elle frappa à la glace de la portière, devant laquelle il se trouvait; Josué tourna la tête et ayant de suite reconnu la jolie cantatrice du grand théâtre de Marseille, il s'arrêta aussitôt et la voyant en si brillante toilette il lui fit une multitude de révérences. L'épine dorsale de ce digne enfant d'Abraham, était au moins aussi flexible que celle d'un solliciteur qui vient d'être admis dans le cabinet d'un ministre, ou que celle d'un candidat à la députation, qui rend visite aux électeurs de son arrondissement.

—Ah! vous voilà mon bon Josué, s'écria Silvia, qui avait donné l'ordre à son cocher d'ouvrir la portière de la voiture et de remonter sur son siége, je suis vraiment charmée de vous rencontrer, mais vous avez donc quitté Marseille pour venir vous fixer à Paris?

—Oui, madame, j'ai quitté Marseille, mais depuis quelques mois seulement.

—Montez donc près de moi, j'ai besoin de causer avec vous.

—Je suis désolé de ne pouvoir accepter votre aimable invitation, mais c'est aujourd'hui samedi et nous ne pouvons nous permettre de monter en voiture le jour du sabbat.

—Vous êtes dévot, M. Josué, c'est bien, aussi je ne veux pas vous distraire plus longtemps de vos devoirs religieux, mais venez me voir demain de midi à une heure, j'ai à vous proposer une excellente affaire.

Silvia remit sa carte au juif.

—Lorsque vous vous présenterez chez moi, ajouta-t-elle, vous donnerez sans dire un seul mot cette carte à ma femme de chambre qui me la remettra, et de suite vous serez introduit. Vous m'avez compris?

—Parfaitement, madame, parfaitement; je serai demain chez vous à l'heure indiquée, répondit Josué, qui ne se retira qu'après avoir recommencé une nouvelle série de salutations.

Le vieux juif avait été instruit du mariage de Silvia avec le marquis de Roselly, qu'il avait toujours cru très-riche; il fut donc assez surpris de rencontrer en fiacre son ancienne connaissance. Serait-elle ruinée, se disait-il en se retirant; en tous cas, je me tiendrai sur mes gardes, comme on connaît les saints on les adore.

Les quelques mots qui précèdent avaient été échangés à voix basse entre Silvia et le juif, et le cocher du coupé avait profité pour s'endormir de cette station qui avait duré environ vingt-cinq minutes. Ce ne fut pas sans peine que Silvia parvint à le réveiller.

—Conduisez-moi, lui dit-elle, après lui avoir laissé le temps de se frotter les yeux, rue Notre-Dame-de-Lorette, nº 21.

Arrivée au lien qu'elle avait indiqué, elle paya son cocher, et entra dans la maison où elle s'était fait conduire. Après avoir demandé au concierge le premier nom qui lui vint à l'esprit, elle en sortit et alla prendre à la place de la rue Fléchier, une autre voiture qui la conduisit faubourg du Roule, au coin de la rue d'Angoulême, où elle la quitta; elle voulait rentrer chez elle à pied ainsi qu'elle en était sortie quelques heures auparavant.

Son premier soin fut de rendre compte à ses deux associés des résultats qu'elle venait d'obtenir; ils en parurent charmés, Roman surtout, qui lui donna l'assurance que ses débuts avaient dépassé toutes ses prévisions.

—Vous étiez la seule femme, digne de M. le marquis de Pourrières, lui dit-il.

—C'est vrai, répondit Salvador, et nous pouvons dire sans craindre que l'on vienne nous démentir:

Nos pareils à deux fois ne se font pas connaître,
Et pour leurs coups d'essais veulent des coups de maître.

—C'est très-vrai, monsieur le marquis, ajouta Roman, c'est très-vrai.

Cette qualification de marquis amenait toujours un sourire sur les lèvres de Silvia, qui ne pouvait concilier la position de son noble amant avec la profession tant soit peu équivoque qu'il exerçait de concert avec celui qui se faisait passer pour son intendant; elle était persuadée qu'elle n'avait encore soulevé qu'un coin du voile qui cachait le passé de ces deux hommes, du reste, aucunes des tentatives qu'elle avait faites pour s'instruire n'ayant été couronnées de succès, elle laissait au hasard le soin de satisfaire sa curiosité.

Il fut en définitive convenu que la direction de cette affaire serait laissée à la marquise de Roselly; la confiance que lui témoignaient deux hommes aussi experts en ces matières que l'étaient Salvador et Roman la flattait singulièrement et pour prouver qu'elle en était tout à fait digne, elle leur parla de nouveau du bon M. Juste.

Il n'était pas permis d'espérer que cet usurier qui connaissait les trois associés, se laisserait ainsi que Josué (vis-à-vis duquel ils se trouvaient placés dans des circonstances tout à fait favorables à la réussite de leurs projets) entraîner dans un piége; il fallait donc, si l'on voulait absolument en tirer parti, s'introduire chez lui. Cela n'était pas facile il est vrai, le chien de Terre-Neuve était un obstacle sérieux dont il fallait absolument se débarrasser, mais comment? Et en admettant que l'on finît par trouver un moyen assez naturel pour ne pas trop éveiller les soupçons de l'usurier, était-il bien certain qu'une fois qu'on se serait introduit dans sa maison, on parviendrait à découvrir le lieu où il renfermait son trésor. Après avoir discuté assez longtemps, les associés, d'un commun accord, décidèrent qu'une entreprise contre Juste n'offrait pas assez de chances de réussite pour être immédiatement tentée; il fut donc convenu qu'il fallait l'ajourner et s'occuper exclusivement du juif Josué.

Le lendemain à l'heure indiquée le juif se présenta chez Silvia qui, ainsi que nous l'avons déjà dit, habitait aux Champs-Elysées (avenue Chateaubriand nº 22), un charmant petit hôtel. Suivant les instructions qui lui avaient été données la veille, il remit la carte qu'il avait reçue de la marquise à une femme de chambre qui le fit de suite entrer dans le boudoir de sa maîtresse.

Toutes les recherches du luxe et de l'élégance avaient été réunies dans cette petite pièce; elle était éclairée par une fenêtre en ogive vitrée de carreaux de diverses couleurs, afin d'amortir l'éclat trop vif des rayons du soleil et qui n'y laissaient pénétrer qu'un demi-jour tout à fait voluptueux; les tentures et les rideaux étaient de mérinos blanc garnis d'embrasses et d'agréments de même couleur, et sans doute pour faire contraste, la portière destinée à masquer la porte d'entrée, qui roulait sur un thyrse de bois doré, était formée d'une magnifique étoffe de soie rouge, brochée d'or; le parquet était couvert d'un épais tapis à grandes fleurs, chef-d'œuvre des manufactures d'Aubusson; une jardinière garnie des fleurs les plus rares, des étagères sur lesquelles ont avait groupé avec art une foule de chinoiseries, de statuettes et de gracieuses fantaisies, un trépied de bronze qui supportait une cassolette, et quelques chaises de forme moyen âge composaient tout l'ameublement de ce boudoir, éclairé le soir par une lampe d'argent suspendue au plafond par une chaîne de même métal et qui était le sanctum sanctorum de la jolie marquise de Roselly.

Lorsque le juif entra, Silvia, dans le plus galant négligé était, ainsi qu'elle en avait l'habitude, à demi couchée sur une chaise longue; elle se leva presque pour le recevoir et lui adressa la plus coquette inclination de tête et le plus charmant sourire qui se puissent imaginer; elle savait, l'infernale créature, que si cuirassée qu'il soit permis de la supposer, il n'est pas d'organisation masculine sur laquelle les gracieusetés d'une jolie femme ne produisent une impression favorable.

Josué, après avoir jeté sur tous les objets qui composaient l'ameublement du charmant petit boudoir dans lequel il venait d'être introduit, le coup d'œil interrogateur d'un expert commissaire-priseur, s'avança vers la maîtresse du lieu qu'il salua jusqu'à terre. Silvia lui dit de prendre un fauteuil et de s'asseoir.

—Je sais trop ce que je vous dois, madame la marquise, lui répondit Josué qui se posa sur le coin d'une chaise, les pieds rapprochés l'un de l'autre, et serrant entre ses genoux un chapeau jadis noir, mais, à l'heure qu'il était, de couleur jaune et crasseux à faire lever le cœur.

Au moment où Silvia allait lui adresser la parole, il voulut se lever afin de prendre une attitude plus respectueuse; mais le mouvement fut si brusque qu'il tomba à la renverse, tandis que son vieux feutre et sa perruque roulaient chacun d'un côté opposé, laissant apercevoir le crâne le plus dénudé des quatre parties du monde.

Des éclats de rires inextinguibles, que Silvia ne put retenir, saluèrent la chute du pauvre Josué qui faisait de vains efforts pour se relever, tout en priant la marquise de vouloir bien excuser sa maladresse; enfin, l'accès d'hilarité auquel Silvia était en proie s'étant un peu calmé, elle tendit la main au malheureux enfant d'Israël. Le premier soin de Josué, lorsqu'il se retrouva sur pied, fut de courir après sa perruque, qui ressemblait assez à un vieux gazon de chiendent desséché au soleil; il la ramassa, et dans sa précipitation, il la plaça à rebours sur sa tête. Ainsi accoutré, il se trouvait porteur d'une mine si hétéroclite, d'une physionomie si grotesque, que Silvia se mit de nouveau à rire aux éclats. Le malheureux juif, pour plaire à la dame essayait de l'imiter. Est-il possible d'imaginer une bassesse que ne soit pas prêt à faire un juif à la fois usurier et avare, et désireux de plaire à une personne qui doit lui faire gagner de l'argent?

Après s'être, pendant quelques instants, amusée aux dépens de messire Josué, Silvia, qui dans ce moment ressemblait un peu à ces chats qui jouent longtemps avec une souris avant de la mettre à mort, le prit par les deux épaules et le força de s'asseoir sur une chaise longue semblable à celle sur laquelle elle était placée.

Alors la conversation commença.

Silvia voulait savoir pourquoi monsieur Josué avait quitté Marseille, qu'elles étaient les raisons qui l'avaient déterminé à venir s'établir à Paris, s'il y avait longtemps qu'il était dans cette ville, s'il y faisait de bonnes affaires et mille autres choses encore; puis elle lui rappela l'amitié qu'ils avaient l'un pour l'autre, lorsqu'ils habitaient à la même époque la bonne ville de Marseille, ce qui devait l'engager à lui témoigner la confiance et le déterminer à ne rien lui cacher.

Le digne Josué se mit à faire le récit qu'on lui demandait, récit bien digne en vérité de servir de pen-(?) à celui de la vie de Cartouche.

—Vous savez, madame, dit-il, combien j'aime à obliger mes semblables; je ne puis voir un homme dans une position fâcheuse sans de suite voler... à son secours; vous savez cela, madame la marquise; eh bien? des gens à qui j'avais déjà plusieurs fois rendu service, ont eu l'infamie de déposer au parquet de monsieur le procureur du roi une plainte contre moi, et les gens de justice ont eu la faiblesse de prendre cette plainte en considération. Hélas! madame la marquise, lorsqu'un chrétien, en parlant de quelqu'un de la religion de Moïse, dit tue, les autres de suite répondent, assomme! C'est pour cela sans doute qu'un matin les gens du roi vinrent saisir chez moi tout ce que je possédais; quand je dis tout c'est une manière de parler; il trouvèrent soixante et onze francs soixante-quinze centimes et un petit livre de dépenses, le reste heureusement, était caché. Le mauvais succès de leurs recherches ne les empêcha pas de continuer leurs poursuites: des témoins furent entendus; mais j'avais eu la précaution de les faire travailler par le rabbin (cela m'a coûté gros, madame la marquise), aussi ils vinrent tous déclarer qu'ils n'avaient jamais été usurés par moi; qu'à la vérité je leur avais souvent prêté de l'argent, mais que je m'étais toujours contenté d'un intérêt raisonnable; cela était vrai; cependant on ne voulut pas les croire, et je fus forcé de payer trente mille francs d'amende, plus les frais du procès. Cette criante injustice me fit prendre en aversion la ville de Marseille; je réunis tout ce que je possédais, et je vins m'établir à Paris. Je suis dans la capitale depuis environ huit mois, j'habite avec ma sœur et mon neveu, rue Saint-Gervais, 4, au coin de celle du Roi-Doré, une maison que j'ai achetée, afin de pouvoir la faire arranger à ma guise, j'ai fait d'assez bonnes affaires et si vous avez besoin de moi, je suis entièrement à votre service.

—Je vous remercie, bon Josué, répondit Silvia, qui avait écouté très-sérieusement le lamentable récit des mésaventures du juif, je vous remercie bien; je n'ai pas, quant à présent, besoin de vos services; si je vous ai prié de venir me trouver, c'était afin de vous parler d'une personne de mes amis qui désire contracter un emprunt. Cette personne est un homme qui occupe dans le monde une position éminente, et qui possède au moins un million et demi en propriétés.

—Vous le savez, madame, je ne connais pas de plus vif plaisir que de celui d'obliger. En me donnant l'adresse de la personne dont vous me parlez, et que j'irai voir de votre part, vous me rendrez un véritable service.

—Je ferais bien volontiers ce que vous paraissez désirer, bon Josué; mais vous comprendrez que je ne puis avant de lui avoir demandé si cela lui convient, vous adresser à M. le marquis de Pourrières.

—Le marquis Alexis de Pourrières! s'écria le vieux Judas en entendant prononcer ce nom, le marquis Alexis de Pourrières! Mais je le connais très-particulièrement; c'est un excellent jeune homme avec lequel j'ai déjà fait des affaires très-considérables, presque sans intérêts.

—Comment, vous connaissez M. le marquis de Pourrières? mais depuis quand donc?

—Depuis plus de quinze ans. Je lui ai prêté près de trois cent mille francs en diverses fois; il m'a bien payé, c'est un très-honnête homme. C'est son intendant qui est venu me trouver à Marseille, afin de régler. Il a approuvé mes comptes en capital et intérêts, et sans me faire une seule observation. Cet intendant est aussi un très-excellent homme.

—Comment vous connaissez aussi le bon monsieur Lebrun?

—Je ne l'ai vu qu'une fois, mais je m'en souviendrai toujours; c'est un homme probe et rond en affaires. Il est bien digne de servir un aussi digne maître.

—Ainsi vous ne serez pas fâché de faire de nouvelles affaires avec M. le marquis de Pourrières?

—J'en serais au contraire charmé. Mais comment se fait-il donc que M. Alexis ait besoin d'argent? il possède, si je ne me trompe, plus de vingt mille écus de revenu.

—Il a en effet plus de soixante mille francs de rente; mais ses places et son nom l'obligent à avoir un train de maison considérable; et puis il veut se faire nommer député de son arrondissement, ce qui lui sera facile, car il est déjà auditeur au conseil d'Etat, commandant de la garde nationale de son canton, et membre du conseil général de son département: tout cela nécessite de grandes dépenses; il lui faut de beaux équipages, recevoir, donner d'excellents dîners; et, je vous le dis entre nous, ma fortune n'est pas très considérable, et M. le Marquis de Pourrières veut bien quelquefois m'obliger.

—Je vous comprends, je vous comprends à merveille, dit Josué, auxquels les dernières paroles de Silvia avaient suffisamment expliqué la gêne momentanée du marquis de Pourrières; eh bien! que M. le marquis me fasse prévenir, et je tiendrai à sa disposition deux cent mille francs, et même plus...

—Je ferai part à M. de Pourrières de vos bonnes intentions, et je suis persuadée que vous vous arrangerez ensemble.

—Ce cher M. Alexis! j'aurais, je vous l'assure, bien du plaisir à le revoir. Il doit être bien changé depuis plus de quinze ans. Est-il toujours joli garçon? C'était un beau brun, aux sourcils bien marqués, aux yeux...

—Bleus, fendus en amande, reprit Silvia; d'une physionomie agréable, et le reste à l'avenant.

—Vous dites que ses yeux sont bleus? répondit le juif; je croyais au contraire, qu'ils étaient du plus beau noir.

—C'est drôle se dit Silvia, que l'observation de Josué avait frappée, c'est très-drôle.

—Ma mémoire est sans doute infidèle, continua le juif, qui n'avait pas remarqué la préoccupation de la marquise; il y a si longtemps que je n'ai vu M. le marquis de Pourrières. Du reste, qu'il ait des yeux noirs ou bleus, cela ne fait rien à l'affaire dont il s'agit.

—Vous avez raison; mais je dois vous prévenir d'avance qu'il ne voudra probablement pas vous accorder les intérêts que vous exigez assez ordinairement. Vous ne devez pas espérer qu'un homme comme lui veuille bien emprunter de l'argent à vingt-cinq pour cent pour six mois. Si vous désirez faire cette affaire, il faudra que vous soyez un peu moins juif que de coutume.

—C'est bien, madame la marquise, c'est bien, nous finirons par nous entendre, soyez-en persuadée, si surtout vous voulez bien parler de moi en bons termes à M. Alexis.

Silvia et Josué en étaient là de leur conversation, lorsque la femme de chambre qui avait introduit le juif dans le boudoir vint annoncer le marquis de Pourrières.

—Priez M. le marquis de se rendre dans le jardin, où je vais le rejoindre dans quelques instants, dit Silvia. Placez-vous près de cette fenêtre, ajouta-t-elle en s'adressant à Josué, vous verrez si vous reconnaissez votre client.

A ce moment, Salvador entrait dans le jardin et s'avançait en se promenant dans la direction de la fenêtre derrière laquelle Josué s'était placé.

—Eh bien! lui dit Silvia, le reconnaissez-vous.

—Parfaitement, répondit le juif; ce sont bien ses beaux cheveux noirs, sa taille élancée; mais je ne puis distinguer d'ici la couleur de ses yeux qui sont bleus à ce que vous dites.

—Enfin le reconnaissez-vous? lui demanda de nouveau Silvia, qui ne pouvait s'expliquer d'une manière satisfaisante le changement qui paraissait s'être opéré dans la couleur des yeux de son amant; est-ce bien là le marquis de Pourrières que vous connaissez?

—Oui, madame le marquise, c'est bien celui que je connais.

—En ce cas, allons le trouver, il vous parlera probablement de l'emprunt en question.

Silvia conduisit Josué dans le jardin.

—Eh! vous voilà, Josué, dit Salvador qui reconnut de suite le juif, au portrait qu'on lui en avait fait.

—C'est bien M. Alexis de Pourrières, dit Josué à voix basse en s'adressant à Silvia; il m'a tout de suite reconnu.

—Vieil imbécile! se dit Silvia, qui trouve tout naturel que des yeux noirs soient devenus bleus.

—Je suis charmé, continua Salvador, du hasard qui m'a fait vous retrouver. J'ai justement besoin en ce moment de deux cent mille francs: si vous pouvez disposer de cette somme pour six mois, nous pourrons faire une nouvelle affaire ensemble; mais il faudra que vous vous contentiez d'un intérêt raisonnable; je ne suis plus un jeune homme, mon cher monsieur Josué.

—Je me contenterai de vingt pour cent, M. le marquis, de quinze même pour vous obliger.

—C'est un peu cher; au surplus, nous discuterons en les signant les clauses de notre traité.

—Si M. le marquis le trouve bon, j'irai demain chez lui après son déjeuner, ou plus tard si cela lui convient mieux.

—Demain, impossible; j'ai beaucoup de visites à faire dans la journée, et je passe la soirée à l'ambassade d'Espagne. Venez ici après demain, à sept heures et demie du soir; apportez la somme en billets de banque, et du papier timbré, afin que nous puissions terminer de suite.

—Oui, M. le marquis.

—Eh bien! c'est entendu, et maintenant parlons d'autres choses.

Salvador, qui savait tout ce qui était arrivé à Alexis de Pourrières pendant son séjour à Marseille, et qui voulait capter la confiance du juif, lui parla de Jazetta, du père Louiset, le maîtres d'armes, de la vieille Génoise, et des divers événements de sa jeunesse.

Silvia l'écoutait avec beaucoup d'attention.

—C'est singulier, se disait-elle en regardant son amant avec beaucoup d'attention, cet homme-là n'a jamais eu les yeux noirs. Il y a dans tout ceci un mystère qu'il faut que je pénètre, mais comment?

Après une conversation qui dura environ une heure, Salvador congédia le Juif, qui ne sortit qu'après avoir renouvelé les salutations qu'il avait faites en entrant, et donné un violent exercice à son épine dorsale; il promit d'être exact au rendez-vous.

Le surlendemain, ainsi que cela avait été convenu, Josué arriva chez Silvia à sept heures et demie du soir. Il causa avec la marquise de Roselly jusqu'à près de huit heures et demie, à ce moment un domestique de Salvador vint prévenir, que son maître ayant été mandé à l'improviste au ministère de l'intérieur, ne pourrait venir, et qu'il fallait remettre au lendemain la conclusion de l'affaire. Ce retard, qui semblait indiquer que le marquis n'était pas très-pressé de terminer, ce retard, disons-nous, ne fit, tout court qu'il était, qu'augmenter l'ardente soif du gain qui tourmentait sans cesse le malheureux usurier.

—Est-ce que M. le marquis aurait changé d'idée? dit-il à Silvia qui paraissait vivement contrariée.

—Je ne le pense pas, répondit-elle, puisqu'il vient de vous faire dire de revenir; mais je sais qu'hier on lui a parlé d'un certain M. Juste.

—Dieu d'Israël! s'écria Josué, tâchez, madame la marquise, que ce bon M. de Pourrières ne tombe pas entre les mains de ce misérable; il est, quoique chrétien, cent fois plus juif que moi.

—Vous m'étonnez, messire Josué; on assure cependant que ce M. Juste est un homme probe et très-rond en affaires.

—Que le Dieu d'Abraham et de Jacob vous préserve de tomber entre ses griffes, répondit Josué en poussant un profond soupir.

Ce n'était pas sans dessein que Silvia avait parlé à Josué de l'usurier Juste, elle avait pensé que si elle laissait entrevoir au juif qu'il était possible au marquis de Pourrières, de trouver chez un autre spéculateur, la somme qu'il désirait emprunter, il se montrerait plus âpre à la curée et que l'envie d'enlever à son confrère une affaire qu'il devait en définitive considérer comme très-avantageuse, lui ferait peut-être négliger une foule de petites précautions.

Silvia qui avait étudié avec soin toutes les parties de son rôle, chercha d'abord à calmer les craintes du vieux juif, après avoir à peu près réussi en lui disant qu'il lui paraissait certain que le marquis de Pourrières ne s'adresserait à Juste, que s'il ne pouvait s'arranger avec lui, elle changea le sujet de la conversation, elle lui raconta les événements qui avaient amené et suivi son mariage avec le marquis de Roselly, enfin après mille circonlocutions, elle trouva le moyen d'amener la conversation sur la somme que l'enfant de Judas devait prêter à son amant.

—Vraiment, mon cher Josué, dit-elle au pauvre juif, si je portais sur moi une somme aussi considérable, je ne serais pas aussi tranquille que vous l'êtes, j'aurais peur de la perdre ou de me la voir enlever par des voleurs.

—Je ne perds jamais rien, s'écria Josué.

—Mais les voleurs?

—Les voleurs! dit-il à voix basse, ils ne pourraient, après m'avoir tué, trouver les deux cents billets de mille francs. Je les ai cousus dans mon scapulaire; et il tira de dessous son gilet une sorte de loque sale et de couleur douteuse que tous les juifs portent sur leur poitrine, les billets y étaient en effet cousus.—Ils ne s'aviseraient pas bien certainement, continua-t-il, de chercher quelque chose dans ce mauvais chiffon et puis d'ailleurs, j'ai plutôt l'apparence d'un pauvre vieux mendiant que celle d'un homme qui porte toute une fortune sur lui.

—Vous êtes doué d'une rare présence d'esprit, répondit Silvia qui avait appris tout ce qu'elle désirait savoir, il faut être vous pour avoir de ces idées, mais il est déjà tard et j'éprouve le besoin de me reposer, adieu, mon cher Josué, à demain.

Salvador, Roman et Silvia, employèrent une bonne partie de la journée du lendemain à se mettre en mesure de réussir, il fut convenu que Silvia emploierait toutes les ressources que lui fourniraient son adresse et son imagination pour retenir chez elle le juif jusqu'à onze heures et demie du soir, elle devait même, si cela devenait nécessaire, l'inviter à souper avec elle.

Tout se passa à merveille. Josué qui craignait par-dessus tout que le marquis de Pourrières ne s'adressât à Juste, arriva quelques minutes avant l'heure indiquée; il attendit avec patience jusqu'au moment où le domestique qui s'était présenté la veille, vint annoncer que son maître priait madame la marquise de Roselly de faire agréer ses excuses à la personne avec laquelle il devait se rencontrer et de l'inviter à revenir le lendemain.

—Plus de doute, dit Josué d'une voix dolente, lorsque Silvia lui eut transmis le message qu'elle venait de recevoir, plus de doute, il va s'adresser à M. Juste.

—Ne craignez rien, répondit Silvia, je vous promets que monsieur le marquis prendra vos deux cent mille francs; mais comme je ne veux pas que vous ayez fait pour rien une aussi longue course, vous allez me faire le plaisir de souper avec moi.

Josué voulut en vain se défendre en protestant qu'il n'était pas digne d'un pareil honneur, Silvia lui fit tant de politesse qu'il fût forcé d'avouer que d'après les lois de Moïse, il ne pouvait ni manger ni boire chez une chrétienne.

—Acceptez seulement un biscuit et un verre de vin de Tokay, lui dit Silvia, qui n'avait pas supposé que les lois de Moïse viendraient mettre des entraves à ses projets.

—Hélas! madame la marquise, répondit le malheureux juif poussé dans ses derniers retranchements, nous devons nous abstenir de vins et d'aliments qui ne seraient pas préparés par des enfants d'Israël, le lait même dont nous faisons usage doit avoir été recueilli par nos coreligionnaires.

—Eh bien, mon cher Josué, vos lois sont absurdes, et je veux qu'aujourd'hui, pour me plaire, vous leur désobéissiez; je vous promets du reste que je ne vous ferai pas servir de viandes impures.

Silvia fit servir à messire Josué le souper le plus confortable: une tranche de pâté de foie gras, des cailles en caisse, des confitures de Bar et quelques fruits magnifiques. Le digne Josué n'était pas habitué à manger d'aussi bonnes choses; aussi obéissant en même temps à l'envie de faire, sans qu'il lui en coûtât rien, un excellent repas, et à la crainte de désobliger la marquise qui avait renouvelé ses instances, il se mit à table, et une fois qu'il y fut, il s'en donna à cœur joie; il sablait sans trop faire la grimace les nombreuses rasades de vins généreux que lui versait sa perfide Hébé. Enfin il était tout guilleret lorsqu'il sortit de chez elle à plus de onze heures et demie du soir.

Salvador et Roman, vêtus tous deux d'un costume qui les rendait méconnaissables, attendaient au coin de l'avenue Fortuné, d'où ils pouvaient facilement voir sortir le juif de la maison de Silvia.

Il passa près d'eux pour gagner les Champs-Elysées, il avait posé son vieux feutre de côté et il chantonnait en marchant l'air d'une vieille ballade allemande.

—Je crois, vrai Dieu, dit à voix basse Roman à son compagnon, qu'il est à moitié gris.

—Il l'est parbleu bien tout à fait, répondit Salvador sur le même ton, voilà qu'il pleut à verse et il ne songe seulement pas à ouvrir le parapluie qu'il porte sous son bras.

—Madame la marquise de Roselly est vraiment une femme précieuse, reprit Roman, si tu n'étais pas mon ami, et si j'étais un peu plus jeune je tâcherais de te l'enlever.

Roman et Salvador avaient échangés les quelques paroles qui précèdent, en marchant de loin sur les traces de Josué, qui avait suivi la grande avenue des Champs-Elysées et traversé la place de la Concorde pour gagner le quai des Tuileries.

—Attention! dit Roman, lorsque Josué eut dépassé de quelques mètres le pont de la Concorde, attention! puis il s'élança sur le juif; il lui jeta autour du cou un foulard roulé en forme de corde, et se retournant brusquement, le pauvre Josué se trouva suspendu sur ses épaules, et à moitié étranglé avant d'avoir pu faire un mouvement pour se défendre, tandis que Roman s'avançait vers le parapet, Salvador arrachait le scapulaire suspendu au cou de la victime, et le frou-frou du papier de soie lui avait appris qu'il tenait ce qu'il ambitionnait:

—C'est fait, dit-il à son compagnon, laisse là ce malheureux qui n'est peut-être pas tout à fait mort, et qui bien certainement ne nous a pas reconnus.

—Mon cher ami, répondit Roman, il n'y a que les refroidis[256] qui ne jaspinent quelpoique[257], et sans attendre la réponse de Salvador, comme il se trouvait à ce moment au coin d'une des descentes qui conduisent à la rivière, il jeta par-dessus le parapet le malheureux Josué.

—Ah! c'était un meurtre inutile, dit Salvador, lorsqu'il entendit le bruit que fit le corps en tombant dans la rivière.

Le malheureux juif n'avait pas jeté un seul cri, n'avait pas fait un seul mouvement.

—Allons, allons, dit Roman, hâtons-nous, nous n'avons pas de temps à perdre en discours inutiles.

Roman et Salvador quittèrent à la hâte les blouses et les larges pantalons de toile qu'ils portaient par-dessus leurs vêtements; un chapeau mécanique, caché sur leur poitrine, par-dessous leur gilet, remplaça, après qu'ils lui eurent donné sa forme naturelle, les casquettes à visières dont ils étaient coiffés ils firent de toute cette défroque un paquet qu'ils remplirent de plusieurs grosses pierres, et qu'ils jetèrent à la rivière; puis ils s'éloignèrent et regagnèrent le faubourg Saint-Honoré.

Un individu, qu'un caprice, ou tout autre motif, avait amené sur le bord de l'eau, et qui remontait sur le quai par le chemin de halage qui conduit à la rivière, avait vu tout ce qui venait de se passer.

Ainsi que nous l'avons dit, lorsque le juif sortit de chez Silvia, il pleuvait à torrents et le ciel était couvert; mais pendant le temps qu'il avait mis à franchir l'espace qui sépare l'avenue Chateaubriand des Tuileries, la pluie avait cessé peu à peu, et au moment où Roman jetait le juif par-dessus le pont, le vent avait chassé les nuages qui jusqu'alors avaient voilé l'astre des nuits. De sorte que l'homme dont nous venons de parler, dont l'attention avait été éveillée par le bruit que fit en tombant dans l'eau le cadavre du malheureux Josué, avait pu facilement voir toutes les péripéties du lugubre drame qui venait de s'accomplir.

Soit crainte, soit tout autre sentiment, cet homme, pendant tout le temps que Salvador et Roman employèrent à se débarrasser de leurs déguisements, s'était tenu caché derrière une pile de gros madriers, d'où il pouvait facilement voir, sans craindre d'être aperçu tout ce qui se passait; lorsque les deux assassins se mirent en route, il les suivit de loin jusqu'à leur domicile, où ils rentrèrent à une heure et demie du matin.

L'homme qui les avait suivis ne se retira qu'après être resté plus d'une heure devant la porte.

Le lendemain dans la matinée, Silvia vint rendre visite à ses deux complices, qui lui apprirent ce qui s'était passé la veille; elle fut charmée d'apprendre qu'ils étaient nantis du précieux scapulaire, qu'ils jetèrent au feu après en avoir retiré les billets de banque, et qui fut entièrement consumé en moins de quelques minutes.

Après avoir examiné les billets de banque, qui étaient de très-bon aloi, examen assaisonné de plusieurs joyeux propos sur le compte du pauvre Josué, ces trois scélérats se mirent à table et déjeunèrent d'un grand appétit.

Pourquoi de semblables monstres ne portent-ils pas au front une marque propre à les faire reconnaître lorsqu'ils se trouvent mêlés aux autres hommes? pourquoi leur forme est-elle semblable à la nôtre? ou plutôt pourquoi Dieu a-t-il voulu que l'existence d'organisations semblables fût possible?

Silvia, qui avait quelques visites à faire, s'était retirée au moment où l'on allait servir le café et les liqueurs; il était alors onze heure et demie du matin.

Salvador et Roman, bien loin de se douter qu'ils étaient découverts, et que leurs têtes étaient à la merci d'un homme que le hasard avait rendu témoin du crime qu'ils venaient de commettre, devisaient joyeusement en fumant chacun un cigare, lorsqu'un domestique vint leur remettre la carte d'un monsieur qui demandait à être introduit près d'eux.

—Connais-tu cela, demanda Salvador, après avoir passé à son ami une carte du plus beau carton-porcelaine, sur laquelle était écrit, en caractères presque imperceptibles, ce nom surmonté d'une couronne à trois pointes:

Le vicomte de Lussan..

Le vicomte de Lussan, répondit Roman après quelques instants de réflexion, eh! oui, parbleu, je dois connaître cela, ce nom est celui de ce grand et beau jeune homme qui nous a raconté l'histoire du lingot, à ce fameux banquet, c'est singulier! il paraît que nous devons rencontrer les unes après les autres toutes les personnes qui assistaient à ce repas. J'ai déjà rencontré le comte palatin du saint-empire romain, son inséparable ami, et le poëte Chevelu, nous sommes presque en relations avec l'usurier Juste, et voici qu'aujourd'hui le vicomte de Lussan se présente chez nous, c'est singulier...

—Que peut-il nous vouloir? ajouta Salvador.

—C'est ce que nous saurons après avoir causé avec lui.

—Faites entrer, dit Salvador au domestique qui pour attendre les ordres de son maître s'était discrètement retiré près la porte de l'appartement.

Le vicomte fut immédiatement introduit.

—J'ai l'honneur de parler à M. le marquis de Pourrières, dit-il à Salvador, après l'avoir salué avec une grâce et une élégance parfaites.—Et comme Roman rentré dans son rôle d'intendant voulait se retirer.—Restez monsieur, ajouta-t-il, le motif de ma visite est aussi intéressant pour vous que pour M. le marquis, ce n'est pas du reste la première fois que j'ai l'honneur de me trouver avec vous, messieurs, j'étais, si je ne me trompe, l'un des convives d'un banquet auquel vous assistiez aussi.

—C'est vrai, monsieur, répondit Salvador, mais prenez un siége et faites-moi connaître, je vous en prie, le motif qui me procure l'honneur de vous recevoir.

Le vicomte de Lussan se plaça sans faire de façons, dans le fauteuil que Salvador lui avait offert.

—Ma visite vous étonne, elle vous inquiète peut-être; il y a de ces jours où les événements les plus simples ont le privilége de nous troubler, de nous causer une certaine inquiétude, dit le vicomte en attachant sur les deux amis des regards qui les surprenaient étrangement.

—Veuillez m'expliquer, monsieur, s'écria Salvador en se levant de son siége, ce que signifient et ce ton et ce langage.

—Ecoutons d'abord ce que M. le vicomte désire nous communiquer, dit Roman à Salvador, nous nous fâcherons ensuite, s'il y a lieu.

—Parfaitement raisonné, mon cher monsieur, répondit le vicomte de Lussan, parfaitement raisonné. Le hasard messieurs a souvent fait des merveilles, il a terni des réputations, changé des positions, détruit des avenirs; le hasard élève aujourd'hui au pinacle un homme que demain il précipitera dans un abîme, grâce au hasard bien des crimes sont ensevelis dans l'ombre, et c'est presque toujours le hasard qui amène la découverte de ces mêmes crimes; le hasard...

—De grâce, monsieur, dit Roman, laissez là tous ces hasards et arrivez à nous faire connaître le motif qui procure à M. le marquis de Pourrières, l'honneur de vous recevoir.

—C'est précisément ce que j'allais avoir l'honneur de vous dire lorsque vous m'avez interrompu. Hier au soir par hasard je rendis visite à une jolie danseuse, à laquelle, je ne sais par quel hasard, je tiens infiniment, et chez laquelle je n'étais jamais allé que le matin. Je ne fus pas admis. De charitables amis que je rencontrai par hasard au club, et auxquels je confiai mes peines, m'apprirent une chose que tout le monde, excepté moi, savait depuis longtemps déjà, c'est-à-dire qu'un des généraux de brigade de la milice citoyenne, avait acheté cinquante mille francs les bonnes grâces de ma danseuse, et qu'il était probable qu'à l'heure qu'il était, on livrait au susdit général la marchandise dont il venait de faire l'acquisition. On n'apprend pas de semblables choses sans en être quelque peu contrarié, je jouai pour me distraire et je perdis une somme considérable. Trahi à la fois par l'amour et par la fortune, il me vint la fantaisie d'en finir avec la vie, et bravant les vents et la pluie, je me mis en route à pied pour me rendre chez moi. Je demeure rue de Varennes. En passant devant la rivière, les folles idées qui quelques instants auparavant avaient traversé mon esprit me revinrent de plus belle et je descendis au bord de l'eau...

Salvador et Roman se lancèrent l'un à l'autre un rapide coup d'œil, ils avaient à peu près deviné le motif qui avait amené chez eux le vicomte de Lussan. Celui-ci recula son fauteuil et continua ainsi:

—A ce moment le vent chassa au loin les nuages qui voilaient le disque argenté de l'astre des nuits, et je vis que les ondes du fleuve étaient jaunes et limoneuses, cette vue me guérit de mon envie de mourir.

J'allais rejoindre le quai par le chemin de halage, il était alors près de minuit, lorsqu'à l'extrémité de ce chemin, je vis deux hommes vêtus de blouses de toile bleue jeter à l'eau, par-dessus le parapet, un autre homme petit et grêle, après lui avoir arraché un objet dont je ne pus distinguer la forme qu'il portait sur la poitrine; l'homme jeté à l'eau avait été probablement étranglé auparavant, car il ne faisait aucun mouvement; les deux hommes en question se débarrassèrent de leurs blouses et de leurs pantalons de toile dont ils firent un paquet qu'ils envoyèrent dans la rivière tenir compagnie à l'homme qu'ils venaient d'y jeter. Pendant que les événements que je viens de vous raconter s'étaient passés, je m'étais tenu caché derrière une pile de madriers déposés par hasard sur le chemin de halage, non par peur, je vous assure, je n'ai peur de rien, mais parce que je me suis rappelé à ce moment le vieux proverbe qui dit: qu'il y a toujours quelque chose à pêcher dans l'eau trouble.

Salvador et Roman étaient presque frappés de stupeur, ils voyaient bien le but que voulait atteindre le vicomte de Lussan, mais ils craignaient que ses prétentions ne fussent exagérées.

—Maintenant, messieurs, continua le vicomte qui s'était arrêté quelques instants, afin sans doute de laisser à ses auditeurs le temps de placer quelques observations, je pense que si je vous dis que j'ai suivi les deux hommes en question lorsqu'ils se sont retirés, et que c'est ainsi que j'ai découvert que ces deux hommes n'étaient autres que vous; je ne vous apprendrai rien que vous ne sachiez déjà; vous voyez bien, messieurs, que le hasard est une singulière divinité, s'il n'avait pas plu à un général de la milice citoyenne de devenir amoureux d'une danseuse de l'Opéra, le vicomte de Lussan ne serait pas venu ce matin vous prier de lui octroyer une petite part de votre butin.

—Monsieur, dit Salvador, votre démarche, en admettant que notre position soit telle qu'il vous plaît de nous la faire, ne nous autorise-t-elle pas à profiter du hasard qui vient pour ainsi dire vous mettre à notre discrétion?

—Sans doute, et si vous pouviez sans vous compromettre vous défaire de moi et que vous vous en défissiez, je vous assure que je trouverais cela tout naturel, mais je ne suis pas à votre discrétion, vous n'avez pas cru, je l'espère, que le vicomte de Lussan était venu se jeter dans la gueule du loup (pardonnez-moi la comparaison); sans avoir préalablement pris toutes les mesures qui pouvaient l'en faire sortir; je suis, je crois, de taille à me défendre, j'ai bon courage et de bonnes armes.

Le vicomte de Lussan tira de la poche de côté de son habit un pistolet richement damasquiné, dont il fit négligemment jouer la batterie.

—Ils sont deux, dit-il, et je vous donne ma parole de gentilhomme, qu'au besoin, ils ne me feraient pas défaut, ce sont de véritables Kukenreiter. Ce n'est pas tout, j'ai laissé à votre porte dans mon tilbury, un jeune gentilhomme parisien de mes amis, M. de Préval, qui, s'il ne me voyait pas revenir viendrait infailliblement vous demander de mes nouvelles, vous voyez donc que je suis en règle sur tous les points; que voulez-vous faire?...

—Vous prier de venir dîner avec moi aujourd'hui, dit Salvador en tendant au vicomte de Lussan une main, que celui-ci serra affectueusement dans les siennes.

—Je suis vraiment désolé de ne pouvoir accepter votre aimable invitation; mais j'ai donné parole à un vénérable ecclésiastique avec lequel je dois dîner aujourd'hui.

—Celui qui était au banquet en question, dit Roman.

—Celui-là même, vous vous le rappelez?

—Très-bien, c'était un joyeux convive.

—Chut, dit le vicomte, il ne faut pas dire cela, il vient d'être nommé évêque.

—Ah! bah!

—C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire. Je suis, je le répète, extrêmement fâché, monsieur le marquis, de ne pouvoir, pour aujourd'hui du moins, accepter votre aimable invitation; je vais donc me retirer...

—Attendez je vous en prie quelques instants encore, dit Salvador, nous avons quelque chose à vous remettre.

—Ah! c'est vrai! d'honneur je n'y pensais plus.

—Voyons, ajouta Roman, qu'exigez-vous?

—Oh! je suis raisonnable, remettez-moi seulement le huitième de ce que vous a rapporté cette affaire; je m'en rapporte du reste à votre loyauté.

Salvador fit un signe à Roman, qui sortit de l'appartement, il rentra quelques minutes après, tenant à la main vingt-cinq billets de banque de mille francs chaque, qu'il remit au vicomte de Lussan.

Celui-ci les serra dans son portefeuille après les avoir comptés.

—Ceci vient à point pour réparer les brèches faites par la bouillotte à ma caisse, et je suis vraiment charmé d'avoir fait votre connaissance, mais puisque vous vous êtes exécuté d'aussi bonne grâce, je veux vous faire regagner et au delà le petit emprunt forcé que je viens de vous faire.

Le vicomte de Lussan raconta alors à ceux qu'il considérait déjà comme des nouveaux amis, tout ce que le lecteur lui a entendu raconter à Juste, relativement au vol qu'il voulait faire commettre chez le joaillier Loiseau, puis il leur parla de la mère Sans-Refus, des hommes qui se réunissaient chez elle, de la possibilité de les utiliser, puis enfin de l'usurier Juste, Roman lui ayant demandé s'il n'était pas possible de tirer pied on aile de ce vieil arabe.

—On pourrait sans doute, répondit le vicomte, arracher quelques bonnes plumes à ce vieil oiseau de proie, mais je crois que ce serait impolitique, il serait en effet difficile de retrouver un homme toujours prêt comme lui à acheter de suite et à payer comptant tout ce qu'on lui présenterait; si vous voulez me croire nous conserverons le père Juste, qui, si mes prévisions se réalisent, nous sera très-utile.

Salvador et Roman avaient écouté le vicomte de Lussan avec beaucoup d'attention, et ils lui donnèrent l'assurance qu'il pouvait compter sur eux pour l'affaire Loiseau (ce furent les termes dont ils se servirent) lorsque le moment serait arrivé; enfin ils se quittèrent en parfaite intelligence, après s'être promis mutuellement de se revoir.

—Eh bien? dit-Roman à son ami, lorsqu'ils se trouvèrent seuls.

—Eh! eh! répondit Salvador, sais-tu que l'on pourrait faire de beaux coups si l'on avait à sa disposition les hommes qui fréquentent l'établissement de la mère de mon amante; j'ai bien envie d'essayer de donner une direction commune à tous ces éléments épars.

—Ainsi, tu n'es pas fâché d'avoir fait la connaissance de ce vicomte de Lussan.

—Puisque nous avons tant fait que de reprendre notre ancien métier, je ne vois pas pourquoi nous nous arrêterions en aussi beau chemin, et je crois que cet homme nous sera très-utile.

—Je le crois aussi, mais c'est un gaillard qui ne me paraît pas disposer à donner ses coquilles, du reste, je ne regretterai pas les vingt-cinq mille francs que nous coûte sa connaissance si l'affaire du joaillier Loiseau réussit.

—Je le crois parbleu bien: cinquante mille francs au moins de pierreries, et le vicomte de Lussan n'en demande que dix mille pour sa part.

Quelques jours après les événements que nous venons de rapporter, les journaux annoncèrent à leurs lecteurs qu'on avait trouvé au pont de Neuilly, engagé dans les hautes herbes qui croissent sur les îlots du roi, le cadavre d'un vieillard qui s'était sans doute jeté volontairement à la rivière, puisqu'il était encore porteur de sa montre d'or et de dix-sept francs en petite monnaie.

—O! Providence! s'écria Roman après avoir lu l'article dont nous venons de donner la substance.

VII.—Beppo.

Le lecteur n'a pas oublié, sans doute, qu'au moment où Silvia venait de rompre avec Servigny, un homme, vêtu du costume des pêcheurs provençaux, s'était introduit dans le boudoir de la cantatrice à laquelle il avait demandé si elle voulait qu'il allât tuer l'homme qui venait de la quitter.

Nous devons maintenant nous occuper de cet homme, que des liens, dont les événements qui vont suivre expliqueront suffisamment la nature, attachaient à Silvia, et qui doit jouer un rôle très-important dans la suite de cette histoire.

Beppo (ainsi se nommait cet homme) quitta Marseille, qu'il habitait ordinairement, aussitôt après le mariage de Silvia avec le marquis de Roselly, pour aller à Fréjus vendre quelques propriétés que son père lui avait laissées.

Lorsque après avoir terminé ses affaires, qui l'avaient retenu à Fréjus beaucoup plus de temps qu'il ne l'espérait, il revint à Marseille, le marquis de Roselly, était mort et Silvia était partie on ne savait pour quel pays. (Nos lecteurs savent qu'elle était alors à Venise où elle s'était rendue pour recueillir ce qui lui revenait de la succession de son mari.)

Beppo, dont la disparition de la cantatrice contrariait singulièrement les projets, prit de suite la résolution de parcourir, l'Italie et la France afin de la retrouver. Il avait déjà visité, sans obtenir de résultats, la plus grande partie des villes de l'Italie, lorsqu'il arriva dans la capitale du royaume lombard-vénitien; apprit sans peine dans cette ville que celle qu'il cherchait y avait séjourné quelque temps et qu'elle en était partie pour se rendre à Lyon.

Beppo dont l'amour sauvage (nos lecteurs ont déjà deviné sans doute que c'était ce sentiment qui l'entraînait sur les traces de Silvia) paraissait s'augmenter avec les obstacles qu'il rencontrait, ne se découragea pas, il se mit immédiatement en route, mais lorsqu'il arriva dans cette dernière ville, Silvia venait de partir avec Salvador, et personne ne put lui dire dans quel lieu elle s'était retirée.

Beppo qui connaissait l'esprit aventureux et l'orgueil démesuré de la femme qu'il aimait, était convaincu que puisque toutes les recherches qu'il avait faites en France et en Italie avaient été inutiles, ce n'était qu'à Paris qu'il pourrait la retrouver, il prit donc la résolution de se rendre de suite dans cette ville.

La mère de Beppo, semblable en cela à presque toutes les provinciales, se faisait de Paris une idée monstrueuse, elle craignait qu'il n'arrivât malheur à son fils, dans cette immense cité, elle le pria donc de renoncer à son projet, mais ses remontrances, ses prières, ses larmes mêmes, furent inutiles; convaincue alors qu'elle ne pourrait le faire changer de résolution, cette bonne femme qui avait pour son fils un de ces attachements sans bornes qui ne sont éprouvé que par les natures agrestes, lui dit que puisqu'il voulait absolument partir elle partirait avec lui, cette résolution combla de joie Beppo, qui de son côté aimait sa mère de toutes les puissances de son âme.

La mère de Beppo n'avait que cinquante-deux ans, sa taille était moyenne mais assez fortement charpentée, ses traits étaient réguliers mais fortement prononcés, des cheveux noirs dans lesquels commençaient à paraître quelques fils argentés, des dents blanches et bien rangées, un teint bruni, par l'habitude de vivre au grand air, composaient un ensemble qu'un artiste aurait aimé à reproduire, mais qui cependant devait paraître un peu rude au premier aspect; la mère de Beppo était l'un des types parfaits de cette race d'hommes connus à Marseille sous le nom des Catalans, qui bien que nés en France, de pères nés en France, ont conservé le langage, les mœurs et le costume d'une autre patrie, qui, depuis des siècles, exercent la même industrie et qui ne s'allient jamais qu'entre eux.

Il y a déjà longtemps que l'on a dit pour la première fois qu'il n'y avait pas de règles qui ne souffrît d'exception; c'est pour cela sans doute que la mère de Beppo se détermina à épouser un assez beau garçon, bien qu'il ne fut pas Catalan, ce beau garçon qui pour obtenir la main de celle qu'il aimait, avait été forcé d'adopter les mœurs de sa nouvelle famille, avait cependant voulu que son fils apprît à lire et à écrire, ce qui du reste avait paru aux doctes du quartier des Catalans une anomalie monstrueuse, de sorte que si Beppo n'était pas tout à fait civilisé, il était un peu moins sauvage que les gens au milieu desquels il avait été élevé.

Le voyage une fois résolu, Beppo et sa mère se mirent en route pour Paris, ils avaient avec eux une petite voiture attelée d'une mule; destinés à porter le bagage et dans laquelle montait la vieille mère lorsqu'elle se trouvait fatiguée; quant à Beppo, il était doué d'une si robuste constitution que la fatigue n'avait pas de prise sur ses muscles d'acier.

Le premier soin de Beppo en arrivant à Paris fut de loger convenablement sa mère, puis il prévint qu'il serait absent quelques jours.

Il se mit de suite en quête, mais ce fut en vain qu'il visita tous les marchands de musique et d'instruments qu'il s'adressa au conservatoire et à tous les théâtres.

Un jour, qu'il se promenait dans les environs de l'Opéra, n'attendant plus que du hasard la réalisation de ses désirs, un homme lui frappa sur l'épaule et lui dit:

—C'est vous Beppo.

Beppo se retourna, et dans celui qui venait de l'aborder, il reconnut un de ses compatriotes qui avait occupé un emploi subalterne au grand théâtre de Marseille, à l'époque où Silvia y était attachée.

Beppo, après lui avoir donné la main, lui demanda des nouvelles de la cantatrice.

—J'ai bien souvenance de cette femme, lui répondit son compatriote, et je crois qu'elle est en ce moment à Paris.

—Où est-elle? s'écria Beppo; conduis-moi chez elle.

Et il adressa à son compatriote une multitude de questions qui se succédaient l'une à l'autre avec une rapidité électrique.

Lorsque Beppo eut fini de le questionner, cet homme lui répondit qu'il ne pouvait le satisfaire; tout ce que je puis vous dire, ajouta-t-il, c'est que cette dame est actuellement à Paris, que je l'ai rencontrée deux ou trois fois dans un brillant équipage, accompagnée d'un homme jeune, beau et décoré, qui paraît être son mari.

—Mariée! mariée une seconde fois! s'écria Beppo après avoir écouté son compatriote.

Et tour à tour, les expressions de la colère, du ressentiment, du désir de la vengeance se peignaient sur sa physionomie. Après avoir recouvré un peu de calme, il adressa de nouvelles questions à son ancien ami, qu'il ne pouvait se résoudre à quitter, et qui ne put lui répondre autre chose que ce qu'il lui avait déjà dit; il ajouta seulement que c'était sur les boulevards, et au bois de Boulogne, qu'il avait rencontré Silvia; et que, s'il voulait la rencontrer à son tour, il fallait qu'il fréquentât ces parages.

Ces paroles furent un trait de lumière pour Beppo, qui prit de suite la résolution de parcourir les lieux qu'on venait de lui désigner jusqu'à ce qu'il eût retrouvé Silvia; aussi, dès le lendemain, après avoir, durant toute la matinée, parcouru toutes les rues de la Chaussée-d'Antin, car c'était suivant lui dans ce quartier qu'il devait espérer de la rencontrer. Il se posta sur le boulevard des Italiens, vers l'heure à laquelle les équipages commencent à se rendre au bois.

Il y était depuis environ une heure, lorsqu'il remarqua qu'il était devenu le point de mire des regards de tout le monde; il ne savait à quoi attribuer l'importunité de tous ces gens qui se pressaient autour de lui, lorsqu'il fût abordé par un homme d'âge et de physionomie respectables, qui lui adressa la parole en patois provençal.

Beppo, qui parlait le français, il est vrai, mais avec un accent marseillais, très-prononcé, fut charmé de rencontrer une personne avec laquelle il pouvait se servir de l'idiome paternel. Après avoir échangé avec l'étranger les banalités, préliminaires obligés de toute conversation entre gens qui se rencontrent pour la première fois, Beppo lui demanda pourquoi tous les flâneurs du boulevard le regardaient avec tant d'attention.

—C'est que votre costume n'est pas semblable à celui qu'ils portent; il n'en faut pas davantage pour attirer les regards des lions et des lorettes qui se promènent ici, lui répondit le vieux Provençal.

Jusqu'alors, il n'était pas venu à la pensée de Beppo que son costume fût ridicule, et s'il n'avait pas eu un but à atteindre, il aurait probablement bravé les regards des curieux, et gardé son costume de pêcheur, qui lui paraissait, au moins, aussi gracieux que les habits étriqués de tous ceux qu'il rencontrait; mais il comprit que, pour réussir, il ne fallait pas que sa personne fût remarquable, et il pria son nouvel ami de lui indiquer un lieu où il pourrait acheter des vêtements à la mode. Celui-ci l'envoya au marché Saint-Jacques, de sorte que, le lendemain, le pêcheur catalan, qui avait quitté son large pantalon de toile, son bonnet de laine brun, et son caban de même étoffe et de même couleur, pour endosser une belle blouse de toile bleue, ornée de broderies de toutes les couleurs, un pantalon de velours à petites côtes, que dans sa naïveté il trouvait superbe, et se coiffer d'une casquette de drap à grande visière, avait tout à fait l'aspect d'un débardeur endimanché, et qu'il put parcourir sans craindre d'être remarqué, les lieux où il espérait toujours rencontrer Silvia, c'est-à-dire, la ligne des boulevards, la grande avenue des Champs-Elysées, et l'allée fashionnable du bois de Boulogne.

Un matin, étant sorti à la pointe du jour de l'auberge du Cheval blanc, marché Lenoir, faubourg Saint-Antoine, où il logeait, avec sa mère, depuis son arrivée à Paris, il se dirigea, contre son habitude, vers la barrière du Trône.

Il avait pris la résolution de suivre les boulevards extérieurs jusqu'à la barrière de l'Etoile, d'où il voulait revenir chez lui en traversant Paris. Arrivé au but qu'il s'était assigné, il s'aperçut que la promenade matinale qu'il venait de faire, lui avait ouvert l'appétit, et, comme à ce moment, il se trouvait justement devant le temple culinaire, ouvert par Graziano aux amateurs du macaroni à l'italienne, et des côtelettes de veau à la milanaise; il entra. Et se fit servir un bon déjeuner qu'il expédia assez rapidement, et il venait de savourer une demi-tasse de café, accompagnée d'un petit verre de cognac, lorsque le bruit d'un équipage qui venait de Neuilly, et se dirigeait vers Paris, lui fit machinalement tourner la tête.

C'était une calèche bleue découverte, garnie à l'intérieur de satin blanc, véritable chef-d'œuvre de Thomas-Baptiste et attelée de quatre beaux chevaux gris-pommelé. Silvia, magnifiquement parée était seule dans cette voiture.

La calèche avait passé devant les fenêtres de Graziano avec la rapidité de l'éclair, et Beppo n'avait pu y jeter qu'un seul coup d'œil; mais ce coup d'œil lui avait suffi pour reconnaître la femme qu'il aimait.

Il s'était placé pour déjeuner devant une des fenêtres de la salle du premier étage, qui était restée ouverte. Il comprit de suite que s'il prenait le temps de descendre et de payer ce qu'il devait à son hôte, il risquait fort de ne plus retrouver les traces d'une voiture emportée par quatre vigoureux chevaux.

Il était doué d'assez de résolution, et il avait trop l'envie de ne pas laisser échapper une occasion favorable, pour hésiter longtemps sur le parti qu'il avait à prendre. L'étage qui le séparait du sol n'était pas très-élevé: il sauta par la fenêtre et se mit à courir le long de l'avenue de Neuilly, afin de rattraper l'équipage qui fuyait devant lui, et qui à ce moment allait entrer à Paris par la barrière de l'étoile.

Cependant Graziano et ses garçons avaient remarqué la fuite de Beppo, et ils s'étaient mis à sa poursuite, agitant leurs serviettes et criant de toute la force de leurs poumons: Au voleur! au voleur! arrêtez le voleur! Mais Beppo courait avec tant d'agilité, qu'il est probable qu'ils ne l'auraient pas attrapé, si des ouvriers bitumeurs, qui travaillaient près de l'arc de triomphe, ne s'étaient pas opposés à son passage.

Beppo, tant qu'il vit devant lui la voiture qui emportait celle qu'il aimait, employa toutes ses forces et tout son courage pour s'échapper des mains de ceux qui le retenaient; mais lorsque, devenue un point imperceptible à l'horizon, elle disparut enfin derrière un nuage de poussière, il cessa de se démener et se laissa conduire, sans opposer la moindre résistance, au corps de garde de la barrière.

Quelques minutes après, il fut conduit devant le commissaire de police de la commune de Neuilly.

Beppo avait compris que, par son imprudence, il venait de se mettre dans une position fâcheuse dont il ne sortirait que s'il ne manquait pas de présence d'esprit: il dit au commissaire de police qu'étant à Marseille, il avait connu une femme attachée au grand théâtre en qualité de première chanteuse, à laquelle il avait prêté toutes ses économies; que cette femme avait quitté Marseille furtivement, enlevant des sommes considérables à plusieurs personnes, et à lui personnellement, plus de quatre mille francs, et que c'était parce qu'il venait de la voir passer dans un brillant équipage, qu'il avait voulu suivre afin de découvrir sa demeure, qu'il était parti de chez Graziano, en oubliant de payer son déjeuner. A l'appui de ce qu'il avançait, il exhiba ses papiers de sûreté qui étaient parfaitement en règle, sa bourse, dans laquelle se trouvaient une douzaine au moins de napoléons, ce qui ne permettait pas de lui supposer l'intention de filouter le montant d'une carte qui ne s'élevait pas à cinq francs, et des lettres du notaire de Fréjus, qui avait été chargé de la vente de ses propriétés, et qui par conséquent justifiaient la possession légitime de la somme qu'il venait d'exhiber.

—Ces couleurs-là ne sont pas de bon teint, dit l'un des garçons de Graziano, qui voulait faire l'avocat. Je connais ce particulier-là depuis plus de dix ans, et voilà à ma connaissance au moins vingt fois qu'il fait le même tour et raconte la même histoire.

Beppo rugissait de colère, et il est probable que s'il eût été seul avec le garçon restaurateur, qui paraissait très-content du petit discours qu'il venait d'improviser, il lui aurait fait passer un assez mauvais quart d'heure. Cependant il se maîtrisa.

—Monsieur, dit-il au commissaire de police, ce garçon est un fou ou un calomniateur. Je ne suis à Paris que depuis quinze jours: je suis logé au marché Lenoir, avec ma mère, et il vous sera facile de vous convaincre de la vérité de ce que j'avance en la faisant interroger.

La fermeté des réponses de Beppo avait convaincu le commissaire de police que ce n'était que par suite d'un malentendu qu'il avait été amené devant lui; il se borna donc à lui ordonner de payer ce qu'il devait à Graziano, et il lui permit de se retirer.

Beppo remit deux pièces de cinq francs au restaurateur, et lui dit de distribuer à ses garçons, ce qui resterait, une fois sa carte payée; afin de les récompenser de la peine qu'ils s'étaient donnée en courant après lui.

Ces deux pièces de cinq francs avaient mis de très-bonne humeur Graziano et ses garçons, qui firent à Beppo toutes les excuses imaginables, lorsqu'ils quittèrent tous ensemble le bureau du commissaire de police. Il vint alors à Beppo l'idée que le restaurateur pourrait peut-être lui donner quelques renseignements de nature à l'aider dans ses recherches; il lui dépeignit minutieusement la femme et l'équipage après lesquels il courait lorsqu'il avait été arrêté, et lui demanda s'il connaissait l'un ou l'autre.

—La voiture que vous venez de me dépeindre si exactement, répondit Graziano, passe assez souvent devant ma porte pour se rendre au bois; mais ce n'est que très-rarement que la dame dont vous parlez est seule; son mari est presque toujours avec elle. C'est un beau garçon décoré...

—Eh! comment savez-vous que cet homme est son mari? s'écria Beppo, qui ne pouvait pas se faire à l'idée de savoir Silvia mariée.

—Je le présume, répondit Graziano, à moins que ce ne soit son amant où son frère, ou un ami; mais tout ce que je puis vous dire, c'est que je ne crois pas que la dame que vous venez de dépeindre soit celle qui vous a trompée; elle a de trop beaux équipages, une livrée trop riche pour n'être pas honnête.

—Non, non, je ne me suis pas trompé, c'est bien elle, j'en suis certain, et comme vous me dites qu'elle passe assez souvent devant votre maison, à dater de ce jour, je deviens votre pensionnaire, et pour éviter les soupçons, je déposerai chaque matin entre vos mains une somme assez forte pour vous répondre de la dépense que je ferai chez vous pendant la journée, car je veux avoir la liberté d'entrer et de sortir quand il me conviendra; cela vous va-t-il?

—Jamais marchand n'a refusé de vendre, répondit Graziano, mais je crois que vous perdrez votre temps et votre jeunesse; du reste cela vous regarde.

Beppo s'installa le même jour chez Graziano, où il resta jusqu'à huit heures du soir.

Le lendemain il arriva à sept heures du matin et resta jusqu'à la nuit tout à fait venue.

Plus de douze jours se passèrent, et ni la femme ni la voiture qu'il attendait n'apparurent sur l'horizon. Les habitués de la maison Graziano, qui connaissaient le motif de ces longues stations, étaient tous disposés à le croire fou; il était en effet assez bizarre de passer des journées à attendre qu'une voiture passât devant une porte. Cependant Beppo ne se lassait pas et comme il ne paraissait pas d'humeur facile, et qu'il était de taille à en imposer aux mauvais plaisants, ceux qui d'abord avaient témoigné l'envie de se moquer de lui, le laissèrent à la fin parfaitement tranquille.

A force d'attendre une souris au passage, le chat finit par poser la patte dessus. La constance de Beppo, qui avait montré autant de patience au moins que le plus matois des Rominagrobis de gouttières, fut enfin récompensée. Un soir, vers huit heures, Graziano et ses garçons qui commençaient à s'intéresser à lui le virent se lever précipitamment en s'écriant: la voilà.

En effet, la calèche bleue attelée de ses quatre chevaux gris pommelés dans laquelle était Silvia et deux messieurs élégants, passait au petit trot devant la boutique du restaurateur italien.

Beppo la suivit sans peine; elle passa la barrière, puis il la vit s'arrêter et entrer au nº 22 de l'avenue Chateaubriand. C'est donc là qu'elle demeure, se dit-il, puis il se posta au coin de l'avenue Fortuné, à la même place où quelques jours auparavant Salvador et Roman s'étaient tenu pour guetter au passage le malheureux Josué. Il voulait savoir jusqu'à quelle heure resteraient les deux individus qu'il avait vu entrer avec Silvia; ils sortirent ensemble et beaucoup plus tôt qu'il ne l'espérait. Beppo, comme tous les hommes, était tout disposé à croire ce qu'il désirait; il en conclut tout naturellement que Silvia n'appartenait ni à l'un ni à l'autre.

Comme il avait l'intention de se présenter le lendemain matin chez Silvia, il fallait qu'il sût sous quel nom il devait la demander. Il questionna avec plus d'adresse qu'il n'était permis d'en supposer à un enfant de la nature, un domestique qui vint à passer devant lui, et celui-ci lui ayant appris que l'hôtel qu'il désignait était occupé par la marquise de Roselly, Beppo se mit à sauter comme un jeune chevreuil en s'écriant: Quel bonheur! quel bonheur! elle ne s'est pas remariée.

Beppo n'avait pas encore atteint sa trentième année; il était grand, et fortement et élégamment constitué; ses cheveux noirs étaient légèrement frisés; ses yeux étaient bleus et ornés de longs cils; sa bouche était peut-être un peu grande, mais en revanche ses dents étaient blanches et parfaitement rangées; de tout cela résultait un très-bel homme, mais qui cependant risquait fort de ne pas être admis chez madame la marquise de Roselly s'il s'y présentait vêtu d'une blouse et coiffé d'une casquette. Beppo savait déjà assez de choses de la vie parisienne pour comprendre cela; aussi il prit une bonne somme dans sa poche, et comme il avait entendu dire dans sa jeunesse qu'on pouvait avec de l'argent trouver tout ce qu'on voulait au Palais-Royal, ce fut là qu'il se dirigea: il était un peu plus de neuf heures du matin.

—Pouvez-vous me dire, demanda-t-il à un respectable vieillard à cheveux blancs, qui attendait sa montre à la main le coup de canon de midi, où je pourrais acheter des habits à la mode et bien confectionnés.

—Mon ami, lui répondit ce vieillard, ce n'est plus chez les tailleurs du Palais-Royal que vous trouverez ce que vous désirez. Si vous voulez être bien habillé, il faut aller ici près, galerie Vivienne, nos 18 et 20, chez Bonnard, c'est une maison de confiance, et à coup sûr vous trouverez là tout ce que vous pouvez désirer.

Beppo suivit le conseil de cet obligeant promeneur, il alla chez Bonnard, et en moins de vingt minutes, il eut fait l'acquisition d'un costume complet de fashionable émérite; il trouva dans la galerie Vivienne tout ce qui lui était nécessaire pour compléter son costume: linge, bottes vernies, cravates, chapeau, gants, canne, etc.; il voulait être mis avec autant d'élégance que les deux individus qui accompagnaient la veille la jolie Silvia. Il fit transporter dans une voiture toutes ses acquisitions, puis après avoir confié sa personne à l'artiste capillaire Thiberge, qui le coiffa et le barbifia à l'air de sa physionomie, il se fit conduire chez lui afin de changer de costume.

Après avoir pris un léger repas en compagnie de sa mère, qui ne pouvait se lasser d'admirer son fils qui, disait-elle, ressemblait à un prince, il monta dans le cabriolet-milord qui l'avait amené, et se fit conduire à la demeure de Silvia.

Il avait remarqué sur le comptoir du marchand tailleur plusieurs cartes-porcelaine, une entre autres, portant une couronne de comte, l'avait particulièrement frappée par son extrême élégance; il l'avait prise pour l'examiner de plus près, et machinalement il l'avait mise dans sa poche. Tandis que son véhicule suivait la grande avenue des Champs-Elysées, il se demandait sous quel nom il se ferait annoncer chez Silvia, et il ne pouvait trouver de réponse à cette question, tant il est vrai que ce sont souvent les choses les plus simples qui nous embarrassent le plus.

—Ma foi, se dit-il enfin, je donnerai cette carte que par hasard j'ai conservée sur moi, et c'est bien le diable si M. le comte de Badimont n'est pas admis sans difficultés.

Arrivé à la porte de l'hôtel de Silvia il sonna. Il allait donc voir celle qu'il cherchait depuis si longtemps, il allait lui parler, et cet entretien devait décider du sort de toute sa vie, aussi son cœur battait à rompre sa poitrine, et ce n'est qu'à grand'peine qu'il pouvait se contenir. Il demanda au suisse (Silvia avait un suisse) madame la marquise de Roselly.

—Il ne fait pas jour chez madame la marquise, lui répondit une femme de chambre qui se trouvait par hasard dans le logement du cerbère galonné.

Beppo, qui n'avait pas eu le temps d'apprendre les us et coutumes de la fashion parisienne pendant le temps qu'il avait exercé aux îles d'Hyères la profession de pêcheur, ne savait trop ce que voulait dire la femme de chambre; aussi craignant qu'elle ne l'eût pas bien compris, il renouvela sa demande.

—J'ai déjà eu l'honneur de dire à monsieur, lui répondit la camériste, qu'il ne faisait pas encore jour chez madame la marquise, qui ne reçoit que de midi à quatre heures; si cependant monsieur veut laisser son nom...

Beppo comprit alors ce que voulait dire cette domestique, qu'il avait prise d'abord pour une demoiselle de bonne maison. Après lui avoir dit qu'il reviendrait, il alla se promener en attendant l'heure indiquée.

Lorsqu'il revint, il faisait enfin jour chez madame la marquise. Après avoir donné sa carte à la camériste et quelques minutes d'attente dans un salon où toutes les recherches du luxe et de l'élégance avaient été réunies, il fut enfin introduit dans le boudoir que nous connaissons déjà. Craignant que son apparition subite ne fît jeter à Silvia un cri de surprise; il avait pour la saluer posé sur ses lèvres l'index de sa main gauche, précaution bien inutile il est vrai, car le costume qu'il portait avait tellement changé l'aspect de sa physionomie, que Silvia ne le reconnut pas d'abord; ce ne fut que lorsque pour répondre à la question qu'elle lui faisait de lui faire connaître le motif de sa visite, il prononça quelques mots, que, reconnaissant sa voix, elle s'écria:

—Ciel! Beppo.

—Enfin, Silvia, dit celui-ci, je vous ai retrouvée.

—Eh! que voulez-vous faire, que voulez-vous de moi? répondit la marquise, qui depuis qu'elle n'avait vu le pêcheur avait acquis une dose d'audace qu'elle ne possédait pas encore à l'époque où nous avons rencontré Beppo pour la première fois, et qui avait de suite compris que l'homme qui, pour se présenter chez elle, avait adopté le costume des fashionables, s'était déjà frotté à la civilisation, et qu'il était beaucoup moins à craindre que lorsqu'il portait seulement, rude enfant de la mer, un bonnet de laine brune, un vieux caban de pêcheur et qu'il marchait pieds nus sur les grèves de la Méditerranée.

—Que voulez-vous faire? répéta-t-elle, je vous l'ai déjà dit, je ne veux pas vous suivre, et le temps n'est plus où vous m'inspiriez de la terreur.

—Le ciel m'est témoin, dit Beppo, que ce n'est point ce sentiment que j'aurais voulu vous inspirer; quelquefois peut-être j'ai pu me laisser emporter par la violence de mon caractère; mais, dites-le moi, Silvia, mes excès n'étaient-ils pas suffisamment justifiés par votre manque de foi?

—Si c'est pour me parler de ce qui s'est autrefois passé entre nous, répondit Silvia, que vous êtes venu chez moi, vous pouvez vous retirer, rien ne m'ennuie plus que le récit des vieilles histoires; et je n'ai d'ailleurs ni le loisir, ni la volonté de vous écouter plus longtemps.

Silvia allait tirer le cordon d'une sonnette afin de prévenir ses gens.

Beppo lui saisit le bras et la repoussa assez brusquement pour qu'elle allât tomber sur la chaise longue qu'elle venait de quitter.

—Vous m'écouterez, lui dit-il, il le faut, je le veux!

Et comme Silvia faisait un signe de tête négatif.

—Ecoutez, ajouta-t-il, ne me forcez pas à commettre un nouveau crime; c'est déjà bien assez des remords qu'entraîne après lui celui que j'ai commis. Je vous le jure par Notre-Dame de la Garde, si vous jetez un cri, si vous faites un geste, je vous enfonce jusqu'à la poignée ce poignard dans le cœur.

Silvia pâlit légèrement, le passé lui avait appris que le pêcheur était incapable de manquer à un serment semblable à celui qu'il venait de faire.

—Parlez-donc, dit-elle avec une légère expression de dédain, qui n'échappa aux regards pénétrants de Beppo, parlez donc, je vous écouterai puisque je ne puis faire autrement.

—Aussi bien, il faut que tout cela finisse, dit Beppo, se parlant à lui-même à voix basse.

Il s'était assis près d'un petit guéridon sur lequel, quelques jours auparavant, Silvia avait servi à souper au vieux juif. Il tenait sa tête entre ses deux mains, et paraissait enseveli dans de profondes et tristes réflexions.

—Je vous attends dit Silvia.

—Vous me disiez tout à l'heure que vous n'aimiez pas les vieilles histoires, il faut cependant que vous en écoutiez une dont vous connaissez déjà tous les détails.

«Une jeune femme qui cachait sous la physionomie d'un ange l'âme d'un démon, vint un jour trouver dans sa cabane un pauvre pêcheur qui jamais ne lui avait adressé la parole.

»Elle savait cependant que ce pêcheur l'aimait de toutes les forces de son âme, qu'il la révérait à l'égal d'une madone, qu'elle était devenue la pensée de tous ses jours, le rêve de toutes ses nuits; car elle avait remarqué qu'il suivait partout ses traces, et elle avait lu dans les regards qu'il osait à peine jeter sur une aussi grande dame, la violente passion qu'elle lui avait inspirée. Cette jeune femme vint donc trouver le pêcheur.

»Elle n'attendit pas qu'il lui fit l'aveu de ses sentiments, elle lui dit qu'elle les avait devinés, et qu'il ne lui était pas défendu d'espérer; puis, lorsqu'elle l'eut enivré de sa parole, fasciné de ses regards, elle lui mit un poignard dans la main et lui dit d'aller tuer un homme qui devait, à une certaine heure, passer dans un lieu qu'elle lui désigna. Comme il hésitait, elle lui raconta une histoire qui eût justifié un crime, si un crime pouvait être justifié, histoire qu'elle inventa à l'instant même, et qui, cependant, arracha des larmes à celui qui l'écoutait. Elle lui dit, à cet homme qui était fou, qu'elle l'aimait depuis le jour où pour la première fois elle l'avait vu, et que ce n'était que depuis ce jour, que la tyrannie de celui qu'il fallait frapper lui était devenue insupportable; elle lui dit que cet homme était le seul obstacle qui s'opposait à leur bonheur; que lorsqu'il n'existerait plus, elle serait libre, et qu'elle se trouverait heureuse de partager avec lui le modeste avenir qu'il était à même de lui offrir. Le misérable promit de faire tout ce que voulait l'enchanteresse, et comme elle paraissait douter de sa parole, il lui jura par Notre-Dame de la Garde d'accomplir ses desseins. Faut-il vous dire le reste? Il s'embusqua au coin d'une rue, il attendit dans l'ombre un homme qui ne songeait pas à se défendre, et il lui plongea dans le cœur le poignard que voici.»

—Tous les détails de l'histoire que je viens de vous raconter, sont-ils exacts, madame la marquise?

—Je ne vous dis pas le contraire, répondit Silvia de l'air de la plus parfaite indifférence. Avez-vous achevé?

Beppo sentait tout son sang bouillonner dans ses veines, et de sa main droite qu'il avait machinalement passée sous sa chemise, il se meurtrissait la poitrine; cependant il eut assez de force pour se contenir.

—Non, je n'ai pas achevé, ajouta-t-il; mais il me reste peu de choses à vous dire.

«Lorsque le meurtrier, tout couvert encore du sang de sa victime, vint demander à sa complice le salaire de son crime, il ne la trouva pas; et ce ne fut que longtemps après, qu'il parvint à la découvrir. Alors comme aujourd'hui, comme toutes les fois qu'il fut possible de la rencontrer, elle n'eut pour lui que des paroles outrageantes et des regards de dédain. Est-ce encore vrai, madame?»

Beppo, en prononçant ces derniers mots, s'était levé du siége qu'il occupait, et il dominait de toute sa hauteur Silvia qui était à demi étendue sur sa chaise longue, et qui jouait négligemment avec les glands de la cordelière qui serrait sa taille.

Elle ne répondit pas.

—Je vous ai demandé si ce que je viens de dire était vrai? répéta Beppo.

—Ecoutez-moi, répondit Silvia, qui comprenait qu'il ne serait pas prudent de pousser à bout Beppo, dont l'irritation croissante commençait à l'inquiéter: Je ne veux pas chercher à le nier, vous pouvez m'adresser de justes reproches; mais pourquoi revenir sans cesse sur des faits accomplis? nous avons obéi chacun à notre destinée et je crois que le parti le plus sage que nous puissions prendre, et d'oublier le passé, et de ne pas engager une lutte dont les résultats seraient nécessairement fatals, soit à vous, soit à moi.

—Ainsi, reprit Beppo, vous vous serez servi de moi comme d'un instrument que l'on peut briser sans crainte lorsque l'on n'en a plus besoin. Il n'en sera pas ainsi, madame.

—Qu'exigez-vous donc? car enfin il faut que tout ceci ait un terme; je suis véritablement lasse de ses obsessions continuelles.

—J'exige que vous teniez la parole que vous m'avez donnée: vous m'avez déshérité de ma part du paradis, il est bien juste, je crois, que je me procure ici-bas toute la somme de bonheur à laquelle je puis prétendre, et ce n'est qu'avec vous que je puis être heureux.

—Vous êtes fou; mais pour vous suivre, mon pauvre Beppo, il faudrait que je renonçasse à toutes les choses sans lesquelles je ne puis vivre, au luxe dont je suis entourée.

—Certes, j'aimerais mieux que vous fussiez pauvre, je serais plus à l'aise pour vous réclamer l'exécution de votre promesse. Mais lorsque vous m'avez fait cette promesse vous étiez plus pauvre que moi, et si depuis, votre position a changé, ce n'est que grâce à un manque de foi de votre part. Je puis donc, sans vous donner le droit de me prêter des pensées qui ne sont pas les miennes, vous dire partout et toujours, que vous soyez pauvre on riche, cantatrice ou marquise, Silvia, vous m'avez fait une promesse, il faut la tenir.

—Ainsi vous voulez que je renonce à tous les plaisirs et à toutes les aisances d'une vie élégante, que je quitte le monde dans lequel j'ai l'habitude de vivre, que je dise adieu à tous mes amis, pour aller m'enterrer avec vous dans je ne sais quelle solitude; vous êtes fou, mon cher: ce n'est que des héroïnes de roman que l'on exige de pareils dévouements; et, grâce à Dieu, je ne suis ni une Clarisse Harlowe, ni une Paméla.

Beppo, qui depuis quelques instants paraissait réfléchir, ne répondit pas.

Silvia crut que le moment était opportun pour frapper un grand coup.

—Et puis, ajouta-t-elle, je vous dois un aveu qui vous déterminera peut-être à changer de résolution. Lorsque je vous ai dit que je vous aimais, je ne me rendais peut-être pas compte de mes sentiments; mais à peine cet aveu s'était-il échappé de mes lèvres, que je m'aperçus que je vous avais trompé en me trompant moi-même; j'aurai voulu pouvoir vous rappeler et vous dire que je vous rendais le serment que vous veniez de me faire; mais il n'était plus temps. Aussi, ne sachant pas ce que je pourrais vous dire lorsque vous viendriez réclamer l'exécution de la promesse que je vous avais faite, je saisis avec empressement une occasion de fuir qui se présenta par hasard. Mais, je vous le jure, je n'aimais pas plus l'homme avec lequel je m'enfuyais que je ne vous aimais vous-même, que je n'aimais ceux que le hasard me fit rencontrer plus tard, pas plus que je n'aimais celui dont aujourd'hui je porte le nom: mon heure n'était pas venue.

Les idées de Beppo, depuis qu'il habitait Paris et qu'il s'était frotté à la civilisation, s'étaient singulièrement modifiées, et à l'heure qu'il était, il sentait que le rôle qu'il jouait auprès de Silvia était parfaitement ridicule; il était donc bien aise de ce qu'elle voulait bien, en essayant de se justifier lui épargner la peine de recourir à des violences. Il ne voulait pas cependant renoncer à ses projets; il se croyait des droits sur cette femme, pour laquelle il avait commis un crime, et ces droits, il voulait les faire respecter; mais devinant que la violence ne lui servirai à rien, il voulut avoir recours à la ruse.

—Et maintenant? dit-il sans élever la voix.

Silvia l'examina quelques instants avant de se déterminer à répondre.

L'expression de sa physionomie était triste mais calme.

—Maintenant, ajouta-t-elle, mon heure est venue, je ne veux pas chercher à vous le cacher; et croyez-le bien, ce n'est pas parce que je trouve ma personne un prix au-dessus du dévouement que vous m'avez témoigné que je ne veux pas vous tenir la promesse que je vous ai faite, c'est seulement parce que je ne puis vous donner un cœur qui aujourd'hui appartient à un autre.

—C'est bien, répondit Beppo, c'est bien, je sais maintenant ce qui me reste à faire.

—Retournez en Provence, Beppo, vous trouverez encore d'heureux jours sous le beau ciel de votre patrie. Si vraiment vous m'aimez, si vous m'aimez pour moi, vous devez désirer mon bonheur, et je ne puis être heureuse avec vous, l'image de celui que vous avez tué pour me plaire, viendrait sans cesse se placer entre vous et moi. Mais, croyez-le bien, je ne vous oublierai jamais; j'aurai toujours présent à la mémoire le souvenir de l'affection que vous m'avez vouée; et qui sait? peut-être il nous sera permis de nous réunir lorsque plusieurs années auront passé sur nos deux têtes.

Silvia, pour dire à Beppo tout ce qui précède, avait employé les plus caressantes inflexions de sa voix, et comme celui-ci l'avait écoutée avec beaucoup de calme, elle pouvait croire que ses paroles avaient produit sur lui l'effet qu'elle en espérait. Cependant elle aurait voulu qu'il lui dît quelques mots, de nature à lui prouver qu'elle ne s'était point trompée;

Voyant qu'il ne répondait pas, elle crut qu'elle devait frapper un dernier coup, coup décisif, et qui, suivant elle, devait lui apprendre ce qu'elle devait craindre ou espérer. Elle continua donc en ces termes:

—Mais si je ne puis, mon cher Beppo, vous récompenser quant à présent, ainsi que vous paraissez le désirer, vous me permettrez, je l'espère, de partager avec vous une partie de ce que je possède. Je suis riche, très-riche même, je puis donc, sans me gêner, vous prier d'accepter ce léger témoignage de l'amitié que j'ai pour vous.

Silvia en achevant ces mots, posa sur le petit guéridon auprès duquel Beppo était assis, un paquet de billets de banque assez volumineux.

Voici quel fut en substance le raisonnement que se fit de suite Beppo.

Si j'accepte la somme qu'elle vient de m'offrir, elle croira que j'accepte la position qu'elle veut me faire, et elle ne se méfiera plus de moi, si au contraire je refuse, elle devinera que je n'ai pas renoncé à mes projets, et elle se tiendra continuellement sur ses gardes.

—J'accepte cette somme, dit-il à Silvia en ramassant les billets de banque qu'il mit dans la poche de son habit après les avoir comptés; comme vous le disiez tout à l'heure, le parti le plus sage que je puisse prendre, est celui de ne pas engager avec vous une lutte dont les suites seraient fatales à l'un de nous, je crois que je ferais bien de retourner en Provence, et de tâcher de vous oublier, c'est ce que je vais faire, et pas plus tard qu'aujourd'hui.

—Bien vrai? dit Silvia, en attachant sur Beppo un regard qui cherchait à deviner sa pensée dans ses yeux.

—Je ne vous ai pas, je crois, donné le droit de douter de ma parole; je vous quitte, madame et je souhaite bien sincèrement que vous soyez heureuse.

Beppo sortit après s'être respectueusement incliné devant la marquise de Roselly.

Huit jours après cette entrevue, Silvia, à son grand dam, était au pouvoir de Beppo.

Celui-ci, à peine sorti de chez la marquise de Roselly, avait été rejoindre sa mère qu'il trouva sur la porte de l'auberge du Cheval blanc, attendant son retour avec impatience, et qui lui demanda de suite s'il était content du résultat de sa démarche. Beppo, qui avait la rage dans le cœur depuis que Silvia lui avait avoué qu'elle en aimait un autre, pria sa mère de le laisser se recueillir quelques instant se retira dans sa chambre. Après y avoir passé quelques heures, il en sortit beaucoup plus calme qu'il n'y était entré. C'est que sa résolution était prise, et qu'il ne s'agissait plus que de l'exécuter.

Sa mère, il est presque inutile de le dire, ignorait de quelle nature étaient les liens qui l'attachaient à Silvia, elle ne savait pas même quelle était la position de cette femme, elle savait seulement que son fils avait rencontré aux îles d'Hyères, une femme douée d'une merveilleuse beauté, dont il était devenu éperdument amoureux, qu'il avait longtemps cherché cette syrène sans pouvoir la rencontrer et que c'était pour la chercher encore qu'il était venu à Paris. La bonne femme n'avait appris que le matin même que ses démarches avaient été couronnées de succès, et que c'était pour aller chez celle qu'il aimait, qu'il était sorti en si brillante toilette; la Catalane n'avait pas douté un seul instant que son fils ne réussit dans la démarche qu'il allait entreprendre; il lui paraissait en effet impossible qu'une femme ne fût pas sensible aux mérites qu'elles lui accordait.

Elle fut donc profondément surprise, lorsque Beppo, sans cependant lui donner plus de détails qu'il ne voulait qu'elle en connût, lui eût appris le mauvais succès de sa dernière tentative, elle lui fit de nouvelles instances, afin de l'engager à renoncer à cette femme qui paraissait le dédaigner; mais elle parlait à un sourd, les obstacles n'avaient fait qu'augmenter l'aveugle passion à laquelle le malheureux Beppo était en proie; il avait conçu un projet dont lui-même il ne cherchait pas à se dissimuler l'absurdité, mais que cependant il voulait exécuter coûte que coûte; disons cependant qu'alors, ce n'était, plus seulement l'amour qui le faisait agir, mais qu'à ce sentiment, se mêlaient ceux de la jalousie, de l'orgueil blessé, et peut-être aussi le désir de se venger des dédains que lui avait prodigué maintes fois une femme qu'il aimait sans pouvoir s'en défendre, et tout en appréciant à sa juste valeur son atroce caractère.

Comme sa mère, après de longs discours semés d'arguments qu'il n'avait pas même essayé de réfuter, car il en reconnaissait l'impossibilité, lui demandait s'ils retourneraient bientôt en Provence, il lui répondit qu'il était déterminé à se fixer à Paris, où il lui serait facile de se créer une industrie qui lui permettrait de vivre, et même assez largement, sans entamer son petit capital qu'il avait du reste l'intention de placer chez un banquier. La bonne femme, qui du reste se trouvait bien, partout où était son fils, s'opposa d'autant moins à ce projet, qu'elle espérait que les distractions d'une grande ville chasseraient du cœur de son fils la passion qui le rendait si malheureux, de sorte que lorsque Beppo lui eût donné l'assurance que pour le moment du moins, il ne voulait pas s'en occuper, elle se trouva plus tranquille, et il ne fut plus question entre eux que de chercher un logement convenable pour s'y fixer définitivement.

Beppo, que ses courses continuelles avaient familiarisé avec le bruit et le tumulte de la capitale, se chargea de ce soin, et dès le lendemain, il se mit en quête.

Pendant plusieurs jours, il chercha vainement ce qu'il désirait, et cela ne doit pas étonner; il voulait un logement faisant partie d'une maison située dans un quartier isolé et très-peu habité; il voulait que ce logement fût lui-même éloigné de toute habitation, et disposé de manière à ce que, si par hasard ceux qui l'habitaient venaient à pousser quelques cris, ces cris ne pussent être entendus par d'officieux voisins: cela n'était donc pas facile à trouver, surtout dans une ville comme Paris, où chacun sait ce que vaut un pouce de terrain, et agit en conséquence, de sorte que les habitations y sont aussi rapprochées l'une de l'autre que les alvéoles d'un gâteau d'abeilles; il trouva cependant ce qu'il voulait dans la rue Contrescarpe-Saint-Marcel au nº 21.

Cette maison, double en profondeur, est élevée, sur la rue, d'un entre-sol et de cinq étages, ce qui constitue déjà une hauteur très-raisonnable; mais le propriétaire ayant, à ce qu'il paraît, remarqué que sa maison était assez solidement bâtie pour supporter un bâtiment supplémentaire, a fait construire sur le toit une sorte de pavillon carré composé de deux grandes pièces superposées l'une au-dessus de l'autre, qui augmente de deux cents francs environ les valeurs locatives de sa maison.

Des fenêtres de ce logement, qui fait partie d'une maison située sur le point culminant du quartier le plus élevé de Paris, on découvre toute la capitale et les campagnes environnantes, et l'on est si rapproché du ciel que les mille bruits de la grande ville ne viennent plus frapper les oreilles que comme un vague murmure, Aussi le pavillon de la maison sise rue Contrescarpe-Saint-Marcel, nº 21, est-il assez ordinairement habité par des poëtes, jaloux de se rapprocher autant que possible des astres auxquels ils adressent leurs invocations. Quoiqu'il en soit, il était inoccupé à l'époque où Beppo cherchait un logement pour lui et sa mère, et comme il paraissait réunir toutes les conditions qu'il désirait, il s'empressa de le louer et de venir s'y établir, après l'avoir meublé de tous les objets nécessaires à un ménage.

Il fallait, après avoir établi sa mère dans cette espèce de vaste pigeonnier, que Beppo la déterminât à lui prêter aide et assistance en cas de besoin: cela ne lui fut pas difficile.

Lorsqu'il lui eût dit qu'il était persuadé que s'il tenait en son pouvoir, seulement pendant quelques jours, la femme qu'il aimait, il était sûr qu'elle changerait de résolution; que lorsqu'elle le rebutait, elle ne faisait que céder aux influences étrangères dont elle était entourée, et que ce n'était que pour la soustraire à ces mêmes influences qu'il voulait l'enlever; la bonne femme, qui ne désirait rien au monde que le bonheur de son fils, qu'elle croyait incapable de commettre une mauvaise action, et qui, de plus ignorait la condition de celle dont il lui parlait, lui promit tout ce qu'il voulut.

Beppo venait de s'assurer le concours d'un auxiliaire aussi dévoué que possible, la cage était trouvée; cage assez jolie vraiment et pourvue de tout ce qui pouvait rendre l'existence supportable à une femme habituée à toutes les aisances du luxe et du confort, il ne s'agissait plus que d'y faire entrer l'oiseau auquel elle devait servir de prison, c'était le plus difficile. Cependant Beppo ne désespérait pas de réussir; il savait par expérience qu'avec beaucoup de patience et de résolution on peut faire beaucoup de choses, et enlever une femme lui paraissait beaucoup moins difficile que de découvrir une adresse dans une ville comme Paris. Il faut ajouter encore qu'il comptait un peu sur le hasard, et qu'il se disait, que puisqu'une première fois déjà il était venu à son aide, il n'était pas impossible qu'il le favorisât une second fois.

Il n'avait donc pas de plan arrêté; il se bornait seulement à errer sans cesse aux environs de la maison de Silvia, attendant du hasard une occasion favorable qu'il se promettait bien de ne pas laisser échapper.

Silvia était presque aussi superstitieuse que son amant: c'est une loi fatale à laquelle doivent obéir tous ceux qui n'ont pas la conscience très-nette; elle croyait donc comme lui aux songes, aux présages et à l'influence des jours; et très-souvent le matin elle allait consulter une devineresse assez célèbre, experte en phrénologie, physiognomonie, cartomancie, aéromancie, chiromancie, astrologie judiciaire, magnétisme et autres fariboles, qui demeurait dans la rue des Vignes, à Chaillot.

Comme elle ne se souciait pas de mettre ses gens dans la confidence de cette faiblesse, et que le domicile de la pythonisse n'était pas très-éloigné de son hôtel, puisque pour s'y rendre il ne fallait que traverser les Champs-Elysées, elle y allait à pied et très-simplement vêtue. Beppo qui, ainsi que nous venons de le dire, était sans cesse dans les environs de son hôtel, vêtu tantôt d'une manière, et tantôt d'une autre, devait donc infailliblement finir par la rencontrer.

C'est ce qui arriva par une sombre et pluvieuse matinée que Silvia avait justement choisie, afin de ne pas être remarquée, et au moment où lui-même, bien persuadé que celle qu'il attendait ne sortirait pas par un aussi mauvais temps que celui qu'il faisait, allait se retirer.

Lorsque Silvia était sortie de chez elle, il ne tombait qu'une petite pluie dont elle pouvait être facilement garantie par le parapluie qu'elle avait emprunté à sa femme de chambre; mais elle était à peine arrivée au bout de l'avenue Chateaubriand, que toutes les cataractes du ciel s'ouvrirent à la fois, et que des torrents de pluie chassèrent au loin tous ceux qui, comme elle, avaient jusqu'à ce moment bravé l'orage.

Elle était à une distance à peu près égale de son hôtel et du domicile de la tireuse de cartes. Rentrerait-elle chez elle, ou irait-elle chez la devineresse? Elle allait, malgré le vent et la pluie, continuer bravement la route, lorsqu'elle fut brusquement saisie par Beppo, qu'elle ne s'attendait certes pas à rencontrer là.

La vue inopinée de cet homme qu'elle croyait à l'heure qu'il était, depuis longtemps en Provence, causa à Silvia un telle saisissement, qu'elle n'eut pas la force d'appeler à son secours.

—Si vous jetez un cri, si vous faites un geste, un seul mouvement de nature à attirer, l'attention, dit Beppo, vous êtes morte. Je ne veux vous faire aucune violence, mais il faut que je vous parle, ne cherchez pas à me tromper, ne me faites pas de promesses que vous n'avez pas plus l'intention de tenir que je n'ai celle de les écouter, ce serait prendre une peine inutile; vous m'avez entendu, vous savez ce dont je suis capable; suivez-moi donc, il le faut.

Tout en parlant, Beppo avait entraîné Silvia vers la barrière de l'Etoile, où il espérait de trouver une voiture. Son attente ne fut pas trompée, par un de ces hasards assez rares par les temps de pluie, un fiacre était resté sur la place, il fit monter dedans Silvia, que la surprise qu'elle avait éprouvée paraissait avoir anéantie; puis il dit quelques mots à l'oreille du cocher, qui désireux sans doute d'obtenir la magnifique récompense qui venait de lui être promise, fouetta vigoureusement les deux maigres rossinantes attelées à son carrosse, lesquelles voulant bien cette fois seconder les intentions de leur maître partirent au galop.

VIII.—A Choisy-le-Roi.

Des jours, des semaines, des mois se passèrent sans que Silvia reparût à son hôtel, sans que l'on entendit parler d'elle; Salvador et Roman ne savaient à quoi attribuer cette disparition si subite, que rien n'avait provoquée, que rien ne justifiait, et qui leur parut encore plus inexplicable, lorsque les gens de justice étant venu apposer les scellés au domicile de la marquise de Roselly; il fut constaté qu'elle n'avait rien emporté de ce qui lui appartenait, ni habillements, ni bijoux, ni argent.

Salvador, qui aimait véritablement Silvia, se montra pendant assez longtemps affligé de la disparition de sa maîtresse, et chaque fois que Roman ou le vicomte de Lussan, qui était devenu son plus intime ami cherchaient à le consoler, il le repoussait brusquement, il ne s'occupait plus de rien, ni de solliciter auprès des ministres l'avancement qu'on lui avait fait espérer, ni des magnifiques affaires que venait sans cesse lui proposer le vicomte de Lussan, qui commençait à croire que ses nouveaux amis ne lui seraient pas aussi utiles qu'il se l'était figuré d'abord.

Mais il n'est si cuisant chagrin que le temps ne calme, Salvador, après avoir employé un mois entier à regretter Silvia, sans vouloir s'occuper d'autre chose que de la chercher, se dit enfin que si elle était perdue pour lui, c'était un fait accompli auquel il ne pouvait remédier, et dont il fallait qu'il prît son parti. Cependant ne voulant pas que sa maîtresse, s'il venait à la retrouver, pût lui reprocher d'avoir négligé aucune des précautions qui pouvaient servir à le mettre sur ses traces, il s'en fut trouver la police, afin de faire rechercher partout la marquise de Roselly, disparue de son domicile d'une manière si bizarre et si inexplicable.

Son titre, sa position dans le monde, et peut-être aussi les magnifiques récompenses qu'il promit aux employés subalternes, le firent accueillir on ne peut plus favorablement. On lui promit de faire tout ce qu'il était humainement possible pour retrouver la noble dame; mais on ne lui cacha pas qu'il était presque certain qu'on ne réussirait pas.

—Il est probablement arrivé malheur à cette dame, lui dit celui auquel il s'adressa. Depuis quelque temps la capitale est infestée par une foule de garnements qui, chaque jour, commettent de nouveaux méfaits; ce sont de ces rôdeurs de barrières pour qui rien n'est sacré, qui assassinent un homme pour lui voler deux pièces de cinq francs; et il pourrait bien se faire que la dame dont vous parlez soit tombée entre les mains de quelques-uns d'entre eux.

Et comme Salvador faisait observer à ce fonctionnaire que ses conjectures n'étaient pas fondées, attendu qu'il était prouvé que la marquise de Roselly était sorti de chez elle en plein jour, et que les gens dont il parlait n'étaient à craindre que la nuit:

—C'est vrai, c'est vrai, répondit le fonctionnaire; il y a dans cet événement quelque chose de mystérieux qui me passe; mais espérez, M. le marquis, l'œil de la police est constamment ouvert et rien de ce qui se passe dans la capitale ne lui échappe; si madame la marquise de Roselly est encore de ce monde nous découvrirons le lieu où elle se cache ou plutôt où on la tient cachée; nous avons bien découvert les assassins du juif Josué.

—Ah! vous avez découvert les assassins du juif Josué, dit Salvador, qui ne réprima pas sans peine un léger mouvement de frayeur.

—Quand je dis que nous avons découvert ces assassins je m'avance peut-être un peu trop; mais nous tenons en ce moment, sous les verrous deux de ces rôdeurs de barrières, qui pourraient bien être les auteurs de la mort de ce malheureux, que l'on avait d'abord attribuée à un suicide.

—Je souhaite bien sincèrement que vous ne vous trompiez pas, monsieur, répondit Salvador; il serait vraiment déplorable que les auteurs de cet effroyable crime échappassent à la juste vengeance de la société; pour ma part, j'en serais désolé. Je connaissais beaucoup Josué, avec lequel j'ai fait quelques affaires lorsque j'habitais Marseille, et je puis assurer que c'était un très-honnête et très-galant homme.

—Ils n'échapperont pas, monsieur le marquis, pas plus eux, que les misérables dont depuis quelques temps les nombreuses déprédations effrayent la capitale.

—En effet, ajouta Salvador, on n'entend maintenant parler que de vols commis avec une audace et une adresse infinies; on serait vraiment tenté de croire que les gens qui les commettent, sont dirigés par quelqu'un d'habile et qu'ils reçoivent des indications de personnes bien placées dans le monde. N'êtes-vous pas de mon avis?

—Du tout, monsieur le marquis, du tout, les voleurs agissent isolément; et il n'y a pas dans le monde, j'entends par le monde, celui que vous habitez, des gens qui leur donnent des renseignements. Quoiqu'il en soit, nous leur faisons une rude guerre, et si aujourd'hui, ils jouissent de l'impunité, nous aurons notre lendemain.

L'outrecuidance du fonctionnaire amusait beaucoup Salvador; et malgré le vif chagrin qu'il éprouvait; lorsqu'il le quitta, en lui recommandant de ne pas négliger la mission qu'il venait de lui confier; il eut besoin de se contenir afin de ne pas lui rire au nez, car il savait mieux que ce fonctionnaire ce qu'il fallait penser des crimes nombreux qui depuis quelques temps désolaient la capitale.

En effet, pendant qu'avait duré sa somnolence, Roman et le vicomte de Lussan, n'avaient pas perdu leur temps, grâce à ce dernier, le compagnon de Salvador avait été mis en rapport avec le père Juste, qui l'avait encouragé dans la poursuite de l'entreprise qu'il méditait, et qui lui avait donné l'assurance que quelle que fut l'importance des objets qui lui seraient présentés, il les achèterait sans coup férir. L'usurier lui avait ensuite fait connaître la mère Sans-Refus, à laquelle il l'avait recommandé comme un homme sur lequel on pouvait compter, et très-capable de rendre à la société d'importants services.

Roman, vêtu d'un costume approprié au rôle qu'il voulait jouer, s'était rendu plusieurs fois chez la mère Sans-Refus; il avait parlé d'abord à ceux des habitués qui lui parurent mériter le plus de confiance; ces ouvertures avaient été accueillies avec le plus vif empressement, et il n'avait pas tardé à acquérir sur ces hommes, pour la plupart incultes et grossiers, l'autorité que devait lui procurer l'audace éminente dont il était doué et l'éducation qu'il avait reçue; car les malfaiteurs sont peut-être de tous les hommes, ceux qui sont disposés à accueillir avec le plus de facilité, l'influence des hommes qui leur paraissent supérieurs, soit par leurs qualités personnelles, soit par leur éducation; on se rappelle sans doute que les complices de Lacenaire ne s'adressaient jamais à lui, qu'en lui disant M. Lacenaire, et que cet infâme scélérat ne les considérait, disait-il, que comme ses domestiques.

Salvador, lorsqu'il était sorti de l'état de torpeur dans lequel il avait été plongé pendant quelque temps, avait d'abord blâmé les démarches de son compagnon; mais la chose était faite et Salvador était l'homme du monde qui savait le mieux accepter la logique des faits accomplis. Il ne songea donc plus bientôt qu'à tirer le parti le plus avantageux possible de ce qu'avait fait son ami, et en peu de temps, il se vit à la tête d'une bande nombreuse de sacripants prêts à tout faire, pourvu qu'ils y trouvassent quelque chose à gagner, qu'il connaissait tous et dont il n'était pas connu.

Voici à quel point étaient arrivées les choses peu de temps avant l'époque où nous avons commencé cette histoire.

Salvador et Roman étaient les chefs reconnus de tous les bandits auxquels le bouge de la mère Sans-Refus servait de lieu de réunion; ils n'agissaient qu'après avoir reçu les ordres de l'un ou de l'autre, et le produit de chaque vol était vendu à la tavernière, qui le payait à peu près ce qu'elle voulait, à la charge, par elle, de le revendre un prix plus élevé au père Juste et de remettre à Roman, à Salvador et au vicomte de Lussan, une certaine somme qui était partagée entre eux, le premier produit auquel prenaient toujours part les trois associés appartenait sans contestation à ceux qui avaient commis le vol. La mère Sans-Refus achetait pour son propre compte tout ce qui n'était pas or, argent ou bijoux, objets sur lesquels le triumvirat n'élevait aucune prétention, quant à l'argent ou aux billets de banque, ils restaient à ceux dans les mains desquels ils tombaient, car malgré leurs promesses, ils n'étaient pas assez sots pour les apporter à la masse. Il existait donc entre les trois amis, Juste et la mère Sans-Refus une véritable société commerciale en participation dont les opérations consistaient à acheter aux malfaiteurs le meilleur marché possible le fruit de leurs déprédations et à partager une différence.

Il est bien entendu que lorsqu'il se présentait une bonne affaire, Roman et Salvador l'exécutaient seuls et qu'ils en gardaient le profit, après avoir remis en argent ou en billets au vicomte de Lussan la somme à laquelle lui donnaient droit les indications qu'il avait fournies; car c'était ordinairement au rôle d'indicateur que se bornaient les fonctions de ce dernier. Si par hasard ils avaient besoin de quelques hommes d'exécution pour leur donner un coup de main, ils avaient toujours le soin de se faire la part de lion.

Ce fut à cette époque, que sentant le besoin d'avoir à leur disposition un lieu dans lequel ils pussent délibérer à l'aise et cacher au besoin les objets dont ils ne voudraient pas se débarrasser de suite, Salvador et Roman louèrent le pavillon isolé de Choisy-le-Roi, dans lequel nous avons introduit le lecteur au premier chapitre de ce livre.

Quelques jours après le premier emménagement, Roman revint au pavillon accompagné de quatre domestiques qui conduisaient un fourgon de voyage, attelé de deux beaux chevaux hollandais qui furent dételés et conduits à l'écurie.

Le fourgon était chargé de tout ce qu'on n'avait pu apporter lors du premier voyage, de la batterie de cuisine, de quelques gros meubles, de paniers de vins fins et de plusieurs autres objets. Lorsque le déchargement fut opéré et que tous ces objets furent mis en place, Roman prit le chemin de fer pour retourner à Paris, et la cuisine n'étant pas encore organisée ceux des domestiques qui étaient restés au pavillon, afin de mettre la dernière main à l'arrangement de l'ameublement, furent obligés d'aller souper à l'auberge où se trouve la vieille gravure représentant le château dans toute sa splendeur dont nous avons parlé au commencement de cet ouvrage.

Après le repas, on vida quelques bouteilles du petit vin du pays, et la conversation étant devenue générale, on se mit à parler du château, et chacun désirait savoir comment il se faisait que le pavillon des gardes eût été respecté, tandis qu'on avait détruit en grande partie l'édifice principal. Un vieillard dont la physionomie pleine et colorée et l'embonpoint respectable annonçaient une santé parfaite, prit la parole à son tour et s'exprima en ces termes:

—Je suis peut-être le seul qui puisse aujourd'hui satisfaire votre curiosité; j'ai à l'heure qu'il est bien près de quatre-vingts ans, je suis né dans le château, et je n'en suis sorti qu'en 1792, je sais donc une foule de choses qui sont ignorées de tout le pays, et c'est une de ces choses-là que je vais vous raconter.

Tout le monde se rapprocha du vieillard qui prit un verre plein de vin, qu'il vida sans faire la grimace et qui continua ainsi:

«Mon père, Pierrot Coquardon, était jardinier du château; c'était un beau et grand garçon que toutes les jeunes filles du pays avaient aimé, et que les jolies marquises avaient plus d'une fois honoré de légers coups d'éventail sur la joue, ce qui ne l'empêcha pas de mourir lorsque je n'avais encore que sept ans.

»Ma pauvre mère le suivit de près dans la tombe.

»Resté seul sur la terre, j'allais être conduit a l'hospice des Enfants trouvés, lorsque le père Kerval, un vieux Breton qui était suisse du château depuis longtemps, me recueillit et me fit élever avec autant de soin que si j'avais été son enfant.

»Lorsqu'il mourut j'étais un jeune et beau gaillard, cinq pieds huit pouces, et gros à proportion, aussi je n'eus pas de peine à obtenir sa place.

»Il fallait voir quelle mine j'avais en grand uniforme, chapeau bordé, habit bleu de roi doré sur toutes les coutures, culotte de panne rouge, bas de soie de même couleur, souliers à boucles d'argent et tout ce qui s'en suit; et quelles belles épaulettes mes enfants! elles auraient fait honte à celles d'un lieutenant général des armées du roi! Aussi les jeunes filles et les jolies femmes du canton ne m'appelaient que le beau suisse l'aimable suisse; hélas! il y a longtemps de cela et je suis bien changé, du reste vous ne pouvez le voir.

»Et le vieillard, en achevant ce petit exorde, se leva afin de laisser voir à ses auditeurs ce qu'il avait conservé de sa prestance et de ses grâces d'autrefois.

»A l'époque dont je vous parle, continu-t-il en se passant la main sous le menton, il survint tout à coup dans notre belle France un grand bouleversement auprès duquel celui qui est arrivé il y a quelques années à Paris n'était vraiment rien du tout. Aussi quelque temps après la prise de la Bastille, une superbe forteresse située à l'entrée du faubourg Saint-Antoine, tous nos maîtres prirent la fuite pour aller à l'étranger rejoindre nos bons princes qui étaient partis les premiers et comme la plupart d'entre eux emmenaient leurs domestiques, je restai seul au château avec un jeune homme nommé Louis Tristan dit Brin-d'Amour, qui avait été fifre dans les gardes françaises.

»Les auteurs du bouleversement dont je viens de vous parler étaient les messieurs sans-culottes. Ils vinrent ici organiser ce qu'ils appelaient une société populaire, et ils me recommandèrent de bien garder tout ce qu'il y avait dans le château; c'était bien là, mes enfants, une recommandation inutile, car il n'y restait déjà plus rien dans ce pauvre château, les messieurs sans-culottes du pays et des villages environnants y étaient venus avant ceux de Paris; ils avaient emporté tout ce qui leur avait paru de bonne prise, puis ils avaient brûlé le reste, bu le vin et brisé les vitres et les portes.

»Les messieurs sans-culottes de Paris, qui sans doute étaient venus ici pour faire ce que leurs camarades du pays avaient déjà fait, ne parurent pas très-satisfaits de trouver la besogne achevée, et ce fut sans doute pour se venger qu'ils se mirent à tout changer ici comme ils l'avaient déjà fait à Paris.

»Il faut vous dire que ces messieurs-là ne voulaient rien laisser subsister de ce qui existait avant eux, la cocarde blanche fut remplacée par la cocarde tricolore. Il ne fut plus permis de porter de la poudre ni de se coiffer à l'oiseau royal. Un d'eux, qu'on nommait je crois Fabre d'Eglantine, un bien drôle de nom pour un sans-culotte, changea tout le calendrier; il y eut des années et des mois à la mode de la république, avec des décadis à la place du saint dimanche, et des jours complémentaires pour finir l'année, des brumaire, des nivôse, des prairial et des fructidor pour remplacer les mois, si bien qu'on ne s'y reconnaissait plus du tout; ils remplacèrent même dans l'almanach les noms des saints par des noms de fruits, de légumes et d'instruments aratoires: saint Ognon fut mis à la place de saint Louis; saint Cornichon à celle de saint Joseph; sainte Serpette à celle de sainte Madeleine et ainsi de suite. Il ne fut plus permis de se nommer Pierre, Boniface ou Nicolas, il fallut donner à ses enfants les noms des sans-culottes romains de l'antiquité, et les appeler Brutus, Horatius-Coclès ou Mutius-Scœvola; il n'y eut pas jusqu'à la bonne sainte Vierge, mère de Dieu, qu'ils voulurent ôter du paradis pour mettre à sa place la déesse de la Liberté, une certaine Théroigne de Méricourt, qui, à ce qu'on assure, n'était pas Vierge du tout.

»Les églises furent transformées en temples de la Raison, dans lesquels des prêtres, à la mode de la république, disaient des messes auxquelles on ne comprenait plus rien, et après lesquelles on dansait des sarabandes, des menuets et des courantes dans le chœur, devant le maître-autel, sur les airs de la Carmagnole et du Ça ira! de bien drôles de chansons, mes enfants, où l'on ne parlait que de tuer et d'égorger tout le monde, et d'accrocher les aristocrates aux lanternes.

»Quand je vous dis que les messieurs sans-culottes avaient tout changé, les grandes et les petites choses. Je ne vous en impose pas; ils avaient même changé les jeux de cartes; ainsi quand on jouait au piquet avec un ami, on ne disait plus quinte à l'as ou seizième à la dame, il fallait dire quinte à la Loi, ou seizième à la Liberté. Il fallait que tout le monde se dit tu et toi; il n'y avait plus de maîtres ni de valets, ceux-là étaient devenus des citoyens officieux. C'était à ce point que si par hasard madame de Pompadour, la marquise de Pompadour! Etait revenue au château, j'aurais pu lui manger dans la main et lui dire toi ni plus ni moins qu'à une vachère; enfin ils voulaient faire un nouveau soleil avec la lune et détrôner le bon Dieu comme ils avaient détrôné le bon roi Louis XVI et son auguste épouse.»

Arrivé à cet endroit de son récit, le bon père Coquardon ôta le gros bonnet de laine brune qui couvrait ses longs cheveux blancs, mouvement qui fut instinctivement imité par tous ses auditeurs.

«Les messieurs sans-culottes qui avaient fait tant de changements, continua le père Coquardon après une petite pause, n'étaient pourtant pas parvenus à changer la marche du temps qui allait toujours de même, de sorte que souvent il pleuvait lorsqu'ils auraient voulu voir luire un beau soleil pour célébrer la fête de la Raison, celle de la Liberté ou toute autre fête à la mode de la république; aussi ne pouvant s'en prendre ni à Dieu ni a ses saints qui étaient trop loin et trop haut pour qu'ils pussent les atteindre, ils passèrent leur colère sur leurs images, qu'ils firent brûler et traîner dans la boue.

»On aurait vraiment dit que tous ces messieurs de la république étaient devenus des enragés. Furieux de ne pouvoir aller détrôner le bon Père éternel dans son paradis, ils se rejetèrent sur les nobles et sur les bons prêtres; ils firent guillotiner tous ceux qu'ils purent attraper, ils espéraient, en agissant ainsi, détruire la religion et rendre tous les hommes aussi méchants qu'eux, afin de pouvoir ensuite les livrer à Satan, avec qui ils avaient, dit-ont fait un pacte; mais le bon Dieu et la sainte Vierge ont empêché ces grands crimes, et les messieurs sans-culottes ont presque tous été guillotinés à leur tour; même leur chef, M. de Robespierre, le plus méchant de tous, quoiqu'il fût toujours très-proprement couvert; habit bleu barbot, culottes jaune-serin et gilet de piqué blanc, poudré et coiffé à l'oiseau royal, le reste à l'avenant.

»Ces hommes qui avaient volé tous les biens des honnêtes gens les vendirent pour de méchants assignats à des gens qui voulaient faire fortune aux dépens de ceux à qui ces biens appartenaient. Le château de Choisy, comme bien d'autres, fut acheté par des particuliers inconnus, qui s'en allaient par toute la France achetant les châteaux qu'ils faisaient démolir pour en vendre les matériaux. A cette époque, je n'étais déjà plus suisse, on ne m'appelait plus dans le pays que le citoyen concierge, ce qui, comme vous le pensez bien, me contrariait infiniment, car on ne renonce pas facilement aux honneurs et aux dignités une fois que l'on en a possédé.

»Ces particuliers mirent tout le château en capilotade; ils firent d'abord enlever tout le plomb et tout le fer, il y en avait pour une somme double au moins de celle qu'ils avaient payée pour le tout. Enfin vint le tour du pavillon des gardes, qu'ils avaient conservé jusqu'à ce moment afin de se loger pendant la démolition.

»Les premiers coups de pioches furent donnés pour enlever une grille qui en défendait l'entrée du côté du château, et les quatre ouvriers chargés de ce travail firent un trou afin de déplacer une grosse borne qui empêchait de lever une énorme crapaudine. Après un travail pénible, la borne céda aux efforts redoublés de ces hommes, et leur laissa voir une trappe couverte d'une couche épaisse de rouille. Espérant trouver là un trésor, ils se concertèrent entre eux, et il fut convenu que pour le moment ils s'occuperaient d'autre chose, qu'ils ne parleraient à personne de leur précieuse découverte et qu'ils ne reviendraient à leur trou que la nuit, afin de l'explorer à l'aise et sans crainte d'être dérangés; ils eurent soin de recouvrir la trappe avec de la terre et des gravois, puis ils allèrent au cabaret pour célébrer, par anticipation, leur heureuse découverte.

»Chacun d'eux faisait des suppositions et bâtissait des châteaux en Espagne; ils se voyaient déjà possesseurs d'immenses trésors, et leur seule crainte était que les commissaires de la nation ne vinssent les en dépouiller; aussi il aurait fallu voir combien étaient sages les plans de conduite qu'ils se traçaient, afin de ne pas éveiller les soupçons et pour transporter à leur domicile les caisses ou la caisse qui devaient contenir le trésor qu'ils croyaient déjà posséder. Ils buvaient depuis déjà bien longtemps, et les fumées du petit vin du pays commençaient à leur obscurcir le cerveau, lorsque sonna la douzième heure de la nuit: il faut partir, dit l'un d'eux, il est temps; puis tout s'armèrent des outils et des pioches qu'ils croyaient nécessaires pour leur expédition nocturne, et ils se mirent bravement en route.

»Arrivés sur le terrain et éclairés seulement par la faible lueur d'une chandelle, ils commencèrent par débarrasser la place des gravois et de la terre qu'ils y avaient amoncelés, puis ils essayèrent de lever la trappe, mais leurs premiers efforts furent inutiles, ce ne fut qu'après un assez long travail qu'elle céda, et leur laissa voir une seconde trappe; celle-ci était fermée à l'extérieur par un énorme verrou. Ce n'était pas une petite affaire que de le tirer, ce verrou, la rouille l'avait tellement scellé dans sa gâche, qu'il paraissait impossible d'en venir à bout, aussi ce ne fut qu'à grands coups de marteaux que trois des ouvriers que le quatrième éclairait avec la chandelle qu'il tenait à la main, parvinrent à le faire glisser sur sa plaque; enfin la trappe fut ouverte. Au même moment une flamme bleuâtre sortit du gouffre béant qu'elle laissait entrevoir, et les quatre malheureux ouvriers tombèrent morts comme s'ils avaient été frappés de la foudre.

»Le lendemain matin d'autres ouvriers chargés comme ceux dont je viens de vous raconter la fin malheureuse d'enlever les plombs et les fers, trouvèrent les cadavres de leur quatre camarades dans le trou que ceux-ci avaient creusé la veille; ils n'avaient aucune blessure, on remarquait seulement sur leur visage et sur leurs mains, des traces à peu près semblables à celles que laisse l'électricité; cette mort extraordinaire jeta l'épouvante dans tout le pays, on se dit de suite que ces ouvriers avaient été frappés par le feu du ciel qui ne voyait pas sans colère la démolition de toutes les nobles demeures de la France; il est bon d'ajouter que chaque fois qu'on donnait un coup de pioche de ce côté, on entendait des gémissements sourds qui semblaient venir du caveau où les quatre ouvriers avaient trouvé la mort à la place du trésor qu'ils cherchaient; tous les habitants du pays, c'est-à-dire tous ceux qui croyaient à Dieu et qui vénéraient les saints, entendirent ces gémissements, si bien qu'à compter de ce jour, personne ne voulut plus venir démolir ce pavillon. Les nouveaux propriétaires du château avaient bien voulu me laisser occuper une petite chambre située au-dessus de l'ancienne loge du suisse, et j'avais plusieurs fois trouvé l'occasion de leur rendre quelques petits services, autant pour m'obliger, que pour ne pas blesser les gens du pays qui ne les voyaient pas déjà d'un très-bon œil, et qui s'étaient attachés à ce pavillon, par cela seulement, qu'il y revenait des esprits qui se seraient mis à courir la campagne si on les avait privé du lieu qu'ils avaient choisi pour leur domicile, ils se déterminèrent à ne point faire venir de Paris des gens qui auraient volontiers fait ce que ceux du pays ne voulaient pas faire, et à laisser subsister ce pavillon.

»Voilà, messieurs, comment il se fait que le pavillon des gardes n'a pas été démoli, on a attribué ce miracle à la puissante intercession d'un aumônier de madame de Pompadour, mort en odeur de sainteté, et qui fut dit-on enterré dans le caveau situé sous le pavillon; c'est donc ce saint aumônier qui a conservé cette habitation, et qui a tué les quatre hommes qui venaient troubler ses cendres.»

Les domestiques pour la plupart sont très-peu religieux, mais en revanche, ils sont presque aussi superstitieux que les voleurs, ceux de Salvador subissaient la loi commune, aussi le récit que venait de leur faire le père Coquardon, avait-il produit sur leur esprit une certaine impression; cependant l'un d'eux qui voulait faire l'esprit fort et le beau parleur, prétendit qu'il n'avait pas plus peur des diables que des saints aumôniers, et que si les uns ou les autres avaient du pouvoir, ils n'avaient qu'à le lui faire voir, qu'ils les attendait de pied ferme, enfin, une multitude de fanfaronnades semblables.

Cependant lorsque après avoir serré la main du vieux Coquardon, et bu le coup de l'étrier, il fallut sortir du cabaret pour retourner au pavillon, ce brave à trois poils ne voulut pas aller se coucher seul, et il s'en fut à l'écurie retrouver le cocher.

Le lendemain matin, Roman vint examiner si les instructions données par lui la veille avaient été exécutées, et si tout était bien en ordre; il n'eut que des félicitations à adresser aux domestiques qu'il avait amenés au pavillon, et il se retira très-satisfait après avoir vu que le logis était en état de recevoir bonne et nombreuse compagnie.

En effet, tant que dura la belle saison, Salvador donna des fêtes et reçut à sa maison des champs toute l'élite de la fashion parisienne; mais une fois l'hiver venu, il n'y fit plus que de rares apparitions, et seulement le soir et pour y apporter le produit de quelque vol dont il ne voulait pas se défaire de suite. C'est ainsi que dans le premier chapitre de cet ouvrage, nous l'avons vu y apporter en compagnie de Roman, les bijoux et les pierreries enlevées au malheureux joaillier Loiseau, qui venait enfin d'être dévalisé par le triumvirat, après avoir été longtemps tenu en joue.

Le lecteur se rappelle sans doute que le vicomte de Lussan n'avait voulu recevoir que dix mille francs pour sa part dans ce vol, dont l'importance était au moins de cinquante mille francs; telle était en effet la manière d'agir ordinaire de ce noble personnage, le vicomte se contentait d'une part beaucoup moins considérable que celle allouée à ses complices; mais cette part, il voulait, ainsi que nous l'avons déjà dit, la recevoir de suite et en argent ou en billets de banque.

Maintenant que nous sommes revenus à notre point de départ, nous reprendrons où nous l'avons laissé notre récit, qui ne sera plus interrompu que lorsque nous aurons à apprendre à nos lecteurs ce qui arriva à Servigny, du moment où il quitta Salvador et Roman après la lutte contre les gendarmes de la brigade de Beausset, jusqu'à celui ou nous le retrouverons.

Un personnage (Ronquetti, dit le duc de Modène), dont déjà plusieurs fois nous avons prononcé le nom, et que nous n'avons pas encore mis en scène, sera chargé d'apprendre à nos lecteurs les événements qui, des îles d'Hyères, où Silvia fit la connaissance de Beppo, la conduisirent au grand théâtre de Marseille.

Si maintenant le lecteur veut bien nous suivre, nous le conduirons rue Saint-Lazare, près celle de Saint-Georges, et nous le prierons d'entrer dans l'hôtel du comte de Neuville, où nous retrouverons la comtesse Lucie de Neuville et Laure de Beaumont qui sans doute n'ont pas été oubliées.

FIN DU TROISIÈME VOLUME.

LES VRAIS MYSTÈRES DE PARIS.

LES

VRAIS MYSTÈRES

DE PARIS,

PAR VIDOCQ.

TOME QUATRIÈME.

colophon

BRUXELLES,

ALPH. LEBÈGUE ET SACRÉ FILS,

IMPRIMEURS-ÉDITEURS.

1844

LES VRAIS

Mystères de Paris

bar

I.—Mathéo.

Ainsi que nous l'avons dit, la comtesse Lucie de Neuville ne put rien apprendre du domestique que Salvador avait chargé de lui remettre le petit paquet contenant le carnet qu'elle avait perdu chez la Sans-Refus et le petit billet armorié qui l'accompagnait.

La remise de ce carnet prouvait à la comtesse que ses conjectures étaient en partie fondées. Ainsi, il était certain que l'homme qui lui avait d'abord causé tant de frayeur, était un homme du monde, et qu'elle le rencontrerait probablement au premier jour, s'il fallait croire les termes du billet qu'elle venait de recevoir.

Laure, qui jusqu'à ce moment avait cherché par tous les moyens possibles à calmer les crainte de son amie, commençait à les partager; cependant dans la crainte d'augmenter l'anxiété de la comtesse qui, depuis quelques instants, paraissait ensevelie dans de profondes et tristes réflexions, elle ne voulait rien laisser paraître.

—Il y a vraiment dans tout ceci quelque chose d'inexplicable, dit enfin Lucie qui, plusieurs fois déjà, avait commenté les termes du petit billet qu'elle tenait entre ses mains. Si ce billet, comme tout paraît l'annoncer, a été écrit par un homme de bonne compagnie, pourquoi ne l'a-t-il pas signé? pourquoi cet homme se trouvait-il dans un pareil lieu, couvert d'un costume qui n'est pas celui de sa classe? pourquoi, avant d'avoir vu quelle était la personne à laquelle il s'adressait, a-t-il employé pour me parler un langage inqualifiable?

Laure, qui avait écouté la comtesse avec beaucoup d'attention, se leva tout à coup du siége sur lequel elle était assise, et frappant ses mains l'une contre l'autre:

—Mais qui te dit, s'écria-t-elle, que cet homme qui t'a tant effrayée est bien celui qui viens de t'envoyer ton carnet? ce carnet ne peut-il pas être tombé entre les mains d'une autre personne, par exemple, entre celles de l'une des personnes que tes cris avaient attirées dans cette caverne au moment où nous nous sommes sauvées.

—Tu te trompes, ma chère Laure, répondit la comtesse, ce billet que j'ai lu plus de dix fois a été bien certainement écrit par l'homme dont je te parle; les termes dans lesquels il est conçu le prouvent de reste.

Et Lucie lut à son amie le billet en question, en accompagnant chaque ligne de commentaires qui prouvaient qu'elle ne se trompait pas.

Laure fut enfin forcée de se rendre à l'évidence.

—En effet, dit-elle, ce billet, je le crois maintenant, a été écrit par cet homme; mais, après tout, que dois-tu craindre? rien ne t'oblige à cacher les circonstances qui t'ont amenée dans cette maison. Ainsi, en admettant que cet homme ait quelques mauvais desseins, je ne crois pas que tu aies grand sujet de le craindre.

Lucie allait répondre à son amie, lorsque Paolo annonça le docteur Mathéo. La comtesse donna l'ordre de le faire entrer.

Le docteur paraissait beaucoup plus vieux qu'il ne l'était en réalité, il n'était âgé que de trente-cinq ans environ, et cependant son crâne était presque entièrement nu, et les rares cheveux noirs qui couvraient encore la partie postérieure de sa tête, étaient semés de quelques fils argentés. Les chagrins, les remords ou l'étude avaient creusé de profonds sillons sur son visage, qui presque toujours paraissait couvert de sombres nuages. Cependant au total, le docteur Mathéo n'était pas un homme disgracieux d'aspect; il s'exprimait avec élégance et facilité, et grâce à son profond savoir et à la rigidité de ses mœurs depuis cinq ans qu'il s'était fixé à Paris, où il était venu s'établir après avoir quitté le service de la marine, dans lequel il avait été employé assez longtemps et où il avait commencé sa carrière, il s'était acquis une clientèle composée des gens les plus comme il faut et qui lui était excessivement attachée.

Après avoir levé l'appareil qu'il avait posé la veille sur la blessure de la comtesse, blessure assez légère du reste et qu'il trouva en bon état, il allait se retirer après avoir échangé avec elle les banalités ordinaires, lorsque Lucie, qui tenait encore à la main le petit billet qu'elle venait de recevoir, lui demanda s'il connaissait le nom de la personne à laquelle appartenaient les armoiries du cachet.

—Je ne puis quant à présent vous satisfaire, répondit le docteur après avoir attentivement examiné le cachet; mais, si comme l'indique du reste l'aspect de ces armoiries, elles appartiennent à une ancienne famille, il ne sera pas difficile de savoir ce nom, et pour peu, madame la comtesse, que cela puisse vous faire plaisir, je me chargerais très-volontiers de vous le découvrir.

Lucie, poussé par une curiosité qu'elle ne pouvait s'expliquer à elle-même, voulait absolument découvrir ce qu'elle ignorait encore, elle répondit donc au docteur qu'il lui rendrait un important service s'il parvenait à découvrir le nom de la personne à laquelle appartenait le cachet, qu'elle enleva de la lettre sur laquelle il était apposé afin de le lui remettre; elle ajouta même que, si après l'avoir découvert, il voulait bien l'informer de ce qu'était cette personne, de sa position dans le monde, enfin de tout ce qui pouvait servir à se former une opinion sur son compte, il l'obligerait infiniment.—Ce que vous me demandez ne sera pas bien difficile, ajouta Mathéo. Je découvrirai infailliblement le nom de la personne en question en consultant soit l'Armorial de France, soit le Trésor des Chartres, soit le collége héraldique, le reste ira tout seul et je serai charmé d'avoir trouvé cette occasion de vous être agréable.

La comtesse, depuis qu'elle savait que le docteur allait s'occuper de percer l'espèce de mystère qui enveloppait l'événement qui venait de lui arriver, était beaucoup plus calme; elle songea alors à lui demander des nouvelles de la pauvre Eugénie de Mirbel, à laquelle, d'après les ordres qu'elle lui avait donnés lorsqu'il était venu poser le premier appareil sur sa blessure, il avait dû déjà rendre visite. Mathéo lui apprit que cette jeune fille avait passé une assez bonne nuit, et qu'il pouvait lui donner l'assurance qu'elle recouvrerait la santé; il croyait même qu'elle pouvait, dès ce moment, être transportée sans inconvénients dans une maison de santé.

Lucie avait d'abord eu l'intention de placer sa malheureuse amie dans un de ces établissements; mais elle se dit que, puisqu'elle voulait faire une bonne action, il fallait que cette bonne action fût complète, et qu'elle ferait beaucoup mieux de faire louer et meubler pour son amie un petit logement dans lequel elle serait transportée de suite, et où, grâce à de bons soins, elle se rétablirait bien plus promptement. Ensuite, aidée de ses secours qui ne lui manqueraient pas, car elle connaissait assez bien le noble cœur de son mari, pour être certaine d'avance qu'il approuverait tout ce qu'elle ferait, Eugénie, pourrait attendre qu'elle se fût, en utilisant les nombreux talents qu'elle possédait, créé une position indépendante.

—Je regrette beaucoup de ne pouvoir sortir, dit-elle après avoir fait connaître ses intentions au docteur qui les approuva sans réserve; je me serais occupée de suite de cette affaire, car ma pauvre amie ne peut pas rester plus longtemps dans l'affreux galetas où elle se trouve maintenant, et je ne puis charger de ces démarches aucunes des personnes que je connais, qui sont toutes du monde dans lequel a vécu mademoiselle de Mirbel, et qui presque toutes la connaissent.

—Si vous me jugez digne de votre confiance, je me chargerai bien volontiers de toutes ces démarches, que vous ne pourriez faire que dans quelques jours, répondit le docteur. Je n'ai pas l'honneur de connaître mademoiselle de Mirbel, mais je crois cependant qu'elle est tout à fait digne de ce que vous voulez faire pour elle, et je serais heureux de m'associer, autant du moins que vous voudrez bien me le permettre, à une aussi bonne action.

—Je vous reconnais bien là, docteur, dit la comtesse, vous n'êtes avare ni de votre temps, ni même à ce qu'on assure de votre bourse, lorsqu'il s'agit d'être utile à quelqu'un.

—Je fais tout ce qui m'est possible pour me faire pardonner par Dieu les fautes que j'ai pu commettre, répondit le docteur, dont le front s'était couvert d'un sombre nuage, lorsque la comtesse de Neuville lui avait adressé les quelques paroles que nous venons de rapporter.

—Savez-vous, M. Mathéo, ajouta Laure qui avait recouvré toute l'aimable gaieté de son caractère depuis que son amie paraissait plus tranquille, savez-vous, qu'à vous voir quelquefois si triste, vous que tout le monde estime et aime, et qui n'avez pas a vous plaindre de la fortune qui vous traite, à ce qu'on assure, en enfant gâté, il serait permis de croire que vous avez commis quelques grandes fautes et que vous êtes tourmenté par les remords.

Les paroles de Laure venaient, sans qu'elle s'en doutât de soulever un violent orage dans le cœur du docteur Mathéo, et l'expression d'un amer découragement passa rapide sur son visage.

—A Dieu seul, dit-il, appartient le droit de m'apprendre si quelques-unes des actions de ma vie sont ou ne sont pas de grands crimes. Mais nous nous laissons entraîner bien loin du sujet qui devrait nous occuper, ajouta-t-il, en faisant un effort pour sourire.

—Sans doute, reprit Laure, en riant de bon cœur; mais croyez-le bien, monsieur le docteur, je n'ai jamais cru que vous étiez un grand criminel; j'ai voulu seulement vous faire un peu la guerre, parce que je ne veux pas que vous soyez toujours aussi triste, et que je suis fâchée de ce que vous nous négligez pour d'autres clients.

Laure, en achevant ces mots, avait adressé à son amie un regard d'intelligence.

—Laure a raison, ajouta la comtesse de Neuville: vous nous négligez, M. le docteur.

—Je ne vous comprends pas, madame la comtesse.

—Je veux dire que, comme vous consacrez tout votre temps aux pauvres malades, il ne vous en reste pas pour ceux de vos clients qui ont le malheur d'être riches.

—J'en trouverai madame, daignez en être persuadée pour faire tout ce qui pourra vous être agréable.

Et le docteur Mathéo sortit après avoir promis aux deux dames qu'il allait de suite et activement s'occuper des missions dont elles l'avaient chargé.

Le lendemain il revint chez la comtesse, qui l'attendait avec la plus vive impatience.

—Eh bien? lui dit elle aussitôt qu'il eût été introduit dans le petit salon où elle se trouvait alors avec Eugénie?

—Votre amie, madame la comtesse, répondit le docteur Mathéo, est maintenant dans un logement petit, mais sain et commode, et j'ai laissé près d'elle, pour lui donner les soins qui lui sont encore nécessaires, une garde sur laquelle je crois pouvoir compter; car elle paraît aimer beaucoup mademoiselle de Mirbel qui, de son côté, lui est très-attachée, puisqu'elle n'a pas voulu s'en séparer: c'est cette même vieille femme, m'a-t-elle dit, qui a apporté ici la lettre qui vous a appris le sort malheureux de votre amie. J'ai dit à mademoiselle de Mirbel pourquoi vous n'alliez pas la voir, elle a paru très-affligée de l'accident qui vous était arrivé; mais lui ayant donné l'assurance que cet accident n'avait rien de grave, et que d'ici à très-peu de jours vous pourriez sortir sans inconvénient, elle s'est tranquillisée. Du reste, j'ai maintenant la conviction qu'il ne faut plus à mademoiselle de Mirbel, pour achever de se guérir, que du calme et des soins qui, grâce à vous madame la comtesse, ne lui manqueront pas.

—Ainsi, dit Laure, cette pauvre Eugénie n'est plus dans cette vilaine petite chambre si nue et si délabrée?

—Elle ne manque de rien, reprit Lucie; vous avez pourvu son logement de tout ce qui était nécessaire?

Et comme le docteur répondait que pour faire convenablement les choses, il n'avait eu besoin, que de suivre à la lettre les instructions de sa cliente:

—Oh! c'est qu'il y a une foule de choses qui sont nécessaires à une femme et auxquelles un homme ne pense jamais; ainsi je parie que vous n'avez pas pensé à un berceau pour sa petite fille.

—Vous vous trompez, madame la comtesse, à l'heure qu'il est, la petite fille de votre amie dort bien paisiblement dans le plus joli berceau qui se puisse imaginer.

—C'est bien, bon docteur, c'est bien, ajouta Laure en tendant sa jolie petite main au docteur Mathéo qui la prit dans les siennes, et dont une larme qu'il ne put parvenir à cacher, vint mouiller les paupières.

—Pourquoi, lui dit Lucie, cherchez-vous à nous cacher cette larme qui est la preuve de la sensibilité de votre cœur, les hommes sont-ils ainsi faits, que lorsqu'ils éprouvent un bon sentiment, ils craignent que l'on ne s'en aperçoive.

Le docteur ne releva pas cette observation de la comtesse de Neuville; ainsi que cela lui arrivait souvent, il demeura quelques instants enseveli dans une profonde tristesse.

—Allons, Lucie, dit Laure, ne vas-tu pas maintenant faire la guerre à ce bon docteur qui s'est donné tant de peine pour nous obliger.

—Ah! qu'à Dieu ne plaise, s'écria la comtesse, mais je suis si heureuse de savoir que notre pauvre amie est maintenant tout à fait hors de danger, et qu'elle ne manque de rien, que je ne sais plus ce que je dis.

—Je voudrais être mariée, dit tout à coup Laure d'un ton délibéré.

—Eh pourquoi! grand Dieu, s'écria la comtesse, n'est-tu pas heureuse auprès de moi, que tu es si pressée de me quitter?

—Je ne dis pas cela, mais si j'étais mariée je pourrais aller, venir, sans que cela parût extraordinaire, et je trouverais bien moi, qui ne suis pas blessée, un moment pour aller voir la pauvre Eugénie de Mirbel.

La comtesse prit dans ses deux mains la tête de son amie qu'elle embrassa au front:

—Ecoute, lui dit-elle, après cette douce étreinte, le docteur m'assure que dans deux ou trois jours, je pourrai sortir, et tu devines que ma première visite sera pour notre amie; eh! bien je te promets que tu viendras avec moi.

—Bien vrai! s'écria, Laure, oh! que tu es bonne, ma chère Lucie, et la jeune fille rendit avec usure à son amie, les caresses qu'elle venait d'en recevoir.

Ni Laure, ni la comtesse ne parlaient au docteur de la seconde commission dont il avait été chargé; ces deux charmantes femmes étaient heureuses du bien qu'elles avaient pu faire, et le plaisir qu'elles éprouvaient leur faisait oublier l'objet qui, deux jours auparavant, piquait si vivement leur curiosité.

—Croyez-vous par hasard, que j'ai négligé l'une des deux missions que vous m'aviez confiées, que vous ne me parlez pas de ceci? dit le docteur en tirant le cachet de son portefeuille.

—C'est vrai, docteur, répondit la comtesse de Neuville, mais je suis heureuse de savoir que mon amie est hors de danger est un peu moins malheureuse, que j'en oublie mes propres contrariétés; eh bien, savez-vous à quelle famille appartiennent les armoiries de ce cachet?

—Ces armoiries sont celles d'une très-noble et très-ancienne maison de la Provence, de la maison de Pourrières, et il est certain que ce cachet a été apposé par M. le marquis Alexis de Pourrières, le seul membre qui existe encore aujourd'hui.

C'est singulier, se dirent en même temps Laure et Lucie de Neuville, et elles échangèrent un regard d'intelligence, traduction fidèle de leurs pensées.

—Et sait-on quelle espèce d'homme c'est, que ce marquis de Pourrières?

—Le marquis de Pourrières, s'il faut croire plusieurs de mes clients auxquels je n'ai pas le droit de suspecter la bonne foi, est un gentilhomme aussi noble de cœur que de souche, il est venu se fixer à Paris il y a deux ans environs, et de suite, grâce aux recommandations qu'il avait apportées de sa province, il a été admis dans les meilleurs salons; il était lorsqu'il quitta la Provence, commandant de la garde nationale de son canton, membre du conseil-général de son département, chevalier de la Légion d'honneur; et venait d'être nommé auditeur au conseil d'Etat; il est riche, jeune encore, et il peut, dit-on, prétendre à tout. Pendant quelque temps, il a été très-chagrin de la perte qu'il a faite d'une dame qu'il devait épouser; à ce qu'on assure, cette dame que l'on nommait la marquise de Roselly, est disparue sans que l'on ait jamais pu savoir ce qu'elle était devenue; les démarches que le marquis de Pourrières a faites et fait faire, les recherches de la police ont été inutiles; comme je viens d'avoir l'honneur de vous le dire; le marquis pendant assez longtemps, a été très-affligé, mais maintenant il est, sinon tout à fait, du moins à peu près consolé; on ajoute qu'il a l'intention de se marier, ce qui ne lui sera pas difficile, car il n'est pas un père qui ne soit heureux d'accorder la main de sa fille à un aussi galant homme.

Tout ce que venait de dire le docteur, avait plongé Lucie et Laure dans le plus profond étonnement, ainsi; cet homme, si noble de race et de caractère, si riche, si bien posé dans le monde, la comtesse l'avait rencontré dans un des lieux les plus infâmes de la capitale; il y paraissait très à son aise, et il était vêtu d'un costume en harmonie parfaite avec le ton, les manières et le langage qui avaient été les siens pendant un certain laps de temps, c'était là un étrange mystère, mystère auquel Lucie se trouvait mêlée, et qu'il était de son intérêt, (du moins elle le croyait), de chercher à pénétrer; Laure de son côté, bien qu'elle n'attachât pas à cet événement autant d'importance que son amie, n'aurait pas non plus été fâchée de voir ce singulier marquis qui courait les rues de Paris vêtu d'un costume qui, suivant elle, devait le rendre laid à faire peur.

Les deux femmes dominées toutes deux par le même sentiment, la curiosité, et quelle est la fille d'Eve, qui, quelles que soient les qualités qu'elle possède, n'est pas quelque peu curieuse, se regardaient toutes deux en silence.

Laure fut la première qui rompit la glace.

—Je devine, dit-elle à son amie, ce que tu n'oses me dire? tu as envie de me demander s'il faut confier à notre bon docteur l'événement de la rue de la Tannerie.

Lucie fit un signe affirmatif.

—Eh! bon Dieu! je n'y vois pas d'inconvénient, cet événement pouvait arriver à tout le monde, et il n'y a rien dans tout ceci que tu doives cacher; tu feras bien, après tout, de prendre les conseils d'un homme qui nous porte assez d'intérêt pour nous rendre service si cela est nécessaire, et qui a assez d'expérience pour te dire si tu as raison de t'inquiéter, ou si tu te fais un monstre d'une chimère.

La comtesse de Neuville, sentait que son amie avait raison, cependant ce ne fut qu'après avoir hésité quelques instants, qu'elle se détermina à raconter au docteur Mathéo, ce qui lui était arrivé deux jours auparavant, dans le cabaret de la Sans-Refus, à la suite de la blessure qu'elle s'était faite en sortant de chez Eugénie de Mirbel.

Le docteur, qui avait écouté la comtesse avec beaucoup d'attention, lui répondit qu'en définitive, elle ne devait pas craindre les suites de cet événement, et il ajouta, qu'il n'était pas probable, que l'homme dont, pendant quelques instants elle avait eu à se plaindre, et le marquis de Pourrières fussent le même individu.

—Vous venez de me dire, ajouta-t-il, qu'au moment où, accompagnée de votre amie, vous vous étiez échappée de ce repaire, vos cris y avaient attirés plusieurs personnes, n'est-il pas possible que le marquis de Pourrières se soit trouvé parmi elles, et que ce soit lui qui ait ramassé votre carnet et vous l'ait envoyé?

Et comme la comtesse ayant à ce moment à défendre son opinion contre le docteur et contre son amie, qui, s'étant rangée à l'opinion de ce dernier, persistait à soutenir que l'homme au costume de marinier et le marquis de Pourrières étaient un seul et même individu, puisque c'était ce dernier qui lui avait envoyé le carnet, le docteur, ajouta:

—Ecoutez, madame la comtesse, si vraiment c'est le marquis de Pourrières que vous avez rencontré dans ce cabaret; et vous en paraissez si convaincue que je n'ai plus le droit d'en douter; il y a effectivement dans cet événement quelque chose de mystérieux, qu'il est bon d'éclaircir; puisque cet homme vous a si vivement frappée, vous devez vous rappeler ses traits, essayez de me les décrire, j'irai chez le marquis de Pourrières... sous le premier prétexte venu, car il ne faut pas que votre nom soit prononcé dans tout ceci, et je vous dirai ensuite si vos conjectures sont ou non fondées.

—Ainsi, reprit la comtesse, vous croyez que vous pouvez sans qu'il en résulte rien de désagréable, ni pour vous, ni pour moi, aller comme cela sans motif chez ce marquis de Pourrières?

—Je vous répète, madame, que votre nom ne sera pas prononcé, vous n'avez donc absolument rien à redouter; quant à ce qui me regarde, ne vous en mettez pas en peine, nous autres docteurs nous avons le privilége de pouvoir nous introduire partout sans exciter de soupçons.

La comtesse décrivit alors au docteur l'homme qu'elle croyait être le marquis de Pourrières, et dans le portrait qu'elle en fit, elle s'attacha à peindre, la régularité et la beauté des traits de son visage, le timbre flatteur de sa voix, et la parfaite élégance de ses manières lorsqu'il eut changé de ton et de langage.

Le docteur écoutait attentivement la comtesse de Neuville, qui sans s'en apercevoir se servait d'expressions qui semblaient indiquer que cette rencontre ne la préoccupait si vivement, que parce que l'homme dont elle parlait avait vivement impressionné son esprit.

Les femmes sont pour la plupart ainsi faites, douées d'une imagination à la fois plus riche et plus active que celle des hommes, elles doivent naturellement se sentir attirées vers tout ce qui sort des limites de l'ordinaire, aussi n'est-il pas rare de les voir éprouver pour des hommes placés à cent lieues du monde qu'elles habitent un sentiment vague de sympathie, qui ne tarde pas à se transformer en un sentiment plus tendre et d'une nature plus déterminée, lorsque des événements imprévus ne viennent pas se jeter à la traverse et apporter un nouvel aliment à l'activité incessante de leur imagination.

Le docteur Mathéo, ne sortit de chez la comtesse de Neuville que pour se rendre chez le marquis de Pourrières, dont il se procura facilement l'adresse.

Lorsqu'il se fit annoncer, Salvador et Roman étaient ensemble dans le cabinet que nous connaissons déjà.

Ce nom: le docteur Mathéo, prononcé par le domestique chargé d'annoncer les personnes qui demandaient à être introduites, fit faire à Salvador et à Roman un soubresaut sur les siéges qu'ils occupaient, ils se regardèrent quelques instants sans parler. Salvador fut le premier à rompre le silence.

—Le docteur Mathéo, dit-il, que penses-tu de cette visite, serait-ce par hasard, le Mathéo que nous connaissons?

—C'est probable, ce nom-là n'est pas commun.

—Ainsi tu crois que nous sommes découverts?

—Je le crains; mais après tout nous n'avons rien à redouter: si Mathéo connaît une partie de nos secrets, nous connaissons tous les siens.

—Faites entrer, dit Salvador au domestique: nous allons savoir de suite, continua-t-il en s'adressant à Roman, si nous devons craindre les résultats de cette visite.

Mathéo introduit dans le cabinet, reconnut d'abord Roman qu'il connaissait plus particulièrement et depuis beaucoup plus longtemps que Salvador, qu'il n'avait vu que pendant le séjour assez court de ce dernier au bagne de Toulon. Il éprouva d'abord un tel saisissement que pendant quelques instants il n'eut pas la force de prononcer une parole; de Roman, ses regards se portèrent sur Salvador, qu'il examina attentivement et qu'il ne tarda pas à reconnaître, malgré les changements que les années avaient apportées dans sa physionomie et la couleur de ses cheveux, qui ainsi que le lecteur le sait déjà étaient devenus noirs de blonds qu'ils étaient auparavant.

L'étonnement manifesté d'abord par le docteur, n'avait pas échappé aux deux amis; ils en conclurent naturellement que lorsqu'il s'était présenté chez le marquis de Pourrières, il ne venait pas y chercher les deux forçats dont il avait facilité l'évasion quelques années auparavant; mais maintenant ils étaient reconnus, ils n'en pouvaient plus douter, la feinte était donc inutile. Hâtons-nous de dire cependant qu'ils ne craignaient que peu les résultats de cette découverte, attendu que Mathéo, en admettant que ce fût son intention, ne pouvait les perdre sans se perdre lui-même. Ils crurent donc devoir aborder la question, et ce fut Roman qui, après avoir consulté Salvador du regard, adressa le premier la parole au docteur Mathéo.

—Eh bien, mon vieil ami, dit-il, lorsque tu te faisais annoncer chez M. le marquis de Pourrières, tu ne t'attendais pas à rencontrer chez ce noble gentilhomme d'aussi anciennes connaissances.

—Il est vrai, répondit le docteur qui n'était pas tout à fait remis de la surprise qu'il avait éprouvée, il est vrai; et cédant à un mouvement de désespoir qu'il ne put réprimer, le docteur laissa tomber sa tête entre ses mains.

—Est-ce que par hasard il serait devenu vertueux! dit Roman à voix basse, en montrant à Salvador le docteur Mathéo qui paraissait profondément accablé.

—Il faut voir, répondit celui-ci.

—Eh bien, Mathéo, reprit Roman, tu ne nous dis rien, on croirait vraiment que tu es fâché de nous avoir rencontrés?

—C'est vrai, répondit le malheureux docteur, je ne vous dis rien; mais j'avoue que j'ai été si étonné de vous rencontrer ici, que la surprise m'a d'abord privé de l'usage de la parole, et puis ce nouveau nom sous lequel Salvador est connu maintenant...

—Ce nom est le mien, s'écria Salvador.

—Oh! je ne dis pas le contraire, répondit le docteur, je crois cependant que je ne puis dire à celui que j'ai connu sous le nom de Salvador, ce qui n'était destiné qu'au marquis de Pourrières. Il ne me reste plus qu'à me retirer; Roman sait des secrets qui peuvent me perdre et que sans doute il vous a confiés... Vous êtes donc les deux seuls hommes au monde que je doive craindre; mais si ma vie est entre vos mains, votre liberté est entre les miennes; nous n'avons donc pas besoin de nous faire de mutuelles promesses, l'intérêt que nous avons à nous ménager réciproquement répond à l'un de l'autre. Nous avons, vous et moi, par les moyens qui nous ont paru les plus convenables, conquis chacun une position élevée dans le monde, allons donc chacun de notre côté sans chercher à nous rencontrer de nouveau, et que Dieu nous conduise tous dans la voie que nous avons prise.

—En achevant ces mots, Mathéo se levait pour sortir.

Je crois que tu avais raison, dit Salvador à Roman, tandis qu'il se dirigeait vers la porte, il est devenu vertueux, très-vertueux même, mais laisse-moi seul avec lui, il faut absolument que je connaisse le motif qui l'amenait ici. Restez, dit-il en élevant la voix, et en s'adressant à Mathéo qui n'avait pas entendu ce qu'il venait de dire à Roman, restez Mathéo, j'ai besoin de vous parler, et sur un signe qu'il lui fit, Roman se retira.

—Ecoutez, Mathéo, dit Salvador lorsqu'il se trouva seul avec le docteur, je ne veux pas que vous me quittiez en emportant l'idée que les leçons du passé ont été perdues pour moi: vous savez quelles sont les fautes qui m'avaient conduit au bagne de Toulon, et comment, grâce à votre concours, que vous accordâtes à Roman plutôt qu'à moi, je parviens à m'échapper. Poursuivis activement après l'événement du Beausset, nous fûmes forcés de nous réfugier dans la forêt de Cuges, et de nous affilier à la bande commandée par les frères Bisson.

Ce ne fut qu'après de nombreuses traverses que je parviens à quitter la France. Après deux années passées hors du territoire, ayant appris la mort de mon père, qui avait toujours ignoré les fautes ou plutôt les crimes que j'avais commis, car c'était heureusement sous un nom supposé que j'avais été condamné, je me hâtai d'affermer mes terres, et lorsque j'eus mis toutes mes affaires en ordre je vins me fixer à Paris, et par une conduite exemplaire, j'ose le dire, je tâchai de me faire oublier à moi-même les crimes de ma vie passée, lorsque je fis la rencontre de Roman que j'avais quitté après la mort singulière de tous les hommes qui composaient la bande des frères Bisson. Arrivé à cet endroit de son récit, Salvador s'arrêta quelques instants et regarda fixement Mathéo dont le front était inondé de sueur, et qui se troubla visiblement.

—Roman était malheureux, continua Salvador sans paraître s'apercevoir du trouble de son auditeur, je devais le craindre, et il me promettait de se bien conduire à l'avenir; toutes ces raisons me déterminèrent à le recevoir chez moi et à lui donner la place d'un majordome que je venais de perdre, mais je dois le dire, depuis qu'il vit avec moi je n'ai eu qu'à me louer de ses services. Vous voyez donc, mon cher Mathéo, par mon exemple, par celui de Roman, par le vôtre même, ajouta Salvador en baissant la voix, qu'après avoir commis de grandes fautes, il est encore possible de suivre la bonne voie.

—Je ne sais, répondit Mathéo quel est le motif qui vous a engagé à me faire cette confidence, cependant je vous crois, j'ai besoin de vous croire, mais puisque vous paraissez tenir à me convaincre, dites-moi ce que vous faisiez, il y a trois jours, vêtu d'un costume qui n'est pas le vôtre, dans un des plus infâmes bouges de la capitale?

Cette question, à laquelle il ne s'attendait pas, étonna singulièrement Salvador. Mathéo était-il au courant des événements de sa nouvelle existence, et devait-il continuer de feindre? il prit ce dernier parti, c'était le plus sûr, et il serait toujours temps de l'abandonner si cela devenait nécessaire.

—Je ne sais comment vous avez pu savoir, dit-il, qu'il y a trois jours vêtu comme vous le dites, d'un costume qui n'est pas le mien, j'étais dans un mauvais lieu de la rue de la Tannerie; quoi qu'il en soit, je ne veux pas le nier. Il y a quelques jours donc, je sortis à pied par hasard, et je fus abordé par un homme qui était en même temps que moi au bagne de Toulon, dans la salle nº 3. Cet homme m'avait reconnu, malgré toutes les précautions que j'ai prises pour rendre ma physionomie méconnaissable. Je craignais qu'il ne voulût me suivre afin de connaître mon adresse et de pouvoir me tenir à sa discrétion. Il n'en fit rien, il m'aborde au contraire humblement; il me dit qu'il était très-malheureux, et que cependant jusqu'à ce moment il n'avait pas voulu voler, mais qu'il était poussé dans ses derniers retranchements, et que le soir même, aidé de plusieurs individus qu'il devait retrouver dans un lieu qu'il me désigna, il devait commettre un vol. Je voulais arracher ce malheureux au sort funeste qui l'attendait s'il commettait ce nouveau crime, et comme je n'avais pas sur moi une somme assez forte pour le mettre à l'abri du besoin jusqu'à ce que son travail lui eût procuré des moyens d'existence honorable, je lui donnai rendez-vous pour lui remettre la somme que je lui destinais. Voilà l'explication toute simple de ma présence dans l'établissement de la rue de la Tannerie et de mon déguisement.

Mathéo était un peu plus tranquille depuis qu'il avait entendu Salvador, les explications que venait de lui donner celui-ci n'étaient pas dénuées de vraisemblance, et, moins que tout autre, du reste, il pouvait en contester la réalité.

Salvador, cependant, ne savait pas encore quelles étaient les raisons qui avaient amené le docteur Mathéo chez le marquis de Pourrières, et c'était là l'objet qui l'intéressait le plus.

—Maintenant, mon cher Mathéo, dit-il, vous me direz sans doute ce qui vous amenait chez moi.

Mathéo, poussé dans ses derniers retranchements, ne savait plus trop ce qu'il devait faire, il ne pouvait guère, après les confidences que venait de lui faire Salvador, refuser de le satisfaire, et il lui en coûtait de parler de madame de Neuville à un homme contre lequel il ne pouvait s'empêcher de conserver quelques préventions; cependant dans l'intérêt même de sa cliente, il était nécessaire qu'il sût quel était le mobile qui avait fait agir Salvador lorsqu'il avait écrit le petit billet qu'il avait envoyé à madame de Neuville, billet au moins inutile, s'il avait voulu se borner à lui envoyer ce qu'elle avait perdu, et s'il n'avait pas conservé l'intention d'entrer en relations avec elle. Il se détermina donc à parler de cette dame à Salvador.

Nous croyons que le moment de faire connaître à nos lecteurs les événements de la vie du docteur Mathéo, qui se rattachent à notre histoire, est maintenant arrivé.

Mathéo était âgé de seize ans à peine, lorsque son père, qui exerçait à la cité de La Valette, île de Malte, la profession de médecin, commit un crime, à la suite duquel il fut forcé d'abandonner cette ville pour échapper aux poursuites qui étaient dirigées contre lui. Cet homme était le plus infâme scélérat qu'il soit possible d'imaginer, et le crime qu'il avait commis avait été accompagné de circonstances si affreuses qu'il était certain d'avance que le gouvernement anglais demanderait son extradition aussitôt que le lieu où il porterait ses pas serait connu, et, qu'elle serait accordée sans la moindre difficulté.

Il était arrivé dans les environs d'Aix avec beaucoup de peine et en ne marchant que la nuit, car il n'avait pas eu le temps de se munir des papiers de sûreté, et il craignait à chaque instant de tomber entre les mains de la gendarmerie. Cependant, il ne se trouvait pas en sûreté dans cette partie de la France, il voulait gagner un des petits ports de la Méditerranée, où il chercherait les moyens de s'embarquer, ce qu'il ne croyait pas impossible, attendu qu'il ne manquait pas d'argent, lorsqu'il tomba ainsi que son fils, qu'il avait amené avec lui entre les mains de deux des bandits qui infestaient à cette époque la forêt de Cuges, qui les dépouillèrent de tout ce qu'ils possédaient et les conduisirent à leurs chefs, les frères Bisson, riches cultivateurs du département des Bouches-du-Rhône, qui cumulaient les deux professions d'agriculteurs et de voleurs de grands chemins.

Il devait la vie à son fils, qui s'était plusieurs fois jeté au devant des couteaux dirigés contre la poitrine de son père, et dont le courage et l'extrême jeunesse avaient fini par intéresser les deux voleurs, qui, ne pouvant se décider à assassiner un enfant, l'avaient amené à leurs chefs afin qu'ils décidassent de son sort. Le père avait profité de l'espèce de sursis accordé au fils, et quelques minutes après ils étaient tous deux devant les frères Bisson de Trets.

Deux scélérats se trouvaient être les arbitres du sort d'un troisième scélérat. Entre gens de même étoffe, il est facile de s'entendre. Le Maltais avait compris de suite qu'il n'y avait pour lui qu'un moyen de se tirer de ce mauvais pas, c'était de proposer aux frères Bisson de s'enrôler dans la bande qu'ils commandaient; il n'hésita pas: et pour leur donner la preuve qu'il était digne de faire partie de leurs gens, il leur fit la confidence du crime qu'il venait de commettre, crime si horrible que les frères Bisson, dont les mains plusieurs fois déjà avaient été teintes de sang humain, en furent presque épouvantés. Cependant on ne pouvait refuser un collaborateur auquel des antécédents semblables permettaient d'accorder une confiance illimitée, et que sa profession (Mathéo avait eu soin d'apprendre à ses chefs futurs qu'il était médecin), mettait à même de rendre d'importants services à la troupe, il fut donc agréé à l'unanimité.

Le fils Mathéo, trop jeune encore pour comprendre toute l'infamie du métier que venait d'adopter son père, qui lui avait fait croire qu'il n'avait quitté l'île de Malte que parce qu'il avait prit part à une conspiration qui venait d'être découverte, suivit la fortune de l'auteur de ses jours, et pendant un laps de temps assez considérable, il prit part aux expéditions de la bande des frères Bisson.

Cependant ce jeune homme n'était pas né pour l'infâme métier qu'il exerçait. Tant qu'il avait été extrêmement jeune, il avait suivi, sans trop chercher à se rendre compte des événements de sa vie, l'impulsion qu'on lui avait donnée, ne songeant pas à trouver mal ce que faisait son père, pour lequel il avait conservé un profond respect. Les frères Bisson voulant, au reste, ménager les susceptibilités du jeune homme, ne l'avaient employé que dans des entreprises de peu d'importance, de sorte que jamais le sang n'avait été répandu devant lui. Mais avec les années il lui vint l'expérience, et bientôt il ne put se dissimuler qu'il n'était rien autre chose qu'un infâme bandit.

Ce fut d'abord son père que, dans sa naïveté de jeune homme, il prit pour le confident de ses pensées. Celui-ci se moqua de lui et lui dit: qu'il avait cru jusqu'à ce moment qu'il s'était depuis longtemps débarrassé des préjugés de son enfance, qu'il voyait avec peine qu'il n'en était pas ainsi, mais qu'il ne pouvait rien y faire; que cependant si la vie qu'il menait ne lui convenait pas, il pouvait s'en aller. Mathéo voulait que son père partît avec lui; mais celui-ci lui répondit en riant qu'il se trouvait très-bien là où il était, et qu'il n'était pas convenable de chercher à dégoûter les gens d'une position qui leur plaisait.

Le jeune Mathéo vit alors que pour sortir de l'impasse dans laquelle il se trouvait engagé, il ne devait compter que sur lui-même. Cependant il ne se découragea pas, cette vie de désordre lui était devenue insupportable, aussi il prit la résolution de saisir, pour s'échapper, la première occasion favorable.

Cependant les frères Bisson et les principaux de la bande, avaient remarqué que depuis quelque temps il était triste, préoccupé et qu'il saisissait tous les prétextes afin de ne point prendre part aux expéditions. Cette conduite devait nécessairement leur inspirer des soupçons; ils interrogèrent son père, qui, tout scélérat qu'il était, commençait à se repentir d'avoir entraîné son fils dans l'abîme où il s'était jeté, et ne voulut rien leur dire des intentions de son fils.

Celui-ci était donc devenu pour toute la troupe un sujet continuel de méfiance et d'appréhensions, lorsqu'un soir, les éclaireurs vinrent annoncer que la diligence de Paris, que depuis quelque temps les autorités du pays faisaient escorter, allait bientôt passer, et que, contre toute attente, elle ne l'était pas. Les frères Bisson, voulant profiter de cette bonne occasion, donnèrent l'ordre à tout leur monde de s'armer et d'aller se mettre en embuscade. Mathéo voulut employer un moyen qui plusieurs fois déjà lui avait réussi: prétexter une indisposition afin de se dispenser de prendre part à cette expédition; mais les frères Bisson lui intimèrent d'un ton qui ne souffrait pas de réplique l'ordre de prendre sa carabine et de les suivre, et son père, qui au même moment passait devant lui, lui dit à voix basse d'obéir sans faire d'observations, s'il ne voulait pas que ses camarades lui fissent un mauvais parti.

Mathéo fut donc forcé d'obéir; et quelques minutes après, il était en embuscade avec les frères Bisson et les autres bandits de la troupe.

La diligence avançait lentement, gênée par la neige qui tombait depuis plusieurs jours, et qui avait encombré tous les chemins, elle venait de s'engager dans une partie de la route, bordée de chaque côté de hautes touffes de genets, derrière lesquelles se tenait cachée toute la bande, lorsque les frères Bisson, qui croyaient saisir une proie facile, sautèrent à la bride des chevaux, tandis que Mathéo le père, Roman, qui à cette époque faisait déjà partie de la bande, et quelques autres, ouvraient les portières et intimaient aux voyageurs l'ordre de descendre. Ils ne s'attendaient certes pas à la réception qui leur fut faite: la diligence était pleine de gendarmes déguisés, qui saluèrent les bandits d'une décharge à bout portant et s'élancèrent à la poursuite de ceux qui n'avaient pas été atteints.

Mathéo qui, dès le commencement de l'action, s'était tenu aussi en arrière autant que cela lui avait été possible, fut atteint par une balle perdue, et il était tombé sur la neige, dangereusement blessé à la tête et tout à fait privé de sentiment. Il était le seul blessé. Les balles avaient épargné tous ceux qui n'avaient pas été tués. Favorisés par leur parfaite connaissance du pays et l'obscurité de la nuit, les autres bandits purent assez facilement se soustraire aux poursuites de ceux qui les avaient si rudement accueillis.

Les gendarmes bien convaincus que toutes les recherches seraient inutiles, rejoignaient la diligence lorsque l'un d'eux heurta Mathéo du pied; il se pencha et reconnut qu'il respirait encore. C'était une précieuse capture; on pouvait espérer, s'il en réchappait, que l'on en obtiendrait des révélations, de nature à mettre sur les traces des individus qui composaient la bande de la forêt de Cuges; aussi il fut relevé avec le plus grand soin, pansé tant bien que mal par un gendarme un peu plus expert que ses camarades, et transporté avec toutes les précautions imaginables dans le coupé de la diligence, qu'il ne quitta que pour être incarcéré dans la prison d'Aix.

Il était littéralement entre la vie et la mort, mais, cependant, grâce aux soins qui lui furent prodigués (personne n'est mieux soigné que ceux qui sont destinés à l'échafaud), grâce aussi, peut-être, à sa jeunesse et à la vigueur de sa constitution il recouvra la santé. Alors commencèrent pour lui une longue série d'interrogatoires, qui en définitive devaient le conduire à l'échafaud, auquel il ne pouvait échapper qu'en se déterminant à faire des révélations, détermination qu'il aurait prise peut-être, si la crainte de compromettre son père qui, selon toute apparence, était resté avec les frères Bisson, ne l'en avait empêché.

Aussi, dès qu'il eût recouvré ses forces, son premier, son unique soin fût de chercher les moyens de s'échapper de sa prison. Il n'entre pas dans notre plan de dire comment il s'y prit pour réussir, et quels furent les événements de sa vie, jusqu'au moment où nous l'avons vu chirurgien aide-major de la marine, et attaché en cette qualité à l'hôpital du bagne de Toulon; nous dirons seulement que cette période de sa vie fut traversée par de longues et douloureuses épreuves, et que ce ne fût qu'à force de constance, d'énergie, et grâce à des efforts en quelque sorte surhumains, qu'il parvint à vaincre sa destinée et à surmonter des obstacles devant lesquels se serait brisée vingt fois une organisation moins vigoureuse que la sienne.

Le temps, et les peines qu'il avait éprouvées, avaient tellement changé sa physionomie, qu'il pouvait espérer qu'il ne serait pas reconnu par ceux des hommes de la bande des frères Bisson, qui d'aventure, et par une grâce toute spéciale, seraient amenés au bagne de Toulon. Aussi, lorsque après avoir obtenu sa nomination, il vit que tous ses efforts pour obtenir un changement de résidence étaient inutiles, il se résigna à accepter le poste qui lui était offert. Ce modeste emploi était pour lui un port après de nombreux orages, et il faut le dire, le misérable avait à peu près usé toutes ses forces dans la terrible lutte qu'il venait de soutenir. Son dos s'était voûté, ses cheveux étaient devenus presque blancs, de noirs qu'ils étaient auparavant. Le ciel, se dit-il, ne voudra pas que je sois soumis à de nouvelles épreuves! N'ai-je pas, grand Dieu! assez cruellement expié les fautes que j'ai pu commettre? Il se trompait. Il n'occupait son poste que depuis quelques mois, et déjà son zèle, son assiduité, la science profonde qu'il avait acquise lui avaient conféré l'estime de ses supérieurs, lorsque Roman, qui avait quitté la bande de la forêt de Cuges, pour courir le monde avec Salvador, fut amené au bagne avec ce dernier.

Roman reconnut de suite son ancien compagnon, et il vit aussitôt le parti qu'il en pouvait tirer. Il saisit donc la première occasion qui se présenta pour l'entretenir sans témoins, et après lui avoir appris que la bande des frères Bisson, malgré les pertes nombreuses faites sur le champ de bataille, était toujours florissante, et que son père avait été tué les armes à la main peu de temps après son arrestation; il lui fit comprendre qu'il n'avait pas l'intention de rester plus longtemps au bagne, et qu'il comptait sur lui pour favoriser son évasion.

Il fallut que Mathéo, au risque de se compromettre et de perdre une position péniblement acquise, fît tout ce qu'exigea Roman, qui tenait sans cesse suspendue sur sa tête l'épée de Damoclès. Nous avons vu comment Roman, Salvador et Servigny s'évadèrent, grâce à lui, du bagne de Toulon, et comment les deux premiers parvinrent à rejoindre, dans la forêt de Cuges, la bande des frères Bisson.

Roman, comme tous ceux qui se sont trop avancés dans la carrière du crime pour jamais retourner en arrière, ne pouvait voir sans lui vouer un vif sentiment de haine l'un de ceux qu'il avait vu suivre un instant les errements qu'il devait continuer toute sa vie, chercher à reconquérir une place dans la société.

Il y a, dit l'Evangile, plus de joie dans le ciel pour un coupable qui se repent, que pour dix justes qui meurent dans la foi. Il est permis de croire, bien que l'Evangile n'en dise rien, qu'il y dans l'enfer plus de pleurs et de grincements de dents pour un coupable qui se sauve, que pour dix justes qui se damnent. Il en est de même ici-bas. Les démons qui ne peuvent, quels que soient les efforts de leur rage insensée, franchir l'espace immense qui les sépare du royaume des élus, font sans doute tous leurs efforts pour augmenter la population de leur ténébreux séjour; de même il existe des hommes, démons doués d'une physionomie humaine, et Roman était de ceux-là, qui cherchent par tous les moyens possibles à replonger dans l'abîme, ceux qui essayent d'en sortir.

Roman ne tint donc pas la parole donnée au malheureux Mathéo; son premier soin, lorsqu'il eût rejoint la bande de la forêt de Cuges, fut d'apprendre aux frères Bisson, ce qu'était devenu leur ancien compagnon. Mathéo ne tarda pas à éprouver les effets de cette indiscrétion; il fut d'abord forcé d'aller donner des soins à un de ces misérables qui avait été blessé dans une rencontre; puis on le chargea de remettre à un forçat tout ce qui lui était nécessaire pour faciliter sa fuite; puis enfin, les exigences de ces misérables s'augmentant avec la facilité qu'ils trouvaient à les satisfaire, ils voulurent qu'il leur fournit les indications qui leur étaient nécessaires pour commettre un vol dans un château voisin de Toulon où il était reçu. La mesure était comble. Le malheureux Mathéo ne pouvait vivre plus longtemps dans une contrainte aussi cruelle, il fallait ou qu'il se déterminât à devenir franchement le complice de ces misérables, ou que, renonçant tout à coup à la position qu'il s'était faite, il prît honteusement la fuite, s'il ne voulait pas porter sa tête sur l'échafaud. Les frères Bisson ne lui avaient pas caché qu'ils le dénonceraient la première fois qu'il n'obéirait pas à leurs ordres, et ils savaient bien qu'ils étaient hommes à tenir parole. Ce fut alors qu'il se détermina à les faire tous périr, nous avons vu comment il réussit, et comment, Roman et Salvador, n'échappèrent que par hasard à cette exécution générale.

Hâtons-nous de dire que Mathéo, lorsqu'il se rendit coupable de cette action, qu'il faut bien nommer un crime, avait à peu près perdu la raison, car voilà à peu près les raisonnements qu'il s'était faits pour la justifier:

Les crimes de l'auteur de mes jours; la rencontre au coin d'un bois de deux bandits; circonstances tout à fait indépendantes de ma volonté, m'ont amené, bien jeune encore, au milieu d'une bande de scélérats. J'ai été presque élevé au milieu d'eux; j'ai été forcé d'écouter leur discours; d'être le spectateur et quelquefois le complice de leur méfaits; et cependant à un âge où l'on n'a pas encore acquis la connaissance des notions du juste et de l'injuste qui doivent servir de règle à la conduite de l'homme appelé à vivre en société, j'ai su, en partie, résister à la contagion de l'exemple. Ça n'a jamais été volontairement que j'ai pris part aux déprédations de mes compagnons. Mes mains sont vierges du sang de mes semblables, et si quelquefois il a été répandu devant moi, c'est que je n'ai pas pu l'empêcher. J'ai commis bien des fautes, je ne veux pas me le dissimuler; mais ces fautes sont-elles bien les miennes? ne doivent-elles pas plutôt être imputées à la fatalité qui n'a cessé de me poursuivre depuis que je suis né. Arrêté à la suite d'une affaire à laquelle je n'ai pris qu'une part passive, et seulement parce qu'on m'y avait forcé, je n'ai pas trahi mes infâmes compagnons. Je suis donc quitte envers eux de toutes obligations, et je ne leur ai demandé pour me soustraire au funeste sort, qui grâce à eux, m'était réservé, ni aide, ni secours, ni protection.

Ce n'est qu'après avoir passé par toutes les phases de la plus cruelle existence; après avoir supporté des épreuves devant lesquelles auraient reculé l'homme le plus intrépide, que je suis parvenu à conquérir une position plus que modeste, mais qui suffit à mes vœux. Eh bien! cette position, ils veulent me la faire perdre en me forçant de renouer avec eux des relations qui ont été rompues par la force irrésistible des événements; mais ce n'est pas seulement ma position que j'ai à défendre, c'est mon honneur, c'est ma vie qu'ils attaquent aujourd'hui, et qu'il faut que je défende. Je suis donc en guerre avec eux, et cette guerre, ce n'est pas moi qui l'ai déclarée, d'où il suit que ma position est absolument semblable à celle d'un peuple qui, attaqué injustement par un peuple dix fois plus fort que lui, se trouverait forcé d'employer, pour conserver sa nationalité, ces moyens extrêmes que la plus cruelle nécessité fait seule excuser. Je suis donc vis-à-vis d'eux en état de légitime défense.

Si j'étais vis-à-vis d'un seul homme, dans une position semblable à celle qui m'est faite en ce moment en face de plusieurs, que devrais-Je faire? La réponse à cette question n'est pas difficile à trouver; voilà ce que je devrais faire. Aller trouver cet homme, lui dire ce que j'aurais le droit de lui dire, puis le provoquer, le combattre; et si, avec l'aide de Dieu, j'en étais vainqueur, personne, j'en suis convaincu, ne songerait à me blâmer; mais je ne puis faire, dans la position où je me trouve, ce qui me serait possible si je n'avais qu'un seul ennemi devant moi; en effet, je ne puis sans folie attaquer seul une douzaine au moins d'individus, et cependant, tous ces individus sont mes ennemis. Ce sont eux qui sont venus m'attaquer au moment où je ne demandais qu'à les oublier; et s'ils ne périssent pas, il faut, ou que je commette des crimes devant lesquels ma conscience se révolte, ou que je me résolve, non-seulement à perdre ce que je n'ai acquis qu'à l'aide d'efforts surhumains et d'une conduite irréprochable, mais encore à subir une mort cruelle et ignominieuse.

La science que j'ai acquise a mis à ma disposition des armes terribles; armes peu courtoises, à la vérité; mais ce sont les seules dont je puisse me servir, et ceux contre lesquels je veux les employer, sont d'infâmes scélérats dont la tête est depuis longtems dévolue au bourreau, et qui jamais ne feront rien pour échapper au sort dont ils sont menacés. Je ne vais donc faire autre chose qu'avancer leur heure fatale de quelques jours, de quelques mois peut-être. Mais puis-je m'arroger un droit qui n'appartient qu'à Dieu, et après lui, à la société tout entière représentée par les magistrats chargés d'appliquer les lois qui la régissent? non sans doute, à Dieu seul le droit de retirer ce que lui seul a pu donner; à la société celui de punir, humainement parlant, les crimes commis par quelques-uns de ses membres. Mais je n'ai pas la prétention de jouer ici-bas le rôle de la Providence. Je n'ai point non plus celle de m'ériger en vengeur de la société outragée. Je ne veux faire qu'une seule chose, me défendre, et le droit de la défense est le plus sacré, le plus incontestable de tous les droits. Et puis d'ailleurs, en débarrassant la terre de ces misérables, je sauve la vie à une infinité de victimes.

On voit par quels pitoyables sophismes Mathéo avait cherché à justifier le crime qu'il avait commis; crime du reste commis, ainsi que nous l'avons dit, dans un moment où le malheur lui avait enlevé le libre usage de ses facultés, et dont à l'époque où nous sommes arrivés, il portait encore le remords dans le cœur.

Nous avons dit que Mathéo venait de se déterminer à parler à Salvador de ce qui était arrivé à celui-ci avec madame de Neuville.

—Une dame, lui dit-il, qui veut bien m'honorer de sa confiance, a été conduite, par suite d'un accident qui pouvait arriver à la première personne venue dans la maison où vous vous trouviez par hasard; vous vous êtes permis à l'égard de cette dame.....

—Des inconvenances que je déplore, répondit Salvador; mais nous étions tous deux plongés dans l'obscurité, je n'avais donc pu voir à qui j'avais affaire; j'ai supposé un instant que je m'adressais à une des habitantes de la maison, et je devais, pour ne pas exciter de soupçons, prendre le ton et les manières d'un des individus qu'elle devait être habituée à y rencontrer; au reste, cette dame a dû vous apprendre qu'aussitôt que je me suis aperçu de mon erreur, je me suis empressé de m'excuser.

—C'est vrai. Ainsi c'est vous qui avez renvoyé à cette dame le petit carnet contenant des cartes et deux billets de mille francs, et qui avez écrit la lettre qui accompagnait cet envoi?

—C'est moi.

—Les termes de cette lettre semblent indiquer que vous avez conservé l'espoir de rencontrer cette dame dans le monde; est-ce en effet votre intention?

—Vous me faites subir, mon cher Mathéo, un interrogatoire dont je veux bien excuser l'inconvenance en faveur du motif qui sans doute vous fait agir. Je n'ai, je vous l'assure, aucune intention sur madame la comtesse de Neuville; je lui ai envoyé le carnet, et ce qu'il contenait, parce que je n'ai pas cru devoir me l'approprier, et la lettre qui l'accompagnait n'était qu'une banale formule de politesse. Il est probable que je ne reverrai jamais cette dame, à moins que je ne la rencontre dans le monde, ce qui est douteux; mais il me restera toujours le souvenir de sa gracieuse physionomie et le regret bien sincère de lui avoir causé une aussi vive terreur.

—Terreur bien vive en effet, répondit Mathéo, et que la vue d'un cadavre caché sous une espèce de comptoir près duquel elle était blottie, est encore venue augmenter.

—Vous pouvez, pour la tranquilliser, lui donner l'assurance que ce cadavre n'était pas celui d'un homme assassiné. L'amphithéâtre, quelque bien approvisionné qu'il soit, ne fournit pas toujours aux étudiants laborieux et à quelques-unes de nos célébrités médicales, des sujets en quantité suffisante, aussi, pour s'en procurer, ils ont pris le parti de s'adresser à de certains industriels qui vont voler la nuit dans les cimetières des cadavres à la convenance de leurs clients. Quelques-uns de ces industriels se réunissent dans l'établissement en question; et c'est sans doute un des articles de leur commerce qu'ils auront déposé là pour quelques instants, n'en ayant pas trouvé le placement immédiat, qui a si fort effrayé madame la comtesse de Neuville[258].

Salvador venait d'achever ce court récit, lorsque Roman entra dans le cabinet sans se faire annoncer.

—Je vous demande bien pardon, dit-il, d'interrompre votre conversation; mais ce que j'ai à dire à Salvador, ne souffre pas de retards. Tu permets, continua-t-il, en s'adressant à Mathéo.

—Ne vous gênez pas pour moi, répondit celui-ci, je vais me retirer.

—Non, reste, j'ai besoin de te parler, ajouta Roman.

Mathéo se retira dans l'embrasure d'une fenêtre afin de laisser aux deux amis la faculté de causer librement.

—Il paraît que c'est aujourd'hui la journée aux événements, dit Roman à Salvador.

—Qu'est-il donc encore arrivé? répondit celui-ci.

—Délicat, Coco-Desbraises et Rolet le mauvais gueux, savent qui nous sommes.

—Pas possible! s'écria Salvador.

—C'est si possible que cela est.

—Mais, quel funeste hasard les a si bien instruits?

—Je vais te l'apprendre:

Depuis la scène à la suite de laquelle madame de Neuville avait été renversée par Vernier les bas bleus qui se sauvait de chez la mère Sans-Refus, cet homme n'avait pas reparu dans le bouge de la rue de la Tannerie. Comme il n'avait pas voulu s'associer aux desseins que tramaient les autres bandits contre Salvador et Roman, il craignait qu'ils ne lui fissent un mauvais parti; de sorte qu'il n'avait pu rencontrer ni l'un ni l'autre des deux amis, auxquels il avait l'intention de dévoiler le complot formé contre eux. Ce n'était que quelques minutes avant l'entrée de Roman dans le cabinet, qu'il avait rencontré ce dernier, auquel il avait appris comment Délicat et Coco-Desbraises s'étaient introduits dans le pavillon de Choisy-le-Roi; comment plus tard en les suivants ils s'étaient procurés leur adresse et leurs noms, et quel était le projet qu'ils avaient formé contre eux, projet auquel s'étaient associés tous les autres bandits; mais, avait ajouté Vernier les bas bleus, Rolet le mauvais gueux est le seul auquel ils aient fait la confidence entière de leur plan; il est le seul avec eux qui sache qui vous êtes, car ils ont fait la réflexion qu'à eux trois ils pouvaient facilement vous tuer et vous voler. Ils ont cependant promis aux autres de leur donner part au gâteau et de leur apprendre qui vous êtes. S'ils ne réussissent pas, ils ont l'intention de manger le morceau[259].

—Diable, diable, dit Salvador, après avoir écouté Roman avec beaucoup d'attention; ceci est grave. Vernier les bas bleus sait-il aussi qui nous sommes?

—Vernier ne sait rien. Il n'y a, quant à présent, que les trois individus que je viens de nommer qui soient à craindre.

—Il faut absolument qu'ils ne le soient plus, et au plus tôt. Ils sont trois aujourd'hui, ils seront peut-être quatre demain et ainsi de suite. Il n'y a pas de raison pour que cela finisse. Mais est-il bien certain que Vernier les bas bleus ne nous trompe pas?

—Quel intérêt?...

—Au fait! Du reste, j'ai remarqué sur la physionomie des hommes que j'ai rencontré à la planque[260], hier et avant-hier, un air de contrainte qui n'annonçait rien de bon.

—Ainsi?...

—C'est dans quelques jours qu'arrive la fête de la Sans-Refus, elle donne, dit-on, ce jour-là un dîner monstre à ses intimes, nous assisterons à ce dîner, et nous verrons ce que nous aurons à faire, et s'il faut en découdre, nous serons là, trois, qui en vaudront bien plusieurs.

—Qui donc avec nous?

—Eh! parbleu! le vicomte de Lussan. Puisque nous l'avons bien amené à faire le sert[261] à nos hommes, crois-tu qu'il refuse de nous donner un coup de main dans une circonstance qui l'intéresse autant que nous.

—Non, sans doute, nous pouvons même au besoin compter sur Vernier les bas bleus.

—Eh bien! c'est dit. Mais il faut empêcher que les trois individus en question ne parlent, et pour cela il faudrait si bien les occuper jusque-là, qu'ils n'aient pas le temps de prononcer une parole indiscrète.

—Comment faire?

—Tu sais où retrouver Vernier les bas bleus?

—Sans doute. Je l'ai rencontré aux Champs-Elysées où j'étais allé pour prendre l'air pendant que tu causais avec ce maudit docteur. Je l'ai mené dans un petit café de la rue de Bourgogne où je lui ai dit de m'attendre, et je suis vite accouru ici afin de te raconter tout cela.

—C'est bien; voilà maintenant ce qu'il faut faire: prends de l'argent et va retrouver Vernier, tu lui remettras deux billets de mille francs, tu lui diras d'en garder un pour lui et de dépenser l'autre avec Délicat, Coco-Desbraises et Rolet le mauvais gueux, avec lesquels il lui sera facile de se raccommoder; il leur dira qu'il vient de faire un bon chopin (vol) et qu'il a voulu manger son carle (argent) avec eux, tout ce qu'il voudra. La seule chose dont il devra s'occuper, sera de faire manger et boire ces individus, boire surtout, de manière à ce qu'ils n'aient pas un moment de raison; s'il les amène ivres au banquet de la Sans-Refus, il y aura pour lui un autre billet de mille francs.

—Bien, très-bien, je vais retrouver Vernier.

—Termine avant avec Mathéo.

—Ah! Mathéo, eh bien! qu'en penses-tu?

—Je crois que comme nous le disions tout à l'heure, il est devenu vertueux, mais j'avoue qu'après l'avoir entendu, je m'explique difficilement que tu m'aies dit de lui, lorsque nous étions là-bas, qu'il était intéressé et poltron.

—Mon cher, je te le disais pour te donner de la confiance, mais à te parler franchement, je crois qu'il n'est pas plus poltron que toi et moi. Mais je ne veux pas laisser à Vernier les bas bleus le temps de s'impatienter. Je vais sortir avec Mathéo, je veux absolument savoir pourquoi il a envoyé dans l'autre monde nos vieux amis de la forêt de Cuges.

Roman en effet sortit avec le docteur; mais malgré tous ses efforts, il ne put amener Mathéo sur le terrain où il voulait l'entraîner, et ils se quittèrent assez mécontents l'un de l'autre.

II.—Digression.

Ce n'est pas certes sans éprouver un vif sentiment de crainte que nous nous sommes déterminé à écrire les quelques lignes qui suivent, bien qu'elles trouvent ici une place toute naturelle. La matière dont nous allons nous occuper a été si souvent traitée, elle a fait si souvent l'objet des méditations des hommes du plus grand mérite, qu'on trouvera peut-être que nous sommes bien présomptueux d'oser parler après eux et de nous exposer à un parallèle qui, nous le comprenons, ne peut que nous être désavantageux; mais comme beaucoup d'autres, nous avons voulu apporter notre pierre à l'édifice que l'on bâtit en ce moment, nous avons cru que nous devions aussi à l'humanité le compte rendu des impressions que nous ont laissées un long contact avec les malfaiteurs de toutes les catégories; nous avons pensé enfin que là où la science avait avancé tous ses arguments, développé toutes ses théories, accrédité tous les systèmes, l'expérience pratique pouvait encore élever la voix et proclamer ses convictions.

Afin que les nôtres restent vierges, nous n'avons lu aucun des ouvrages écrits sur la matière et c'est un hommage que nous avons rendu aux auteurs de ces œuvres, car ce n'est que parce que nous avons craint de subir l'influence acquise à leur célébrité et à leurs talents que nous n'avons pas voulu les lire. Nous avons compris qu'après les avoir lus nous ne pourrions être autre qu'eux-mêmes, et qu'alors ce ne serait plus notre individualité que nous apporterions dans la discussion d'idées toutes pratiques. Nous n'avons cherché d'inspirations que dans notre cœur et dans de longues et consciencieuses observations.

Depuis longtemps déjà, mais particulièrement durant les quelques années qui viennent de s'écouler, les philanthropes ont cherché les moyens d'améliorer le sort et l'état moral des prisonniers; mais soit qu'ils aient mal compris la question, soit que leurs systèmes divers n'aient pu recevoir une application immédiate, toujours est-il, que si l'on a fait quelque chose pour le bien-être physique des détenus, il reste encore beaucoup à faire, si ce n'est tout, pour leur bien-être moral, nous croyons qu'on peut expliquer ainsi la nullité des résultats, des innovations récemment essayées: les uns n'ont vu chez les condamnés que les victimes d'un état social mal organisé, et, dès lors, ils ont présenté pour être appliquées à tous, certaines théories qui ne pouvaient recevoir qu'une application exceptionnelle; les autres au contraire, n'ont voulu tenir aucun compte de la faiblesse de l'humanité et des circonstances qui pouvaient exercer une certaine influence sur la destinée l'homme; ils ont creusé pour ainsi dire un abîme entre l'innocent et le coupable, et ont voulu bannir à jamais de la société, tous ceux qui avaient failli, et qui, par cela seul, suivant eux, devaient toujours en être le fléau. La trop grande indulgence de ceux qui ont cherché à expliquer tous les crimes par l'organisation actuelle de la société, les a empêché d'atteindre le but qu'ils s'étaient proposé, et la sévérité des autres le leur a fait dépasser.

Si l'on adoptait les opinions des premiers, il ne faudrait plus de lois répressives, et si au contraire on n'écoutait que les derniers, une même peine devrait frapper tous les coupables: la mort.

On a dit souvent que pour bien apprécier la juste portée de nos lois répressives, il serait à désirer que l'on pût étudier l'intérieur des établissements destinés à ceux qui les ont violées, en vivant au milieu des prisonniers qui ne devraient pas se douter de cette captivité volontaire, ce serait en effet le seul moyen d'apprécier à sa juste valeur l'efficacité des peines prononcées par nos codes. Mais il est d'autant plus facile de concevoir l'impossibilité d'une semblable expérience, qu'il faudrait que le séjour que le philanthrope se déterminerait à faire dans les bagnes et les prisons, fût assez long pour rendre complet l'examen des hautes questions qui se rattachent à notre législation criminelle.

Les événements de sa vie, ont donné à l'auteur de ce livre le triste avantage de pouvoir étudier sur les lieux mêmes les mœurs des prisonniers. Il croit donc pouvoir soumettre aux hommes éclairés et impartiaux le résultat de ses observations, et il s'estimera heureux s'il peut appeler l'intérêt des véritables philantropes sur des hommes qui en sont quelquefois plus dignes qu'on ne le suppose.

La première question à se poser avant de proposer aucune réforme pénitentiaire est celle-ci: la société, en infligeant des peines aux coupables, n'a-t-elle pour but que de les punir sans s'inquiéter de leur sort à venir, ou veut-elle les ramener au bien pour les rappeler ensuite dans son sein.

Dans la première hypothèse, hypothèse monstrueuse et qui révoltera tous les esprits sages, la société n'aurait à s'occuper que des lois préventives; tous ses efforts devraient se borner à moraliser les classes pour diminuer le nombre des coupables. Quant aux lois répressives, elles seraient toutes à supprimer, ainsi que nos prisons et nos bagnes, qui ne seraient alors que des causes de dépenses inutiles. Dès le moment en effet qu'on désespérerait de tous les coupables, tous devraient être anéantis sans miséricorde, et le code de Dracon qui condamnait à mort pour les plus légers délits, devrait être exhumé et remis en vigueur; il garantirait au moins la société si dominée par un sentiment d'égoïsme. Elle n'a d'autre but, en frappant les coupables, que d'assurer la sécurité sans se préoccuper de leur amélioration.

Si nous jetons les yeux sur le code de nos lois, nous voyons qu'on a gradué les peines, qu'on a cherché à les proportionner aux crimes et aux délits, qu'on a laissé en outre aux magistrats chargés de les appliquer, la faculté de les modérer encore, suivant que le coupable leur paraîtrait mériter, soit par ses antécédents, soit par son repentir, plus ou moins d'indulgence; nous en concluons que le législateur a pensé que l'homme qui avait mérité une peine temporaire, pouvait s'amender et reprendre dans la société la place qu'il n'avait que momentanément perdue.

Cette conviction du législateur n'est pas, et nous en remercions Dieu, une vaine illusion; un très-grand nombre de condamnés pourraient en effet se corriger, si l'autorité voulait bien prendre des mesures pour arriver à ce résultat. Mais pour qu'il en soit ainsi, il faut qu'elle se persuade bien que le prisonnier est toujours un membre de la famille et qu'elle n'a reçu de la société la mission de le punir qu'afin de le rendre meilleur.

Lorsqu'un malheureux qui ne possède plus le libre exercice de ses facultés intellectuelles, commet des actes de nature à compromettre la sécurité publique, l'autorité chargée de veiller à la conservation de tous les intérêts, ne se contente pas de le mettre dans l'impossibilité de nuire, elle charge d'habiles médecins de lui donner des soin, jusqu'à ce qu'il ait recouvré sa raison; pourquoi n'agirait-elle pas de même envers les malheureux contre lesquels elle s'est trouvée dans la nécessité de sévir?

Généralement parlant, les hommes, du moins nous aimons à le croire, naissent bons; aussi doit-on considérer comme atteints d'une maladie morale, ceux que des passions funestes poussent au crime: ils doivent être comme les insensés, mis dans l'impossibilité de nuire, et, pour qu'il en soit ainsi, elle les rejette de son sein et les relègue pendant un certain temps dans des lieux à ce destiné, d'où elle n'a plus à les redouter. Mais nous ne voyons pas pourquoi celui qui n'est autre chose, en résumé, qu'un malheureux auquel il manque quelques organes moraux, ou dont les organes sont viciés, serait plus abandonné que tous les autres malades. Nous comprendrions difficilement en effet, que l'on ne cherchât pas à le guérir aussi, c'est-à-dire à lui rendre, si nous pouvons nous exprimer ainsi, la santé morale qu'il a perdue; en d'autres termes le remettre dans la voie qu'il n'aurait jamais dû quitter, celle de la droiture et de l'honneur.

Qu'on en soit donc bien convaincu, il y a beaucoup moins d'hommes incorrigibles qu'on ne le pense généralement, et ici, ce ne sont pas de vaines théories que nous venons de jeter en avant; nous avons fait de nombreux essais, et ce sont ces essais qui nous autorisent à émettre cette assertion, non sous la forme dubitative et comme une croyance que l'événement pourrait venir démentir, mais comme une réalité dont nous avons fait l'expérience, et que nous devons proclamer hautement, puisqu'en définitive elle ne peut qu'honorer l'espèce humaine.

Pendant vingt ans et plus, que l'auteur de ce livre a passé à la tête de la police de sûreté, il n'a presque toujours employé que des forçats libérés, souvent même des forçats évadés, dont l'autorité voulait bien tolérer la position en considération des services qu'ils rendaient; il choisissait même de préférence ceux auxquels des antécédents plus fâcheux avaient acquis une certaine célébrité; eh bien! il a souvent confié à ces hommes les missions les plus délicates; ils ont eu fréquemment entre les mains des valeurs considérables pour les porter à la police et dans les greffes, ils ont pris part à des opérations à la suite desquelles ils auraient pu facilement détourner des sommes importantes, et aucun d'eux n'a forfait à l'honneur. Et chose remarquable, si parfois l'administration a dû sévir contre des agents coupables de soustractions frauduleuses, ce ne fut jamais que contre ceux qu'elle pouvait appeler les purs, c'est-à-dire contre ceux qui n'avaient jamais été frappés de condamnations.

Après sa sortie de la police, lorsque l'administration refusa d'employer ces mêmes hommes qui, durant le temps qu'ils avaient été placés sous ses ordres, avaient donné tant de preuves d'une conversion sincère, plusieurs d'entre eux, privés tout à coup de moyens d'existence, et ne voulant pas reprendre leur métier primitif, s'en allèrent travailler à la fabrique de blanc de céruse de Clichy, sans se laisser épouvanter par les longues maladies, suite, hélas! prévue de leur travail même, maladies toujours suivies d'une mort cruelle, que plusieurs subirent plutôt que de commettre de nouveaux crimes.

La fabrication du blanc de céruse et quelques autres fabrications aussi pernicieuses et fatales dans leurs résultats, sont à peu près les seules industries que puissent exercer les repris de justice. Ces industries qui tuent les ouvriers qu'elles occupent, qui ne produisent qu'un modique salaire, ne chôment cependant pas, et les hommes qu'elles emploient sont presque tous des repris de justice assez expérimentés, assez adroits, assez audacieux, pour exercer avec une certaine chance d'impunité le métier de voleur; ces hommes se sont donc sincèrement corrigés.

L'auteur de ce livre pourrait au reste citer mille exemples de conversions qui sont à la connaissance de tous, ou que du moins tout le monde peut vérifier.

Lorsque retiré de la police de sûreté, il établit à Saint-Mandé une fabrique de carton, il voulait continuer les observations qu'il avait déjà faites sur les repris de justice, et chercher encore les moyens d'être utile à cette classe de parias qu'on a trop négligés jusqu'ici, ou plutôt, dont l'autorité ne paraît s'être occupée que pour les mettre dans l'impossibilité de gagner honorablement leur vie. Il avait principalement en vue de procurer au plus grand nombre possible un métier facile et suffisamment rétribué pour qu'ils n'eussent plus besoin de chercher dans le crime des moyens d'existence. Il n'employa donc dans ses ateliers que des malheureux des deux sexes, que la surveillance et le préjugé qui la suit ordinairement, réduisaient à l'inaction, à la misère et au désespoir. Les mêmes causes reproduisirent les effets qu'il avait remarqués. Beaucoup de ces êtres, qu'une longue pratique du vice et des séjours plus ou moins prolongés dans les bagnes et dans les prisons avaient presque complétement dégradés, s'amendèrent et devinrent des ouvriers probes, sobres et laborieux; et il a vivement regretté que le gouvernement n'ait pas cru devoir encourager son œuvre, il ne craint pas de le dire, véritablement philantropique, et ne l'ait pas mis, par de légers sacrifices, a même de subvenir aux frais que nécessite tout établissement qui commence. Il aurait eu, il n'en doute pas de nombreux imitateurs, et les résultats obtenus auraient depuis longtemps, résolu aux yeux de tous comme elle l'est aux siens, la plus importante de toutes les questions actuellement à l'ordre du jour.

Si des faits généraux, nous passons aux faits particuliers, les exemples à l'appui de notre opinion ne nous manqueront pas. Parmi une foule qui se présentent à notre mémoire, nous en choisirons seulement deux qui nous paraissent les plus saillants.

Un jeune étudiant est refusé lors de son dernier examen; il prétend que l'on a été injuste à son égard; son esprit s'exalte et de suite il court chez celui de ses professeurs auquel, à tort ou à raison, il attribue sa disgrâce et il dirige sur lui le pistolet dont il s'était armé. Le professeur est assez heureux pour échapper à la mort qui lui était réservée. Quelques jours après cette tentative d'assassinat, le jeune homme fut arrêté et par suite traduit devant la cour d'assises de la Seine. Il ne chercha pas à nier la tentative criminelle dont la vindicte publique lui demandait la réparation; mais il prétendait ne pouvoir s'expliquer à lui-même comment avec le caractère dont il était doué, il avait pu se déterminer à commettre une semblable action.

L'avocat de ce jeune homme chercha à établir que son client était en démence, et qu'il ne jouissait pas du libre exercice de ses facultés lorsqu'il avait voulu assassiner son professeur. Il cita des faits de nature à prouver qu'il était doué d'un caractère qui rendait, en quelque sorte, inexplicable le crime qu'il avait voulu commettre, faits, qui du reste, furent confirmés par les déclarations de plusieurs témoins honorables.

Ce système de défense fut parfaitement accueilli. On posa cette question au Jury. L'accusé jouissait-il du libre exercice de ses facultés lorsqu'il a commis le crime qui fait l'objet de l'accusation? Une réponse négative fit acquitter le jeune homme. Les magistrats qui avaient voulu poser cette question, et les douze citoyens qui la résolurent dans un sens favorable à l'accusé, ont nécessairement admis la possibilité du fait qu'elle énonçait. Une opinion partagée par des magistrats de cour royale, par douze citoyens honorables et par une foule de légistes, de médecins et de philosophes, ne doit ce me semble, étonner personne. Au reste, dans l'espèce, l'événement à démontré que les magistrats et les jurés avaient agi sagement, car le jeune étudiant d'alors est aujourd'hui un père de famille honorablement placé dans le monde.

Deux assassins, nommés Blanchet et Henry, condamnés au supplice de la roue par la cour de justice de Paris, étaient détenus à Bicêtre lorsque éclatèrent les événements de la première révolution; grâce à ces événements, ils furent oubliés, et bientôt ils recouvrèrent leur liberté en s'évadant lors du massacre des prisons en septembre 1793, et ils la conservèrent pendant plusieurs années. Ils ne furent remis en prison que lorsque la justice eût repris un cours régulier; mais il y avait trop de temps que la sentence avait été prononcée pour qu'on pût songer à l'exécuter, on se borna donc à les laisser en prison. Durant un laps de temps de près de trente années, ils ne donnèrent pas à l'autorité le moindre sujet de plainte; leur conduite au contraire aurait pu être citée à tous les autres détenus comme un exemple à suivre; enfin on se détermina à les mettre en liberté. Ils vivent encore tous deux; l'un est maître perruquier, et l'autre fabricant de cartes géographiques et ils jouissent de l'estime et de la considération de tous ceux qui les connaissent. Ils sont tous deux la preuve qu'on peut se corriger même après avoir commis un crime énorme, et que c'est peut-être à tort que Boileau a dit quelque part:

L'honneur est comme une île escarpée et sans bords,
On n'y peut plus rentrer dès qu'on en est dehors.

Nous avons suffisamment démontré, et démontré par des faits, que les plus grands criminels eux-mêmes peuvent être ramenés à récipiscence.

Nous avons précédemment esquissé les traits principaux du caractère et des mœurs des hommes que nous croyons susceptibles de s'amender; nous ne reviendrons donc pas sur cet article; cependant nous croyons en avoir dit assez pour les faire suffisamment connaître; mais notre travail ne serait pas complet, si après avoir peint les hommes tels qu'ils sont, nous ne disions pas quelles sont les causes qui produisent de semblables effets, et si nous n'indiquions pas sommairement les moyens qui nous paraissent propres à les détruire.

Un grand nombre d'écrivains philanthropes par état, ont taillé leur plume et se sont mis à écrire pour le peuple et dans l'intérêt du peuple qui jamais n'a lu leurs ouvrages, des livres, qui nous voulons bien le croire, sont pleins, d'excellentes choses. Ils ont gagné à ce métier, de beaux biens au soleil, des décorations et des inscriptions sur le grand livre de la dette publique; mais c'est en vain que nous regardons autour de nous, nous ne voyons pas ce que le peuple y a gagné; il est permis de s'étonner de ce qu'il n'a point recueilli les fruits que devait produire le travail des hommes qui se sont posés comme comprenant si bien son intérêt et sa misère.

A Dieu ne plaise, que nous attaquions ici ce petit nombre d'hommes consciencieux qu'un véritable sentiment d'humanité a poussés dans l'arène, et dont la reconnaissance publique vénère le nom; mais leurs efforts ont été étouffés par les déclamations de ces philanthropes à la face merveille, qui dorment la grasse matinée, et s'apitoient après boire sur le sort des malheureux qui jeûnent et qu'ils se sont donnés la mission de secourir: ceux-ci, et le nombre en est tel que l'on peut dire avec raison, qu'il en est de la philanthropie comme de l'esprit, qu'elle court les rues, ceux-ci, disons-nous n'ont fait que compliquer la question, en multipliant les théories et les difficultés.

En résultat, quelques grandes mesures ont-elles été prises, a-t-on fait quelques chose qui pût servir au bonheur de l'amélioration des classes infimes? nous ne le croyons pas: on a beaucoup écrit sans doute, mais on n'a rien tenté, du moins rien d'efficace.

Pour se convaincre de cette vérité, il suffit de ne pas craindre de regarder à la loupe toutes les plaies qui rongent l'ordre social, et de disséquer ensuite le corps de nos lois pénales pour y chercher le remède qu'elles appliquent à la guérison de ces mêmes plaies.

On naît poëte, on naît maçon, dit un vieux proverbe on pourrait dire en donnant à ce proverbe une certaine extension: on naît voleur, et ajouter que la loi n'a pas le droit de punir un homme seulement parce que son organisation est vicieuse; mais l'expérience a depuis longtemps prouvé, les phrénologistes eux-mêmes (si leur science est exacte), ont reconnu que l'éducation pouvait corriger les torts de la nature; il suit delà que si une société bien organisée a le droit de punir ceux qui violent ses lois, l'exercice de ce droit doit être subordonné à l'observation de quelques conditions. Avant de sévir contre le crime, elle doit tout faire pour le prévenir, et en lui infligeant des peines, elle doit avoir pour premier but de corriger son auteur; elle cesse d'être juste alors qu'elle est sévère sans avoir préalablement fait tous ses efforts pour détruire les causes qui portent d'ordinaire l'un de ses membres à commettre un premier crime.

La famille des voleurs, nous devons en convenir, est beaucoup plus nombreuse qu'on ne le croit généralement, et nous ne parlons ici que de ceux qui violent ouvertement les lois pénales du pays; il en est de même des causes qui leur donnent naissance, elles sont nombreuses aussi et leur énumération formerait sans peine un ouvrage volumineux, nous ne parlerons donc que des principales.

Le manque d'éducation.

—Presque tous les voleurs de profession sortent des rangs du peuple. Pourquoi? Il n'est pas difficile de trouver une réponse à cette question.

Les gens du peuple, sauf quelques rares exceptions quittent leur domicile le matin pour aller à leurs travaux, et n'y rentrent que le soir pour souper et se livrer au sommeil; ceux d'entr'eux qui ont des enfants les laissent courir toute la journée dans la rue, et ne peuvent savoir ce qu'ils ont fait, ni ce qu'ils ont appris et s'ils agissent ainsi, ce n'est pas par indifférence, car ils aiment leurs enfants, les gens du peuple; mais ils croient qu'il vaut mieux, pour leur santé, les laisser courir que de les tenir renfermés: ils sont d'ailleurs frappés des accidents qui arrivent à ceux qu'on a l'imprudence d'abandonner dans une chambre, et sous ce rapport, il est peut-être difficile de les blâmer.

Ainsi livrés à eux-mêmes, sans autre guide que leur libre arbitre, ces enfants envient le sort de leurs camarades, un peu plus âgés et déjà pervertis qui peuvent jouer au bouchon et acheter quelques friandises, et, pour faire comme ces derniers, ils dérobent quelques objets de mince valeur à l'étalage d'une boutique, puis ils s'aguerrissent, et finissent par devenir d'audacieux voleurs. Et que l'on ne croie pas que nous tirons une conséquence trop grave d'un fait en lui-même insignifiant, l'expérience à démontré à l'auteur de ce livre la vérité de ce que nous avançons ici: la plupart des enfants qu'il avait remarqués errants sans but sur la voie publique, sont devenus, après avoir commencé par des peccadilles, d'éhontés voleurs, qui sont enfin tombés entre ses mains.

Mais, nous répondra-t-on, tous les enfants du peuple ne sont pas élevés ainsi; il y a des salles d'asile; d'accord. Mais les salles d'asile, institutions éminemment utiles, ne sont pas assez nombreuses pour que tous les enfants puissent en obtenir l'accès; elles s'ouvrent trop tard et se ferment de trop bonne heure (le même reproche peut être adressé aux diverses écoles consacrées aux enfants du peuple), pour que les ouvriers puissent, sans perdre une portion du temps consacré à leur travail, y conduire leurs enfants et venir les y chercher.

Mais dans ces salles d'asile, dans ces écoles primaires, dont évidemment le nombre est insuffisant pour que tout le monde puisse en profiter, et même dans des écoles d'un ordre plus élevé, apprend-on aux enfants du peuple à respecter les lois du pays? Non, cette partie si essentielle de toute bonne éducation est complètement négligée. L'on peut donc, jusqu'à un certain point, croire que celui qui commet un premier crime ne pèche que par ignorance. Puisque tous les Français doivent connaître la loi, apprenez donc la loi à tous les Français.

L'ignorance est au moral ce que la petite vérole est au physique: toutes deux laissent des traces ineffaçables, et l'on doit convenir que celles qui flétrissent l'âme sont cent fois pire que celles qui enlaidissent le corps. Tous les soins possibles ont été pris pour répandre dans le peuple les bienfaits de la découverte de Jenner, des primes d'encouragement sont offertes aux mères qui font vacciner leurs enfants, et certains priviléges sont accordés à ces derniers: ainsi, ils sont seuls admis dans les écoles du gouvernement; enfin on impose aux nourrices l'obligation de faire vacciner leurs nourrissons; et, dès leur arrivée dans les régiments de notre armée, les jeunes conscrits sont soumis à cette opération. Pourquoi donc ne fait-on rien de semblable pour répandre les bienfaits autrement précieux de l'instruction? Pourquoi l'éducation des enfants, quelque chose qu'on ait faite jusqu'ici, reste-t-elle toujours une charge pour les parents pauvres? Pourquoi dans celles de nos écoles qu'on veut bien appeler gratuites, laisse-t-on supporter par ces derniers le prix des livres et du papier? et pourquoi encore les oblige-t-on à fournir à leurs enfants tel ou tel costume? Nous voulons bien admettre que ces livres, ce papier, ce costume obligé, ne nécessitent en définitive que de bien légers sacrifices; mais quelque légers qu'ils soient ils sont trop considérables, souvent, pour des malheureux qui se lèvent quelquefois sans savoir comment il se procureront le pain de la journée; tant que vous n'aurez pas intéressé la misère ou l'avarice des parents à envoyer leurs enfants aux écoles, alors assez nombreuses pour satisfaire aux exigences de la population; tant que vous ne leur aurez pas, au besoin, fait une obligation de ce devoir, vous n'aurez pas assez fait.

Mais cela fait, est-ce à dire qu'il n'y aura plus rien à faire! Non, sans doute: il faut s'occuper de tous les âges comme de toutes les classes. Et nous le demandons, y a-t-il en France des établissements dans lesquels les adolescents puissent, en apprenant un état, compléter l'éducation que, dans un pays civilisé, tous les hommes devraient posséder, et, en même temps contracter l'habitude du travail et de la sobriété? Non! c'est la réponse qu'on se trouve à regret forcé de faire à cette question: la prévoyance de l'autorité ne s'est pas étendue jusque-là.

Ainsi donc, tel homme est vicieux, parce qu'on a négligé de développer le germe des bonnes qualités que la nature avait mises en lui; tel autre meurt de faim, parce qu'on a dédaigné de lui apprendre un état ou qu'il ne trouve pas l'occasion d'exercer celui qu'il a appris par hasard:

De cet état de chose à un vol qui sera bientôt suivi de plusieurs autres, et qui, du voleur par occasion ou par nécessité fera un voleur de profession, il n'y a qu'un pas.

Mais il y a, dit-on, du travail pour tout le monde. Cependant ceux qui avaient écrit sur leurs drapeaux: Vivre en travaillant ou mourir en combattant! n'avaient pas de travail; cependant tous les jours, les tribunaux condamnent des individus qui n'ont ni domicile, ni moyens d'existence, bien qu'ils ne soient pas encore devenus des voleurs. Il est assurément bien permis de croire que si ces individus avaient trouvé l'occasion d'utiliser leurs facultés, il n'auraient pas manqué de la saisir, car leur misère même est une présomption en leur faveur. Cependant, ainsi que nous l'avons déjà dit, des individus vont mourir à la peine dans les ateliers pestilentiels de la fabrique de Clichy, c'est faute assurément de trouver de l'ouvrage dans des établissements moins insalubres.

C'est en voulant méconnaître la véritable cause de la profonde misère qui accable tant de malheureux, qu'on est arrivé à écrire dans nos codes ces lois monstrueuses sur les vagabonds, lois qui ont donné naissance à plus de crimes qu'on ne paraît le supposer.

L'article 209 du code pénal, porte que le vagabondage est un délit.

L'article 270 donne ainsi la définition du mot: Les vagabonds ou gens sans aveu sont ceux qui n'ont ni domicile certain ni moyens de subsister et qui n'exercent habituellement ni métier ni profession.

Et c'est dans le code d'une nation qui se pose devant toutes les autres comme la plus éclairée, que de semblables lois sont écrites! Personne n'élève la voix pour se plaindre de vous, mais le malheur vous a toujours poursuivi, donc vous êtes coupable: les haillons qui vous couvrent sont vos accusateurs. Par cela seul que vous êtes malheureux, vous n'avez plus le droit de respirer au grand air, et le dernier des sbires de la préfecture de police peut vous courir sus comme sur une bête fauve; c'est ce qu'il ne manque pas de faire. Vous valez un petit écu; vous êtes saisi, jeté dans une prison obscure et malsaine, et après quelques mois de captivité préventive, des gendarmes vous traînent devant les magistrats chargés de vous rendre justice; votre conscience est pure, et vous croyez qu'à la voix de vos juges les portes de la geôle vont s'ouvrir devant vous. Pauvre sot que vous êtes! la loi dicte aux magistrats, qui gémissent en vous condamnant, des arrêts impitoyables. Quoi que vous puissiez dire pour votre défense, vous serez condamné a trois on six mois de prison, et après avoir subi votre peine, vous serez mis à la disposition du gouvernement pendant le temps qu'il déterminera.

Si l'on traite avec tant de rigueur celui dont le seul tort souvent est d'être né et resté misérable, on a, en revanche, une extrême indulgence pour le criminel de noble race. Ainsi, tandis qu'on sacrifiera à l'exemple le fils d'un pauvre ouvrier, on sauvera l'accusé de bonne famille. Où est alors la justice! L'honneur d'une famille favorisée par la fortune lui paraît-il plus précieux à conserver que celui de la famille d'un prolétaire? Je ne le crois pas; cependant les faits sont là et connus de tous.

Suivant nous l'homme qui comparaît devant un tribunal après avoir reçu une éducation libérale est, à délit égal, évidemment plus coupable que celui qui a toujours vécu dans l'ignorance. Il n'est pas nécessaire, du moins nous le présumons, de déduire les raisons qui nous font penser ainsi; ce serait s'épuiser en efforts superflus pour prouver l'évidence. Pourquoi donc l'homme bien élevé est-il presque toujours traité avec une extrême indulgence, tandis que l'on se montre si sévère envers celui dont l'ignorance est le plus grand crime? pourquoi? nous n'en savons rien. Mais n'est-il pas permis de croire que cette manière d'agir blesse profondément cet instinct du juste et de l'injuste qui existe dans le cœur de tous les hommes, et qu'elle en détermine plusieurs à se révolter contre la société.

Notre législation sur les mendiants n'est ni plus morale ni moins funeste en résultats que celle qui frappe les vagabonds; si les premiers sont frères jumeaux de ceux-ci, s'ils sont tous deux nés des mêmes père et mère, il faut reconnaître que nos lois les traitent avec une même sévérité, et que sous ce rapport, elles sont au moins impartiales si elles ne sont pas souvent injustes.

Pour avoir le droit de blâmer la mendicité et celui de punir les mendiants, il faut avoir donné à tous les nécessiteux la possibilité de vivre à l'aide d'un travail quelconque (car il est un droit qui les domine tous et qui appartient à tous les hommes, c'est celui de vivre,) (en travaillant, bien entendu). Si avant de s'être acquitté de ce devoir on se montre sévère, on court le risque de punir un homme qui a préféré la mendicité au vol, et c'est précisément ce qui arrive tous les jours.

Les agents de l'autorité ne manquent pas d'arrêter tous les nécessiteux qu'ils trouvent sur leur chemin, et ceux qui sont ainsi arrêtés, sont condamnés à deux ou trois jours d'emprisonnement; ils sont ensuite mis à la disposition de l'autorité administrative qui les fait enfermer et ne leur rend la liberté que lorsqu'ils ont acquis un capital de trente à quarante francs, fruit du travail d'une année tout entière; jeté ensuite sur le pavé, que peut faire le mendiant avec une aussi faible somme? il la dissipe en cherchant ou en ne cherchant pas du travail, et se trouve bientôt aussi misérable qu'il l'était lors de son arrestation. Cela n'arriverait pas si, au lieu d'une prison, ces malheureux avaient trouvé dans un établissement ad hoc un travail convenablement rétribué.

L'autorité pour se montrer aussi sévère envers les mendiants, a-t-elle fait pour eux tout ce qu'elle devait faire? nous avons, il est vrai, des dépôts de mendicité, et l'on pourrait s'étonner que les mendiants ne s'empressent pas de s'y rendre; mais cet étonnement cesse, lorsque après examen, on reste convaincu que ces dépôts ne sont autre chose que des prisons. Eh quoi! vous voulez qu'un malheureux donne sa liberté, le seul bien qui lui reste, pour un morceau de pain bis, et un potage à la rumfort, cela n'est ni juste, ni raisonnable, eh! quel inconvénient trouveriez-vous donc à lui laisser l'ombre au moins de cette liberté et à lui accorder la faculté de sortir, au moins une fois par semaine.

Le travail de ces malheureux dans les dépôts de mendicité, pourrait aussi être plus convenablement rétribué; presque tous les pauvres peuvent être employés utilement par une administration intelligente, cela est si vrai, que la plupart de ceux qui sont bons pauvres à Bicêtre, travaillent encore, il savent se trouver à eux-mêmes quelques travaux en rapport avec leurs forces et leurs capacités, et gagnent ainsi d'assez bonnes journées, c'est une preuve incontestable, que l'administration se montre parcimonieuse envers ceux qu'elle garde dans les dépôts, ou qu'elle ne sait pas tirer un parti convenable de leur travail. Quoi qu'il en soit, on conçoit sans peine qu'un homme auquel le travail ne rapporte que cinq à six centimes par jour, s'en dégoûte facilement.

Au nombre des mendiants, il s'en trouve qui n'implorent la charité publique que parce que des infirmités réelles les mettent dans l'impossibilité de travailler; si quelques-uns méritaient l'indulgence, assurément ce seraient ceux-là, car ils souffrent doublement et de leurs maux physiques et de la violence morale qu'ils se font; pourtant c'est pour eux que sont les rigueurs, et l'autorité laisse des mendiants privilégiés, vaquer tranquillement à leur industrie.

Lorsque l'on arrête, pour les conduire dans des dépôts de mendicité, tous les mendiants que l'on rencontre dans les rues; pourquoi accorde-t-on à quelques-uns le privilége de mendier à la porte des églises, est-ce que par hasard la mendicité serait moins repoussante à la porte d'une église, qu'au coin d'une rue?

Les fruits de la charité publique destinés à secourir la misère des pauvres, sont on ne peut plus mal distribués; on inscrit sur les registres des bureaux de bienfaisance, tous ceux qui se présentent avec quelques recommandations, et l'on repousse impitoyablement celui qui n'a que sa misère pour parler pour lui, et qui ne peut s'étayer du nom de personne, aussi il y a dans Paris, des gens qui sont assistés à la fois dans cinq ou six arrondissements, tandis que de plus nécessiteux ne reçoivent dans aucun.

Celui qui est enfin parvenu à se faire inscrire dans un bureau de charité est toujours assisté, quels que soient les changements opérés dans sa position; d'un autre côté ceux que de fâcheuses circonstances plongent momentanément dans la misère, n'arrivent, quelles que soient leurs recommandations, à se faire inscrire et secourir que longtemps après que les besoins du moment ont cessé, longtemps après qu'ils ont produit leurs irréparables effets.

Ainsi, qu'un ouvrier laborieux tombe malade, sa famille privée du salaire journalier qui la faisait vivre, se trouve bientôt réduite à la plus affreuse misère et dans l'impossibilité de procurer quelque soulagement à celui qui n'attend que son retour à la santé pour redevenir son soutien. Peu quelquefois pourrait activer cette guérison si désirée, mais il meurt souvent avant qu'on ait pu obtenir quelque chose des bureaux de bienfaisance, ou s'il se relève, c'est pour entendre ses enfants lui demander du pain, sans pouvoir les satisfaire, c'est pour se trouver en proie à ce morne désespoir compagnon inséparable de la misère; et nous n'avons pas besoin de le dire, puisque tout le monde le sait, le désespoir et la misère sont de bien mauvais conseillers.

Les secours destinés aux pauvres sont insuffisants, il serait peut-être juste d'imposer en leur faveur les gens qui possèdent, proportionnellement à leurs revenus. Des gens qui possèdent cinquante et cent mille livres de rente donnent seulement quelques centaines de francs par année pour les pauvres, et cependant ils croyent faire beaucoup; ils dédaignent, ils méprisent les pauvres, c'est cependant dans leurs rangs qu'ils trouvent tout ce dont ils ont besoin, des ouvriers, des domestiques, des remplaçants qui verseront au besoin leur sang pour leur fils et quelquefois même de jeunes et jolies filles pour satisfaire leurs passions.

Les ouvriers sont presque tous ivrognes et brutaux, les domestiques volent, ce n'est peut-être que trop vrai, mais à qui la faute si ce n'est à vous messieurs qui possédez? Si vos dons étaient proportionnés à votre fortune et aux besoins des classes pauvres, les enfants du pauvre recevraient une meilleure éducation, ils connaîtraient les lois et l'histoire de leur pays et bientôt il ne resterait pas la plus légère trace des défauts, des vices mêmes que vous reprochez à ceux que la Providence a placés sur les derniers degrés de l'échelle sociale.

Tant que pour secourir les pauvres, on se bornera à leur envoyer une dame richement parée et étincelante de diamants, leur porter les bons d'un pain de quatre livres et d'une tasse de bouillon; tant qu'on se bornera à emprisonner ceux qui implorent la commisération publique, les résultats de l'état de chose actuel seront à craindre.

Nous ne nous étendrons pas davantage sur ce sujet, qui serait interminable si l'on voulait signaler tous les abus et indiquer tous les remèdes qu'il serait possible d'y apporter; il nous suffit d'avoir démontré que la société avait beaucoup à faire pour les mendiants, afin d'éviter qu'ils n'embrassent une profession beaucoup plus dangereuse pour elle, en un mot qu'ils ne se fassent voleurs.

L'honorable M. de Belleyme, qui ne put faire durant sa courte administration tout le bien qu'il méditait, eut cependant le temps de fonder un établissement qui devait servir de refuge à tous les individus des classes pauvres, et dans lequel ils devaient trouver les moyens d'employer utilement leurs facultés; les heureux effets que cet essai ne tarda pas à produire, auraient dû encourager les amis de l'humanité, mais l'institution de M. de Belleyme, fût malheureusement accueillie avec cette indifférence qui n'accompagne que trop souvent les œuvres du véritable philanthrope.

L'ivrognerie est de toutes les passions celle qui dégrade le plus l'homme, elle est aussi l'une de celles qui arment le plus souvent son bras pour le meurtre et le crime. Qui n'a senti son cœur se soulever de dégoût en rencontrant dans les carrefours et parfois dans les plus beaux quartiers de la capitale, ces hommes abrutis par la boisson, se traînant de borne en borne et courant, à chaque pas qu'ils font, le risque de se tuer? qui n'a également frémi d'horreur en lisant dans les journaux les détails des crimes que l'ivresse seule a fait commettre? Pourtant l'autorité n'a pris aucune mesure pour réprimer les tristes effets de cette inconcevable passion, et notre législation est restée désarmée pour la combattre; et assurément cette passion est mille fois plus dangereuse que le vagabondage, mille fois plus dégradante que la mendicité, contre lesquels on sévit avec une rigueur souvent bien inconsidérée.

Si nous cherchons à nous expliquer cette mansuétude pour les ivrognes, notre raison se perd en conjectures et nous arrivons toujours à cette conclusion: les ivrognes consomment des produits sur lesquels l'administration perçoit des droits énormes... serait-ce là ce qui leur vaut l'indulgence? vraiment on serait tenté de le croire, lorsqu'on voit ce nombre prodigieux d'établissements borgnes, qui infestent la capitale et les barrières, ces bouges de perdition qui ne sont fréquentés que par des malfaiteurs et des prostituées du dernier étage et les ivrognes que le bon marché des boissons qu'on y débite y attire. Tous les quartiers populeux de Paris possèdent un ou plusieurs établissements de ce genre, et sans parler de Paul Niquet, que tout le monde connaît, on pourrait citer, en ne comprenant dans l'énumération que les plus célèbres, on pourrait citer disons-nous: le Chapeau Rouge, rue de la Vannerie; l'Auvergnat, rue Planche-Mibray; l'Abattoir, quartier de l'Arsenal; le Cassis, rue du Plâtre Saint-Jacques; le Petit bal Chicard, rue Saint-Jacques; le Drapeau Tricolore, rue Galande; La Maison Muraille, rue des Marmousets; l'Hôtel de la Modestie, rue de la Tacherie et enfin le Grand Saint-Michel ou le Grand Bal Chicard, rue de Bièvre[A][262]. On débite dans ces cloaques de l'eau-de-vie, du cassis et d'autres spiritueux à raison de quatre-vingts centimes le litre, ces liqueurs falsifiées à l'aide de matières malfaisantes, sont désagréables au goût autant qu'elles sont nuisibles à la santé, mais elles procurent l'effet que les malheureux qui les prennent en attendent, elles grisent, elles leur procurent les douceurs de l'ivresse et disposent leur sang aux orgies, aux saturnales, qui suivent presque constamment de copieuses libations. Les maîtres des établissements que nous venons de nommer ont en effet, pour en doubler la puissance attractive, le soin d'y réunir des femmes le rebut de leur sexe, qui vendent leurs faveurs quelques sous ou quelques verres de mauvaise eau-de-vie, mais qui ne laissent pas échapper l'occasion de dévaliser ceux qu'elles ont su captiver, lorsque l'ivresse est arrivée chez eux à ce point d'engourdir tout leur être.

Législateurs qui n'avez pas cru devoir armer votre bras pour frapper l'ivrognerie, administrateurs qui l'encouragez en quelque sorte parce qu'elle augmente le budget des recettes, descendez dans ces sentines de la grande Lutèce, où la débauche est en permanence, où les murs suintent l'orgie, écoutez le langage des gens que vous y rencontrerez, voyez-les s'enivrer, se battre, se confondre, hommes et femmes, dans des étreintes furibondes, puis céder à ce sommeil de plomb qui a l'insensibilité de la mort sans en avoir le calme, et vous pourrez juger alors quelle source puissante de démoralisation vous laissez subsister dans le sein de votre patrie?

Mais sans descendre dans ces repaires de corruption, n'avez-vous pas été suffisamment frappés des inséparables effets de l'ivrognerie, en rencontrant sur les boulevards des jeunes gens de famille auxquels l'ivresse inspire des propos qui scandalisent vos femmes et vos filles; en heurtant, à chaque pas que vous avez fait dans nos rues ces ouvriers qui, ont dépensé aux barrières le fruit de leur travail d'une semaine, qui vous étourdissent de leurs chansons obscènes et qui ne sauront comment donner demain du pain à leurs femmes et à leurs enfants; enfin ces rixes si nombreuses et souvent si funestes, dans lesquelles l'ivresse seule porte des coups, ne vous ont-elles pas effrayées? Comptez les victimes de cette ignoble passion, et vous verrez que la cupidité n'a pas versé tant de sang, amoncelé autant de cadavres que l'ivresse, et vous resterez convaincus que votre indulgence n'a été jusqu'ici qu'une coupable faiblesse.

Les voleurs, pour la plupart du temps, n'attentent qu'à la propriété d'autrui, et les ivrognes menacent sans cesse la vie de leurs semblables; voilà peut-être la seule distinction que l'on devrait faire entre eux. Cependant, non-seulement la passion de ces derniers n'est pas rangée dans la nomenclature des crimes et des délits, mais aux yeux de nos lois, elle sert souvent d'excuse aux crimes qu'elle fait commettre; on arrive ainsi à ne sévir ni contre l'immoralité de la cause, ni contre la criminalité de ses effets. Tous les jours, en effet, nous entendons des malheureux traduits soit devant la police correctionnelle soit devant la cour d'assises n'invoquer d'autres moyens de défense que l'ivrognerie; ils étaient ivres, voilà leur justification, et presque toujours nos magistrats, prenant en considération cet état qui exclut la préméditation, appliquent le minimum de la peine, lorsqu'ils n'absolvent pas entièrement le coupable; l'ivresse est devenue un brevet d'impunité.

Il est temps, nous le pensons, de mettre fin à un pareil état de chose; il est temps de sévir contre la cause même de tant de crimes et de délits, ou de réprimer au moins avec la dernière rigueur ses déplorables excès. Quant à nous, nous ne voyons pas quel grand inconvénient il y aurait à s'en prendre à la cause elle-même et à ranger l'ivresse, l'ivresse seule, isolée de ses effets, au nombre des délits. Arrêtez et poursuivez tous les individus, de quelque classe qu'ils soient, que vous rencontrerez en état d'ivresse, soit dans les rues, soit dans les lieux publics; poursuivez également comme leurs complices tous ces chefs d'établissements qui, poussés par la plus ignoble cupidité, ne se font pas scrupule de verser à boire à des hommes déjà privés de raison, et vous aurez puissamment contribué à moraliser la société, vous aurez empêché beaucoup de crimes.

Qu'on ne nous dise pas que l'ivresse par elle-même, ne portant préjudice à personne, ne peut être rangée au nombre des délits; il ne doit pas être permis à un membre de la société de dégrader en lui l'humanité jusqu'à le priver du caractère distinctif qui sépare l'homme de la brute, c'est un suicide moral que nos lois ne doivent pas autoriser; d'ailleurs l'ivresse est un scandale, un outrage à la morale publique, que l'autorité peut certainement réprimer sans être accusée de porter atteinte à la liberté individuelle. Vous avez supprimé les maisons de jeux; vous poursuivez les maîtres d'établissements qui permettent de jouer chez eux; pourquoi ne traiteriez-vous pas avec la même sévérité les ivrognes et ceux qui les tolèrent et qui les attirent chez eux; pourquoi ne faites-vous pas aussi fermer ces établissements où l'on débite des spiritueux a des prix qui ne permettent que de verser du poison aux consommateurs; l'ivrognerie ne ruine pas moins de malheureux que le jeu, elle ne laisse pas moins d'enfants sans pain, pas moins de mères de famille dans le plus complet dénûment; elle les expose en outre plus fréquemment aux mauvais traitements, aux brutalités de leurs parents et de leurs époux, de ceux-là mêmes qui leur devaient assistance et protection; envisagées toutes deux sous ce point de vue, l'ivrognerie est des deux passions celle qui est la plus funeste, et elle doit envoyer et elle envoie en effet, de nombreuses recrues grossir les rangs des malfaiteurs. (Qu'il demeure bien entendu cependant que nous ne voulons pas faire une exception en faveur de la passion du jeu qui est plus répandue qu'on ne le pense dans les classes inférieures, puisqu'il n'est si petite tabagie qui n'ait son billard, et qui, comme toutes les autres passions mauvaises, est une cause puissante de démoralisation; nous prétendons seulement que l'ivrognerie est un vice encore plus funeste dans ses résultats que le jeu.)

Personne, nous le pensons, ne sera tenté de mettre en doute, ni la nécessité d'apporter aux maux que nous venons de signaler les remèdes convenables, ni celle, plus grande encore, de créer, en faveur des classes pauvres, des établissements dans lesquels elles pourraient toujours trouver de l'éducation, du travail, et du pain. Ces établissements, si jamais ils existent, devront être administrés par des philanthropes éclairés et non rétribués.

Si l'on veut diminuer le nombre des malfaiteurs, il faut, ce qui n'est pas impossible, rendre meilleurs et un peu plus heureux ceux qui appartiennent aux classes inférieures de la société; le point de départ qu'il ne faut jamais perdre de vue.

Dans ce but, lorsque vous aurez détruit toutes les causes qui le portent au mal, intéressez l'homme à faire le bien; l'intérêt, vous ne l'ignorez pas, est le plus puissant mobile de toutes nos actions.

Les peuples anciens savaient sans doute punir le crime, mais ils savaient aussi récompenser la vertu; une couronne de chêne, une palme, étaient décernées à celui qui avait rendu à la patrie un service éminent, ou qui s'était toujours dignement occupé de tous ses devoirs. Les peuples modernes, que l'expérience des siècles devraient cependant avoir instruits, ont, il est vrai, des juges pour appliquer les lois, des geôliers, des argousins, et des bourreaux pour les exécuter; mais ils n'ont pas, comme les anciens, des magistrats dispensateurs des récompenses publiques accordées aux belles actions. A côté de la loi qui punit de mort l'assassin, ne devrait-il pas y en avoir une pour récompenser le citoyen courageux qui, au péril de sa vie, sauve celle de son semblable; si la loi punit celui qui viole un des articles du pacte social, pourquoi ne récompense-t-elle pas celui qui les observe tous religieusement? Les hommes ont besoin de hochets, c'est là une de ces vérités qui sont malheureusement trop prouvées, c'est une vérité chez tous les peuples, c'en est une surtout chez le peuple français.

Regardez nos armées: assurément elles sont naturellement courageuses; mais oserait-on nier que les mises à l'ordre du jour, les sabres d'honneur, les croix surtout, n'aient pas contribué puissamment à leur faire enfanter des prodiges. On peut juger par là combien il en coûte peu pour donner de l'émulation aux Français; des mots souvent suffisent, pourvu qu'ils aient quelque retentissement, et lorsque Napoléon disait aux bataillons qu'il commandait: Du haut de ces pyramides quarante siècles vous contemplent, il faisait de ses soldats autant de héros.

Les mêmes causes produiront les mêmes effets dans la carrière civile; donnez à tous les hommes, pour se bien conduire les mêmes stimulants qui ont rendu nos soldats immortels, et vous ne manquerez pas de citoyens qui s'immortaliseront aussi par leurs vertus privées.

Après avoir jeté un coup d'œil sur notre ordre social, nous nous trouvons forcé d'avouer que la réalisation de nos souhaits nous paraît encore bien éloignée; on exige tout d'une certaine classe, et cependant on ne fait rien pour elle: quel est donc l'avenir qui lui est réservé? l'homme pourra-t-il toujours résister aux influences pernicieuses qui ne manqueront pas de l'assaillir à ses débuts dans le monde? pourra-t-il traverser sans guide les nombreux écueils que peut-être il trouvera sur sa route sans y faire naufrage? le contraire est à craindre lorsque vous ne faites rien, pour qu'il en soit ainsi.

L'homme fort, c'est-à-dire celui qui n'a jamais succombé parce que peut-être il n'a jamais senti la nécessité, ou qu'il n'a eu à lutter que contre un ennemi faible, veut que l'on résiste à ses passions, aux mauvais exemples, même aux privations les plus rigoureuses; et cependant il ne prend pas la peine de servir de guide à l'homme faible, il ne lui donne pas les moyens de résister, de combattre avec avantage les nécessités humaines et les besoins impérieux qui bientôt vont l'accabler, et qui pourront le conduire au crime; et l'on s'étonne après cela que cet homme succombe et vienne augmenter la population déjà si nombreuse des bagnes et des maisons centrales! C'est jeter un homme dans une arène, au milieu des bêtes féroces, sans même armer son bras, et s'étonner ensuite qu'il se laisse dévorer par elles.

Dès l'instant qu'une institution pèche par sa base, tout ce qui se rattache ou en ressort ne peut être que vicieux, il faut en conséquence prendre l'homme tel que le forment les circonstances qui l'entourent, et ne pas exiger qu'il se montre tel qu'il serait peut-être si l'organisation sociale ne l'avait pas corrompu et ne lui avait pas fait perdre sa pureté native.

En résumé, lorsqu'il existera des écoles dans lesquelles les enfants du peuple recevront une éducation proportionnée à leurs capacités; lorsque des professeurs seront chargés de leur faire connaître et respecter les lois du pays, et de leur apprendre par leurs paroles et surtout par leur exemple à chérir la vertu; lorsqu'en sortant de ces écoles ils pourront entrer dans un établissement, pour y apprendre un état et y contracter des habitudes d'ordre et de sobriété, lorsque l'homme dénué de ressources pourra sans craindre de se voir ravir le plus précieux et le dernier de ses biens, la liberté, aller trouver le commissaire de police de son quartier, et lui demander, ce qu'alors il obtiendra, du travail et du pain; lorsque vous aurez combattu et réprimé cette honteuse passion qui assimile l'homme à la brute, en lui enlevant son caractère distinctif, la raison, lorsque enfin quelques lois préventives seront écrites à côté des lois répressives de notre code et que des récompenses seront accordées aux hommes vertueux; alors seulement il sera permis de se montrer sévère sans cesser d'être juste; car personne ne pourra jeter ces paroles au visage du magistrat qui, lorsqu'il est assis sur son siége représente la société tout entière: J'ai volé pour manger, je veux bien m'acquitter de la tâche qui m'est imposée, mais je suis homme, j'ai le droit de vivre et la société dont vous êtes le représentant, la société qui m'a laissé croupir dans l'ignorance, n'a pas celui de me laisser mourir de faim; ou toutes autres vérités semblables qui, si elles ne sont l'apologie du crime, l'expliquent au moins et peuvent, jusqu'à un certain point, le faire paraître plus excusable.

Dans l'état actuel il faut admirer ceux qui restent vertueux, plaindre ceux qui succombent, leur tendre la main lorsque après avoir expié leurs fautes, ils veulent se relever et chercher avec soin les moyens de les empêcher de succomber de nouveau.

Nous avons essayé de prouver que si les voleurs sont corrompus, ils n'étaient pas incorrigibles, et qu'à part quelques exceptions, il était possible de les ramener au bien si l'on voulait s'en donner la peine, et d'énumérer les principales causes qui augmentent sans cesse les rangs déjà si nombreux des malfaiteurs. Ce long préambule était nous le croyons, nécessaire à l'intelligence de ce qui va suivre, il est bon lorsque l'auteur met en scène des personnages qui, au premier aspect peuvent paraître quelque peu excentriques, tout réels qu'ils sont, que le lecteur sache ce que sont ces personnages, d'où ils viennent et où ils vont; ce qui suit n'est donc en quelque sorte que le commentaire en action de ce que nous venons de dire, mais cependant que l'on se garde bien de prendre pour l'expression de la pensée de l'auteur, les discours qu'il met dans la bouche de ses personnages; il a voulu seulement les faire parler comme ils parlent ordinairement; on aurait tort d'accorder à ce qu'ils disent, une portée que l'auteur lui-même est bien loin d'avoir voulu y attacher.

III.—La fête de la mère Sans-Refus

Il fut un temps, disent les Nestors du bagne et des maisons centrales, lorsque sur le préau ou dans le chauffoir de la prison où ils se trouvent ils ont rassemblé autour d'eux un essaim d'auditeurs, avides d'écouter leurs leçons en attendant qu'ils puissent marcher sur leurs traces, il fut un temps où les voleurs étaient à la fois braves et discrets, c'était le bon temps (Les vieillards toujours aiment à vanter le passé aux dépens du présent), alors, un rousse à l'arnache[263] ou un cuisinier[264], à moins d'être certain de ne pas être connu, ne se serait certes pas avisé de s'introduire dans des lieux où les grinches[265] avaient l'habitude de se réunir; il savait trop bien qu'au moindre indice de nature à déceler un macaron[266], il aurait été sacrifié à la sécurité générale. Cela du reste est arrivé plusieurs fois, même en prison, et les chats[267] se contentaient, lorsque le macaron était expédié, de tirer son cadavre par une jambe pour en débarrasser la cour, en disant: c'est bien fait; pourquoi, puisqu'il était rousse[268], ne s'est-il pas fait mettre à part[269]?

En ce temps-là les grinches, lorsqu'ils étaient pris, ne se mettaient pas à table[270], ceux qui avaient travaillé[271] avec eux pouvaient dormir sans taf[272], souvent même on pouvait aller voir son camarade d'affaires